Alors qu’elle se situait au 44e rang du classement général des pays les plus innovateurs en 2015, et premier pays arabe et africain dans ce classement réalisé par Bloomberg, la Tunisie n’a cessé depuis de se dégringoler pour quitter définitivement le Top 50. En 2021, elle se situe au 57e rang se faisant dépasser entre autres pays par d l’Afrique du sud, le Qatar et l’Arabie Saoudite. Pourquoi la mayonnaise de l’innovation ne prend-t-elle pas en Tunisie en dépit de la présence d’ingrédients de bonne qualité ?
Par Imed Chkir, Ph.D.
Le rôle de l’innovation en tant qu’impératif de compétitivité et de survie des entreprises et moteur de croissance économique des pays, est devenu primordial dans un environnement de plus en plus mondialisé. De ce fait, plusieurs études ont essayé d’expliquer pourquoi certains pays sont plus innovateurs que d’autres en identifiant les facteurs institutionnels qui pourraient favoriser ou entraver l’innovation.
De prime abord on peut penser que l’innovation est avant tout une question de moyens financiers, et par conséquent un luxe réservé aux pays les plus riches. Or ceci serait une vision limitée des ingrédients d’un processus d’innovation réussi. À titre d’exemple, le dernier classement publié par Bloomberg en février 2021 des pays les plus innovateurs du monde, montre que les Etats-Unis ne font plus partie du top 10. Ils sont dorénavant dépassés par des pays à PIB largement inférieur, tels que la Suisse et certains pays scandinaves et asiatiques (voir tableau ci-dessous). Par ailleurs en se classant dans le top 50, d’autres pays, tels que la Lituanie, l’Afrique du Sud ou Malte, frappent au-dessus de leur niveau de développement économique en matière d’innovation.
Top dix des pays innovateurs (2021)
Qu’en est-il de la Tunisie ?
Alors qu’elle se situait au 44e rang du classement général des pays les plus innovateurs en 2015, et premier pays arabe et africain dans ce classement, la Tunisie n’a cessé depuis de se dégringoler pour quitter définitivement le Top 50. En 2021, elle se situe au 57e rang se faisant dépasser entre autres pays par d l’Afrique du sud, le Qatar et l’Arabie Saoudite.
On pourrait argumenter en prétendant que ce classement de la Tunisie reste très honorable eu égard son PIB qui se situe au 95e rang mondial, selon la Banque Mondiale. Cependant, une analyse plus détaillée de l’indice d’innovation de Bloomberg pourrait nous éclairer sur les raisons qui font que des pays à PIB plus faible que celui de la Tunisie, tels que Chypre, Malte ou l’Islande performent mieux que la Tunisie en matière d’innovation.
L’indice général d’innovation de Bloomberg est une mesure qui intègre des composantes liées à la fois aux inputs du processus d’innovation, telles que les dépenses en recherche et développement, le niveau de développement du secteur d’enseignement supérieur et le pourcentage de chercheurs dans la population, qu’aux outputs de celui-ci, telles que la production de brevets. Or le classement de la Tunisie au niveau de ces trois inputs a toujours nettement devancé nettement celui de l’output et par conséquent son classement général. Ce constat était encore plus frappant en 2015 alors que la Tunisie s’était classée 32e en matière de dépenses en recherche et développement, 20e au niveau du pourcentage de détenteur de diplômes universitaire et 35e en terme de concentration de chercheurs. Elle dépassait ainsi plusieurs pays plus développés tels que la Belgique, la Turquie, voire la Suisse et les Etats-Unis au niveau de la composante diplômes universitaires. Cependant, elle n’était que 49e en terme de production de brevets et par conséquent 44e dans le classement général de l’innovation.
Alors pourquoi la mayonnaise de l’innovation ne tient-elle pas en Tunisie en dépit de la présence d’ingrédients de bonne qualité ? Tout comme en cuisine, le processus d’innovation est loin d’être une expérience scientifique exacte au cours de laquelle il suffit d’avoir les bons ingrédients pour obtenir un mets délicieux.
