Le coût de la démocratie tunisienne est devenu exorbitant, car la volonté du peuple prend chaque jour davantage une allure d’anarchie.
Par Yassine Essid
Une grève générale à Majel Belabbes suite au décès d’un élève atteint d’hépatite A. À Tataouine, des protestataires saisissent les véhicules des sociétés pétrolières dans la région de Kamour, l’occasion pour l’UGTT de dénoncer une campagne de diabolisation des protestataires. À Jendouba, des manifestants ferment la station de pompage d’eau d’irrigation à Ghdir Farh. À Béja, des protestataires bloquent la route nationale ° 5. À Matmata et ailleurs les habitants n’arrêtent pas d’exprimer leur colère tantôt pour ceci tantôt pour cela. On pourrait revoir cette liste au quotidien. Car chaque jour apporte sont lot de mauvaises nouvelles pour le gouvernement.
Dans un tel climat, on navigue d’un événement à un autre sans trouver d’issue. On s’interroge sur le temps qu’il faudrait pour redresser un pays alors qu’on a du mal à se faire entendre. On doute de pouvoir remettre les choses à l’endroit dans un cadre apaisé. On est pris d’inertie et d’abattement devant ces vagues de mécontentements devenues incontrôlables. Enfin, on craint par-dessus tout de se retrouver ardemment désabusé d’avoir cru pouvoir produire des résultats tangibles et des solutions quantifiables qui s’inscrivent dans la durée et, pourquoi pas, inaugurer par la même une carrière politique pour cent ans.
Pour être un bon soldat, il faut être aussi sous les ordres de bons officiers.
Un bon soldat
C’est probablement l’état psychologique permanent du chef de gouvernement qui marche sur du miné, du taraudé, de l’effondrement. En bon soldat obéissant, manquant d’expérience, incapable de faire face tout seul à l’agitation sociale et la pagaille politique, d’avoir sa propre évaluation des risques et de prendre les décisions qui s’imposent, toujours à la traîne de l’impulsion de son guide et soutien de Carthage, Youssef Chahed est moins raisonneur qu’un bon politicien ne le doit être. Autrement il y a longtemps qu’il aurait trouvé les défis insurmontables, le danger trop grand. Qu’il aurait constaté que pour être un bon soldat, il faut être aussi sous les ordres de bons officiers.
En attendant, et alors que l’addition se corse un peu plus chaque jour, le Premier ministre doit prévenir les prémisses d’un embrasement généralisé. À la formation de groupuscules contestataires instables, sitôt dissous, sitôt reformés, à leur proximité géographique et l’identité de leurs revendications, il répond par le zèle désordonné d’éteindre un incendie après l’autre à travers l’insigne maladresse politique à vouloir contenter tout le monde en faisant des promesses qu’il sait pertinemment qu’il ne pourra jamais tenir.
La persistance d’une perturbation quantitative loin d’être un simple processus de régulation naturel, qui finira par se résorber, est un symptôme d’instabilité profonde auquel tout homme politique doit prendre garde. Or, cela ne peut apparaître que chez un être doué de compétence et pourvu de conscience. La conscience d’être le témoin d’une défaillance profonde qui l’amènerait à modifier son comportement et ses réactions de défense, lui assurant ainsi une meilleure adaptation aux événements.
À Tataouine, la police fait de son mieux pour éviter les affrontements avec la population.
Une situation intenable
L’entrée dans la carrière politique, pour certains, peut s’expliquer par de très nombreux facteurs, mais elle dépend toujours de leur capacité à maîtriser un certain nombre de compétences requises pour occuper des positions de pouvoir. Ces compétences, lorsqu’elles existent et dont on attend que chaque prétendant à l’exercice du pouvoir puisse faire la preuve, sont cependant tributaires des configurations politiques particulières à une société donnée à une époque donnée.
La situation intenable que connait le pays : les conflits sociaux, l’état lamentable des partis politiques, le misérabilisme de la représentation nationale, le comportement oscillatoire et toujours trouble des supposés partenaires sociaux, la dégradation de la qualité de la vie, l’hydre de la corruption qui ronge le pays, l’effet pernicieux de l’islamisation rampante d’Ennahdha qui noyaute tous les rouages de la société, le peuple qui s’oppose à l’oligarchie, admet difficilement que certaines qualifications particulières, telles celles de M. Chahed, aussi respectables soient-elles, puissent être tout d’un coup converties en compétences proprement politiques.
