Le clivage politique actuel en Tunisie n’est plus entre islamistes et laïcs, mais entre les défenseurs de la corruption et les tenants de l’Etat de droit.
Par Zakaria Bouker *
Les premières élections municipales post-révolution de 2011 devraient se tenir le 17 décembre 2017. Quand la question de leur report avait été posée, le premier à réagir vigoureusement était Rached Ghannouchi, le président du parti islamiste Ennahdha, en mars dernier, pour déclarer qu’aucun report ne sera toléré.
Pourquoi Ennahdha tient à la tenue des municipales ?
On comprend les raisons de cet empressement, dont aucune ne concerne l’intérêt du pays ou des citoyens électeurs.
Le parti de Ghannouchi cherche désespérément à prouver, par les élections, sa normalité et sa fréquentabilité. Le statut de paria qu’on lui colle, depuis 50 ans, est aggravé par la défiance où le tiennent désormais beaucoup de ses propres électeurs, qui lui reprochent de s’être éloigné de l’orthodoxie islamiste.
Les soutiens, régionaux et internationaux, au projet califal des Frères musulmans tunisiens, qui n’ont jamais abandonné leur projet intégriste, sont de moins en moins évidents. Ces soutiens sont, soit désavoués soit combattus soit en voie de révision globale de leurs positions, comme c’est le cas pour les Etats-Unis, où le congrès s’apprête à voter, le 1er septembre prochain, la loi Ted Cruz incriminant les Frères musulmans et les mouvements islamistes similaires.
On comprend à quel point le parti islamiste veut profiter de l’éparpillement actuel de ses adversaires pour s’imposer définitivement, grâce aux municipales, comme un mouvement porté par une volonté populaire.
On comprend aussi qu’il cherche, à la faveur de son succès annoncé à ces élections, à s’incruster durablement dans les rouages du pouvoir local, dont des pans entiers échappent encore à son emprise.
Ennahdha et Nidaa au secours des corrompus
S’agissant de la corruption de l’administration locale, une course contre la montre est engagée entre, d’un côté, les meneurs de la campagne anti-corruption et, de l’autre, les dirigeants islamistes et leurs vassaux de Nidaa Tounes, qui cherchent à faire échouer cette campagne.
Engagée par le chef de gouvernement Youssef Chahed, sans réel appui politique, cette campagne est freinée, en pleine montée en puissance, par le parti islamiste et son allié Nidaa, qui n’en veulent pas. Et pour cause, ces deux partis, qui dominent l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et l’échiquier politique en général, comptent dans leurs rangs ou parmi leurs soutiens financiers des hommes d’affaires poursuivis en justice pour corruption.
Nidaa est soumis aux diktats de Hafedh Caid Essebsi, son directeur exécutif autoproclamé, un personnage sans foi ni loi, et qui croit être adoubé par les islamistes pour succéder à son père, Béji Caïd Essebsi, au Palais de Carthage, à l’issue de la présidentielle de 2019.
Les islamistes, qui lui déroulent le tapis rouge en plein désert, savent que le seul fait d’arme de cet homme est d’être le fils de son père. Aussi l’utilisent-ils pour diviser leurs adversaires politiques, tout en se payant sa tête, en lui faisant croire qu’ils appuient sa candidature aux présidentielles 2019.
Rached Ghannouchi se paye la tête de Hafedh Caïd Essebsi en lui faisant croire qu’il appuiera sa candidature à la présidentielle de 2019.
En août 2014, Hafedh Caïd Essebsi avait renoncé, sous la pression de Béji Caïd Essebsi, à être tête de liste de Nidaa Tounes pour les législatives dans la circonscription de Tunis. C’est ce qui explique son entêtement à prendre la présidence de Nidaa Tounes, quitte à accélérer l’éclatement et la décomposition de ce parti.
On ne compte plus les malfaisants ici et là, et notamment dans les rangs du parti islamiste. Mohamed Frikha est venu grossir récemment les rangs des dirigeants d’Ennahdha traînant des casseroles, à l’instar de Rafik Bouchlaka, Noureddine Bhiri, Mohamed Ben Salem, pour ne citer que ceux dont les noms circulent sur les réseaux et sont désignés par les journaux libres.
L’affaire Syphax Gate
Contrebande, blanchiment d’argent, escroquerie, malversation, mauvaise gestion, corruption, fausse déclaration de bilan, collusion avec l’administration parallèle, délit d’initié, transport de jeunes vers les zones de conflit, rapports douteux avec des groupes douteux… tout y passe et les dossiers ne manquent pas, qui dorment dans les tiroirs de l’administration et de la justice, accusant des personnalités politiques hautement placées.
L’affaire de la compagnie Syphax Airlines, fondée et (mal) dirigée par Mohamed Frikha, député Ennahdha, est, à elle seule, un parfait exemple de l’affairisme politique qui flirte avec l’illégalité et l’escroquerie. Il a suffi qu’une députée, Leïla Chettaoui en l’occurrence (Al-Horra/ Machrou Tounes), pose une question à son propos pour qu’elle soit huée, fustigée, vilipendée, contrainte au silence… La présidence de l’assemblée a dû suspendre une séance plénière devenue houleuse opposant les anti-corruption d’un côté et les islamistes et leurs associés nidaïstes de l’autre, devenus forcément les défenseurs de la corruption et des corrompus.
On relèvera ici un paradoxe intéressant et qui en dit long sur l’écart qui sépare désormais Nidaa Tounes de ses électeurs : alors que tous les élus de ce parti défendent bec et ongles Mohamed Frikha, tous ceux qui ont donné leur voix à ce même parti en 2014 vilipendent cet affairiste et appellent à le poursuivre en justice pour corruption.
De là à dire que le clivage politique actuel en Tunisie n’est plus entre islamistes et laïcs, mais entre les défenseurs de la corruption et ses adversaires, entre ceux qui veulent maintenir un système gangrené par la corruption, le népotisme et le clientélisme politique, et ceux qui veulent assainir les rouages de l’Etat, mettre les corrupteurs et les corrompus hors d’état de nuire et instaurer un véritable Etat de droit.
* Ingénieur d’études.
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