Les impératifs d’une innovation réussie
Des études antérieures ont montré qu’au-delà des inputs classiques nécessaires à l’innovation, certains facteurs institutionnels formels et informels peuvent promouvoir et au contraire freiner ce processus. Parmi ces facteurs on peut citer le niveau de développement du marché boursier du pays, le degré d’interventionnisme de l’Etat dans le secteur économique, le niveau de la corruption, de la bureaucratie, le risque d’expropriation, voire de la religiosité du pays, etc.
Un autre facteur institutionnel informel potentiellement lié à l’innovation est la culture. Gerard Hendrik Hofstede, psychologue néerlandais et professeur émérite en anthropologie et comportement des organisations à l’université de Maastricht, est un pionnier dans l’étude de la culture des sociétés qu’il définit comme la programmation collective des esprits qui distingue un groupe d’êtres humains des autres. Hofstede (1980) identifie initialement quatre dimensions qui permettent de mesurer et comparer la culture des sociétés, à savoir : l’indice de la distance hiérarchique, le degré d’évitement de l’incertitude, le degré d’individualisme, et celui de la masculinité de la société. Une étude récente publiée par Boubakri, Chkir, Saadi et Zhu (2021) dans le prestigieux Journal of Corporate Finance, examine l’effet de ces dimensions culturelles des sociétés sur l’innovation des entreprises. Les résultats de cette étude sont très révélateurs.
L’indice de la distance hiérarchique mesure à quel point les individus les moins influents d’une organisation acceptent que le pouvoir y soit réparti de façon inégale. Les sociétés dont cet indice est élevé, telles que certains pays de l’Europe de l’Est, se caractérisent par des structures décisionnelles centralisées, l’utilisation intensive de règles officielles et un partage limité de l’information à travers des schémas de communication verticaux. Dans ce contexte, les individus ont un accès limité à l’échange d’information, ce qui nuit à l’innovation. En effet, les instructions détaillées rendent les employés passifs et éliminent la pensée créative. En revanche, dans les sociétés à faible indice de distance hiérarchique, tels que les pays scandinaves, les individus ont plus de liberté et plus d’incitations à innover.
La dimension culturelle de l’évitement de l’incertitude reflète le degré de tolérance d’une société à l’ambiguïté. Elle indique dans quelle mesure une société permet à ses membres de se sentir à l’aise ou mal à l’aise dans des situations non structurées. Les sociétés dans lesquelles cet indice est élevé considèrent que tout ce qui est différent est dangereux et elles s’en protègent en promulguant des lois et des règles strictes qu’elles appliquent à leurs institutions. En conséquence, ces sociétés sont moins innovatrices car intrinsèquement plus réticentes aux changements et aux nouvelles idées, et moins tolérantes au risque d’échec élevé qui caractérise les processus d’innovation.
Le degré d’individualisme, par opposition au collectivisme, saisit à quel point les individus sont dissociés et déconnectés des groupes. Dans les sociétés individualistes, les valeurs de liberté individuelle, de prise de décision et d’efforts personnels et d’initiative sont encouragées et récompensées. Dans les sociétés collectivistes, les gens sont intégrés dans des groupes forts et cohérents qui désapprouvent l’enrichissement de soi et priorisent les intérêts collectifs. Par conséquent, l’innovation est encouragée dans les sociétés individualistes, qui fournissent un environnement plus dynamique et stimulant pour la créativité, et est entravée dans les sociétés collectivistes qui limitent les comportements innovants. En outre, les individus sont plus susceptibles de s’attendre à la reconnaissance, la compensation et la récompense de leur créativité dans les sociétés individualistes qui encouragent la liberté personnelle.
