Abderrazek et Ala Chebbi.
Les frères Ala et Abderrazek Chebbi ont révolutionné le paysage médiatique tunisien avec les émissions de télé-réalité ou de «talk-show social», mais dans le mauvais sens du terme, du fait de leur médiocrité hors du commun.
Par Cherif Ben Younès
Le scandale médiatique de la semaine a eu lieu vendredi passé, 22 mars 2019, lorsque Ala Chebbi, animateur de l’émission de télé ‘‘Maa Ala’’, sur la chaîne El-Hiwar Ettounsi, a explicitement banalisé, voire justifié, des actes de harcèlement sexuel dont son invitée a été victime à son enfance.
Les émissions de «talk-show social» : la fin justifie les moyens
Il ne me semble pas exagéré d’affirmer que les émissions TV tunisiennes de «talk-show social», telles que ‘‘Al Mousemah Karim’’, ‘‘Andi Ma Nkolek’’ et ‘‘Maa Ala’’, animées par les frères Ala et Abderrazek Chebbi, ont révolutionné le paysage médiatique tunisien… Toutefois, ils l’ont révolutionné dans le mauvais sens du terme, du fait de leur médiocrité hors du commun.
Ce qui fait débat, en premier lieu, avec ces émissions, c’est le principe même d’exposer les problèmes personnels des gens à la télévision, ce qui s’apparente à une incitation au voyeurisme, considérée par certains comme contraire à l’éthique et à la déontologie professionnelle.
Mais par-dessus tout, ce que les opposants à ces émissions reprochent à leurs producteurs, c’est le fait de «commercialiser» les malheurs des gens, et plus particulièrement ceux dont la modestie intellectuelle ne leur permet ni de saisir le fait que leur intimité leur appartient, et à eux seuls (et non pas à «12 millions de Tunisiens», expression souvent répétée dans ces émissions), ni d’évaluer l’ampleur des répercussions négatives que ce genre d’apparitions médiatiques peuvent leur engendrer, dans leurs vies personnelles, surtout dans une société aussi conservatrice et intolérante que la nôtre.
Pourquoi on présente les choses d’un angle aussi obscur alors que les frères Chebbi se vantent tout le temps des vertus de leurs émissions respectives, à travers lesquelles ils réussissent notamment à réconcilier des gens (appartenant le plus souvent à la même famille), initialement en désaccord? Eh bien, parce qu’on sait pertinemment que ce qui motive l’existence de ces émissions et leur continuité, ce n’est point les bienfaits sociaux qu’elles réalisent, et qui restent à prouver (mais ça c’est un autre sujet). Le principal motif est, comme on peut s’en douter, l’argent qu’elles rapportent.
Du «show», un taux d’audience élevé, une création du «buzz», voilà les principaux ingrédients qui ont fait le succès de ces émissions durant toutes ces années. Les producteurs de ces talk-shows se fondent principalement sur ces critères, pour sélectionner, avec le plus grand soin, les cas qu’ils traitent, bannissant, par la même occasion, les centaines d’affaires qui n’attirent pas les regards, ni, donc, les sponsors et la publicité. C’est donc, avant tout, du commerce pur et dur.
Quelle stratégie faut-il adopter pour arrêter la mascarade ?
Toutefois, je ne fais personnellement pas partie des gens qui revendiquent l’arrêt, par la loi ou par quelconque autre moyen, la diffusion de ces émissions, bien que j’aie du respect envers le sens de la morale dont font preuve ceux qui adoptent cette position, qui reste, à mon sens, un peu trop radicale, et surtout contraire à la liberté, telle que je la vois.
Partant du principe que chacun est libre d’exposer ou pas son intimité à la télé, et que chaque média est libre également de déterminer la proportion de l’éthique qu’elle est prête à sacrifier (tant que les lignes rouges ne soient pas dépassées), la solution que je préconiserais, plutôt que de chercher à interdire ces émissions, est de sensibiliser les gens à leur malfaisance.
Cela dit, il arrive parfois que même les lignes rouges que je viens d’évoquer soient dépassées, voire totalement violées ! Et là, ce n’est plus le genre qui pose problème, mais le traitement. Et il va sans dire que le rôle le plus susceptible d’avoir de l’impact – sur les participants, mais aussi et surtout sur la société tunisienne – dans le traitement des cas présentés, est celui de l’animateur. Ce dernier n’est peut-être pas le décideur, mais c’est le seul qu’on entend parler, le seul qui n’exprime pas son opinion en coulisses mais devant la caméra… devant les fameux «12 millions de Tunisiens».
De ce fait, et vu la délicatesse des sujets traités dans ces émissions – une délicatesse délibérément recherchée, pour les raisons commerciales dont on a parlé – l’animateur n’a pas le droit à l’erreur…
Et ce ne sont pas de simples erreurs d’appréciation que font, régulièrement, les frères Chebbi, mais des bourdes monumentales… La dernière en date est celle commise par Ala Chebbi, dans le dernier épisode de l’émission ‘‘Maa Ala’’. Un épisode au cours duquel une femme est venue parler de la violence conjugale dont elle est victime aujourd’hui, et du harcèlement sexuel qu’elle a subi à son enfance par son père.