L’intérêt excessif porté aujourd’hui aux questions économiques, qui ne sont plus réservées aux seuls initiés, bien que constitutif de la définition même du métier politique et de l’action gouvernementale, s’avère bien insuffisant pour régler les problèmes du pays dès lors que celui-ci traverse une crise essentiellement démocratique, responsable de l’exclusion de pans entiers des populations caractérisés par leur refus des valeurs consensuelles : les pauvres, les chômeurs, les laissés-pour compte ainsi que tous les opposants appartenant aux courants populistes, créant ainsi un hiatus de plus en plus profond entre l’appareil politique et les forces vives de la société responsable des tensions sociales.
Réunion de l’UGTT: le comportement oscillatoire et toujours trouble des supposés partenaires sociaux.
Un régime hybride
Le mélange à la fois de soumission et de crainte ainsi que le report indéfini du voulu que suscitent l’Etat minimal prôné par les instances internationales au lieu et place de celui qui intervient pour consacrer la distribution inégalitaire des biens, semble indiquer que les synthèses et les rôles joués par les groupes censés constituer une démarche pluraliste pour le salut de la nation, ont échoué au point de menacer la société d’«ingouvernementabilité».
La 2e République a installé un régime hybride qui n’est nullement en phase avec les enjeux du 21e siècle.
Depuis 2010, sept gouvernements se sont succédé sans parvenir à satisfaire les revendications de plusieurs ordres à partir de perspectives multiples et variées. Youssef Chahed n’a pas non plus de programme politique salvateur et, si tant est qu’il existe, il serait de nature marginale, entrepris au jour le jour, incapable de déboucher sur les nécessaires avancées sociales.
Aujourd’hui, on s’aperçoit que le coût démocratique est devenu exorbitant. Ceux qui sont encore assujettis au tabou de la volonté du peuple se rendent bien compte qu’elle prend chaque jour davantage une allure d’anarchie. La classe politique n’a jamais été aussi divisée. Le peuple ne se sent plus écouté. Le Parlement est partagé entre une horde d’agitateurs et de députés islamistes qui se comportent d’une façon insidieuse et toujours dissimulée, exagérant tour à tour les craintes et les espérances de l’opinion publique. S’ensuit une confiance affaiblie envers les institutions, elles mêmes paralysées. C’est que la classe politique est aujourd’hui inadaptée par rapport à une époque où les enjeux socioéconomiques, culturels et écologiques sont prééminents et où les aspirations des citoyens ne sont plus les mêmes.
L’effet pernicieux de l’islamisation rampante d’Ennahdha qui noyaute tous les rouages de la société.
Dans ce contexte, qui n’a que bien peu à voir avec l’univers politique de la génération de Béji Caïd Essebsi, Youssef Chahed s’acharne encore à répéter mécaniquement des schèmes qui sont incapables de rendre compte de la complexité du réel et il demeurera du coup, et quoiqu’il fasse, dans l’incapacité d’effectuer la mise à jour du logiciel de l’action politique. D’où la nécessité d’un nouveau pacte social et démocratique qui renforce le pouvoir exécutif pour peu qu’il soit élaboré et exécuté par d’autres esprits que ceux qui décident pour nous aujourd’hui.
La démocratie, version facebook
Dans un contexte social et politique traversé par tant d’erreurs et de méprises sur le juste usage de la démocratie, la question du temps est capitale. Or, Youssef Chahed annonce, à qui veut bien l’écouter, qu’il a toute la vie devant lui.
La démocratie, version facebook, n’a produit à ce jour que l’insécurité totale, le mépris de la loi, l’irresponsabilité généralisée, l’attentisme pesant du gouvernement, le délire des revendications, la surenchère dans la contestation des hiérarchies et l’impunité totale d’une expression en logorrhée émanant de l’élite d’un peuple acculé au voyeurisme, tantôt embarrassé par les propos d’un tel, tantôt réjoui par les révélations sur tel autre, mais plus que jamais désespéré du spectacle malsain au quotidien que lui offrent les acteurs d’une société censée avoir été politiquement refaite.
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