L’attribut culturel de la masculinité reflète essentiellement le niveau de compétitivité entre les individus de la société. Les valeurs considérées comme masculines, telles que l’affirmation de soi et la compétitivité, contrastent avec des valeurs considérées comme féminines, telles que la modestie, l’altruisme, la confiance et l’absence de conflit. Dans les sociétés dominées par de telles valeurs féminines, l’accent est mis sur la résolution des conflits, la confiance et le soutien émotionnel. L’étude de Boubakri et al. (2021) montre que la probabilité que les entreprises locales innovent est plus élevée dans ces sociétés.
La culture de la société tunisienne favorise-t-elle l’innovation?
Par rapport aux quatre dimensions de la culture discutées ci-haut, la Tunisie possède des indices élevés de distance hiérarchique (70) et d’évitement d’incertitude (75) et des indices faibles d’individualisme (40) et de masculinité (40) . Ceci veut dire, qu’à l’exception de celui de la masculinité, les trois autres attributs de la culture tunisienne ne sont pas de nature à favoriser l’innovation. Ceci pourrait donc expliquer, du moins en partie, pourquoi la Tunisie peine à accéder au rang des grands pays innovateurs alors que d’autres pays économiquement plus modestes réussissent.
Que faut-il faire alors pour promouvoir l’innovation en Tunisie et permettre aux entreprises tunisiennes de survivre et d’être compétitives ? Il serait évidemment aberrant de penser qu’on pourrait changer du jour au lendemain les attributs culturels d’une société. La culture est en effet un ensemble de valeurs, de croyances et de préférences durables et qui sont très lentes à évoluer au niveau de toute la société. Cependant, de tels changements peuvent être envisageables au niveau de la culture managériale d’une entreprise.
Les principales recommandations qui découlent de l’étude de Boubakri et al. (2021) s’adressent aux chefs d’entreprises qui visent l’innovation. Pour réussir un processus d’innovation, il ne suffit pas d’investir massivement en recherche et développement et en capital humain de haut niveau. Il est aussi important d’adopter une culture au sein de l’entreprise qui est propice à la réussite de ce processus. En particulier, il faut créer un climat de travail convivial dans lequel les échelons hiérarchiques sont réduits au minimum et l’information circule de manière horizontale. Les chefs d’entreprises doivent reconnaître que l’innovation est un processus à long terme qui est de nature très risqué et dont la probabilité d’échec dépasse de loin celle de réussite. Tout en restant ouverts aux nouvelles idées aussi farfelues qu’elles puissent paraître, ils doivent être tolérants envers l’échec éventuel de celles-ci.
Enfin, les entreprises tunisiennes devraient capitaliser sur l’aspect plutôt féministe de la société qui favorise l’innovation. À ce titre, plusieurs études ont révélé les effets positifs de l’inclusion de genre féminin dans les conseils d’administration des entreprises. La nette prédominance du genre féminin chez les diplômés universitaires en Tunisie devient ainsi un atout à exploiter.
Pour résumer, la Tunisie s’est classée depuis presque une décennie parmi les pays qui fournissent de grands efforts en termes d’inputs à l’innovation. Ces efforts peinent cependant à se traduire par des résultats concrets. Une explication possible à cela serait liée à la culture générale du pays et par conséquent des attitudes des chefs d’entreprises. L’adoption d’attitude prospère à l’innovation ne pourra que stimuler sa productivité. Ceci, plusieurs entreprises mondialement reconnues comme étant des plus innovatrices, l’ont appliqué de manière très radicale en recrutant des CEO et autres membres de leur conseil d’administration provenant de culture complétement différentes de la leur.
Et le rôle du gouvernement dans tout ça ? L’innovation étant fondamentalement une affaire de créativité et de changement, elle ne relève pas des prérogatives des gouvernements, si ce n’est que d’éviter de prendre les mesures qui risquent de l’entraver. Comme l’a judicieusement, affirmé Bronwyn Hall, professeur émérite en économie à l’université de Californie-Berkeley: Parfois, dit-il, la meilleure chose qu’un gouvernement puisse faire pour promouvoir l’innovation, c’est de ne pas s’en mêler.
* Professeur de finance à l’Ecole de Gestion Telfer, Université d’Ottawa, Canada.
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