Si le premier sujet est devenu un classique de l’émission, la façon avec laquelle il est traité par «Si Ala» est tout aussi classique : la banalisation. L’animateur suit, en effet, presque systématiquement, le même scénario : il condamne, dans un premier temps, brièvement et froidement, la violence du mari, parce que, sans vouloir lui faire un procès d’intention, il n’a vraiment pas le choix, vu que s’il s’abstient de le faire, cela lui créerait, comme dans le passé, des soucis avec la société civile, les médias et la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica)… Il fait donc rapidement son devoir, avant de s’attarder sur les raisons qui ont conduit à cette violence et de passer des dizaines de minutes à réprimander la femme violentée, justifiant ainsi, implicitement, cette violence.
À cet effet, les recommandations moyenâgeuses de Si Ala, du genre «en tant que femme, tu dois obéir à ton mari», notamment envers les victimes de violence conjugale, on les a carrément apprises par cœur, tellement il les a répétées.
«Si Ala» tolère tout…
Mais le scandale de la semaine concerne davantage le deuxième sujet : le harcèlement sexuel paternel, qui a été, ni plus ni moins, justifié explicitement cette fois, par le célèbre présentateur. Cela est d’autant plus scandaleux que les actes en question, tels qu’ils ont été racontés par la participante ont eu lieu à son enfance, et ont été d’ordre physique.
«Mon père ne m’embrassait jamais devant le gens, mais seulement à l’abri des regards… il me donna, lorsque l’occasion se présenta, des baisers sur la bouche, sur le cou, etc. Ce ne furent clairement pas des bisous innocents», a raconté la victime. «Un soir, il m’a appelé dans le jardin, et il m’a fixé entre ses jambes, en me serrant fortement dans ses bras. J’ai essayé en vain de m’en défaire», a-t-elle rajouté. Avant d’assurer qu’il a également sexuellement harcelé ses sœurs aînées, et que ces dernières avaient même porté plainte contre lui.
Évidemment, la possibilité que cette femme ne dise pas la vérité est tout à fait plausible et doit être envisagée et rappelée par l’animateur. Mais, toute personne ayant un minimum de bon sens et/ou connaissant la définition du terme «harcèlement sexuel» (ce qui est loin d’être un luxe pour quelqu’un qui décide de traiter le sujet devant des millions de téléspectateurs) conclurait aisément que si ces propos s’avéraient vrais, c’est qu’il était devant une victime de ce crime. Ala Chebbi avait, par conséquent, la responsabilité de fermement condamner ce genre d’actes, bien qu’hypothétiques.
Mais voilà ce qu’a, littéralement, répondu M. Chebbi : «Ok, pour toi, ça c’est du harcèlement ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé au juste [pour que tu prétendes cela] ? Ce que tu dis ne ressemble pas à du harcèlement».
Il faut appliquer la loi
Cela se passe de tout commentaire. La seule chose qu’on peut dire est que cet épisode place la Haica devant la responsabilité historique de lourdement sanctionner la chaîne El-Hiwar Ettounsi, pour laquelle il est grand temps de choisir des employés plus compétents pour traiter ce genre de sujets, ou de faire accompagner, durant l’enregistrement de ses émissions, ceux qui sont là par des spécialistes, ou, au pire des cas, de réaliser un montage responsable, en supprimant les passages scandaleux, pouvant porter atteinte à la société ou à une catégorie de personnes qui y appartiennent, notamment les femmes.
À cet effet, nous rappelons ce que dispose l’article 11 de la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, promulguée il y a deux ans : «Les médias publics et privés procèdent à la sensibilisation aux dangers de la violence à l’égard des femmes et aux méthodes de lutte et de prévention contre cette violence et veillent à former le personnel opérant dans le domaine médiatique pour faire face à la violence à l’égard des femmes, dans le respect de l’éthique professionnelle, des droits de l’Homme et de l’égalité. Sont interdites la publicité et la diffusion, par tous moyens et supports médiatiques, des matières contenant des images stéréotypées, scènes, paroles, ou actes préjudiciables à limage des femmes, ou concrétisant la violence exercée contre elles ou atténuant sa gravité. La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle doit prendre les mesures et les sanctions prévues par la loi pour lutter contre les violations mentionnées dans le paragraphe précédent du présent article.»
Par ailleurs, voici comment la même loi définit le harcèlement sexuel, via l’article 226 : «Est considéré comme harcèlement sexuel toute agression d’autrui par actes ou gestes ou paroles comportant des connotations sexuelles qui portent atteinte à sa dignité ou affectent sa pudeur, et ce, dans le but de l’amener à se soumettre aux désirs sexuels de l’agresseur ou ceux d’autrui, ou en exerçant sur lui une pression dangereuse susceptible d’affaiblir sa capacité à y résister. La peine est portée au double, si : – la victime est un enfant, – l’auteur est un ascendant ou descendant de la victime, quel qu’en soit le degré, – l’auteur a une autorité sur la victime ou abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions, – l’infraction commise est facilitée par la situation de vulnérabilité apparente de la victime, ou connue par l’auteur.»
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