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Rached Ghannouchi au Qatar pour quoi faire ?

Rached Ghannouchi, président d l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), s’est rendu «secrètement» cette semaine à Doha, au Qatar, une visite controversée et qui suscite de nombreuses questions, comme souvent les mouvements du dirigeant islamiste, passé maître dans les ambiguïtés, les faux semblants et le mélange des genres.

Par Ridha Kéfi

Outre le fait que la visite n’a pas été annoncée officiellement, comme l’exige la tradition, s’agissant d’un président de l’Assemblée et donc d’un haut représentant de l’Etat qui, au-delà de sa petite personne, engage, par ses faits et gestes, son pays dans son ensemble, cette visite de Rached Ghannouchi au Qatar a été ébruitée incidemment par une déclaration du conseiller politique du dirigeant d’Ennahdha, Riadh Chaïbi, qui a tenu cependant à préciser que cette visite de quarante-huit heures est effectuée à titre personnel.

Or, eu égard la situation politique délétère dans le pays, marquée par le conflit opposant la présidence de l’Assemblée et du gouvernement, d’un côté, et de l’autre, la présidence de la république, et où les faits et gestes des hauts responsables de l’Etat suscitent des interprétations voire les suspicions les plus folles, le président de l’Assemblée aurait dû au moins publier un communiqué annonçant la visite et son objet, quand bien même elle aurait un caractère personnel, et ce afin de lever les équivoques. Ce que M. Ghannouchi, qui n’a pas encore intégré le fait qu’un président de l’Assemblée à des comptes à rendre à la nation et ne saurait se comporter comme un électron libre, s’est gardé de faire.

Le feuilleton sans fin des voyages «secrets» de Ghanouchi

Il faut dire que le chef des islamistes tunisiens a des antécédents qui en disent long sur sa mentalité de «chef de bande», inadaptée à ses nouvelles fonctions officielles à la tête de l’Etat. Il y a un peu plus d’un an et au lendemain de son élection à l’Assemblée, il avait effectué une visite tout aussi «secrète» à Ankara, où il a rencontré le président turc Recep Tayyip Erdogan, et ce sont les médias turcs qui ont annoncé cette visite censée rester «secrète» et qui avait alors provoqué un tollé général à Tunis. On avait dit, à juste titre, que le chef islamiste tunisien était allé prendre ses instructions de celui qui, à l’époque, était présenté comme le leader de l’organisation internationale des Frères musulmans, dont le chef d’Ennahdha et son mouvement font partie. Ce qui est un secret de polichinelle.

Ne peut-on pas dire la même chose de la visite de Rached Ghannouchi, cette semaine, à Doha, d’autant qu’après la volte-face de la Turquie, qui, soucieuse de sortir de son isolement international, a chassé récemment les dirigeants des Frères musulmans de son territoire et repris langue avec ses ennemis d’hier, l’Egypte et l’Arabie saoudite, c’est l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani, qui fait figure désormais de leader, sinon de protecteur et de bailleurs de fonds des islamistes, dont Doha est devenu pour ainsi la Mecque ? Ghannouchi est-il donc allé à Doha prendre ses instructions de Al-Thani ? Il ne faut pas être forcément mauvaise langue pour le dire, le clan Ghannouchi – et pas seulement son mouvement – a toujours été bien accueilli à Doha : Rafik Abdessalem Bouchlaka, le gendre de son beau-père, y travaillait avant de rentrer à Tunis après la «révolte» de 2011 et l’épouse de ce dernier, Soumaya Ghannouchi, y travaille encore aujourd’hui et y est grassement payée.

Les Qataris accepteront-ils de s’impliquer dans le débat interne en Tunisie ?

Sur un autre plan, et dans le conflit qui l’oppose au président Kaïs Saïed, Rached Ghannouchi cherche à marquer des points. Ainsi, et après avoir fait voter, au terme de graves dépassements, l’amendement de la loi portant création de la Cour constitutionnelle, institution dont il espère faire un arme constitutionnelle pour destituer le président de la république, le leader islamiste chercherait à garantir le soutien financier du Qatar, au moment où le gouvernement Hichem Mechichi peine à convaincre les bailleurs de fonds habituels et à leur tête le Fonds monétaire international (FMI) de prêter 4 milliards de dollars (11 milliards de dinars tunisiens) à la Tunisie pour lui permettre de boucler son budget de l’exercice en cours. En cas de succès dans sa démarche auprès des Qataris, il apporterait la preuve que sa diplomatie financière est plus efficace que celle du locataire du Palais de Carthage et qu’il reste indispensable pour le pays, malgré les voix qui s’élèvent, au sein même de l’Assemblée, pour appeler à sa destitution en l’accusent d’être devenu le principal obstacle au bon déroulement du travail parlementaire.

Dans ce même contexte, Rached Ghannouchi chercherait, auprès des responsables qataris, la confirmation de la rumeur, colportée par des dirigeants d’Ennahdha et de leurs alliés de Qalb Tounes et d’Al-Karama, selon laquelle le président Saïed a utilisé ses entrées à Doha pour amener l’émirat à refuser la demande de la Tunisie, récemment présentée par le ministre des Finances Ali Kooli, de reporter le remboursement d’un ancien prêt qatari, eu égard la situation difficile des finances publiques dans le pays.

Cette rumeur pour le moins fantaisiste et à laquelle la présidence de la république n’a pas cru devoir répondre continue d’être évoquée comme une vérité dans les débats publics et d’empoisonner l’atmosphère générale déjà alourdie par la crise sanitaire et ses répercussions économiques et sociales. Mais même si on voit mal les Qataris accepter de s’impliquer directement dans le débat interne en Tunisie et détériorer ainsi davantage son image, peu reluisante, dans notre pays, rien n’empêche M. Ghannouchi de tenter sa chance et de solliciter un coup de pouce de ses «amis» et «protecteurs».

Le désarroi des dirigeants d’Ennahdha

Plus sérieusement, on peut penser que, par son timing, cette visite du chef islamiste tunisien à Doha et son caractère «secret» traduisent plutôt le désarroi où se trouvent aujourd’hui les dirigeants d’Ennahdha, qui sont très décriés à l’intérieur, accusés d’être les principaux responsables du désastre économique où le pays est empêtré du fait de leur mauvaise gouvernance, et craignent de se retrouver bientôt complètement isolés à l’extérieur après la volte-face de la Turquie et la lassitude qu’exprime désormais les dirigeants occidentaux à leur égard, après avoir longtemps misé sur eux et sur leur capacité de s’intégrer dans une vie politique démocratique apaisée, et qui constatent, dix ans après le fumeux «Printemps arabe», que l’islam modéré n’est qu’un vœu pieux ou une vue de l’esprit, Ennahdha ayant été, en Tunisie, au cours des dix dernières années, la matrice même des mouvements extrémistes voire jihadistes.

Pour résumer, on dirait que Ghannouchi a apporté avec lui à Doha ses inquiétudes et qu’il a cherché, auprès de ses hôtes, des assurances qu’ils ne lâcheront pas leurs alliés et obligés d’Ennahdha comme l’a fait, sans état d’âme, le président turc. Aussi la question est-elle de savoir si le dirigeant islamiste est rentré à Tunis rasséréné et confiant ou si ses inquiétudes ont été confirmées. On le saura bientôt…

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