Ghannouchi reprend à son ennemi juré ses méthodes et stratégies: «politique des étapes», «contact direct», posture du «zaïm» inspiré, autoritarisme… Mais la comparaison s’arrête là…

Par Monia Mouakhar Kallel*

La vidéo de Rached Ghannouchi vient jeter la lumière sur des faits qui ont été dits et redits: le président du parti islamiste Ennahdha au pouvoir est un salafiste impénitent (comme déjà affirmé par Mohamed Talbi) qui rêve de créer un Etat islamique sur les ruines de l’Etat moderne fondé par Bourguiba en lui empruntant sa démarche et ses méthodes d’action.

La «politique des étapes» et le «contact direct»

Dans la fameuse vidéo, on voit le cheikh recommander à ses interlocuteurs (autant qu’à lui-même) la «politique des étapes» chère à Bourguiba. La gestuelle, le positionnement et le grain de la voix révèlent deux autres similitudes: le goût du «contact direct», et la culture autoritaire.

A quelques détails près, la séquence rappelle les rencontres que Bourguiba effectuait après (et en marge) des meetings et des grands rassemblements. C’est dans le cadre privé qu’il transmettait ses messages, répondait aux questions de ses militants et leur indiquait la ligne à suivre. Il s’agit de se rapprocher du peuple («echaâb»), afin de le transformer en une force réelle dont il devient le guide, et le médiateur à la fois. Grâce à sa culture francophone, il pouvait transcrire les aspirations des colonisés dans le langage du colonisateur. La revendication d’une autonomie locale allait de pair avec une valorisation du particularisme tunisien et s’articulait autour de la croyance, la langue, les coutumes, les conditions de vie. D’où le double registre du discours du jeune Bourguiba, séculier et religieux, civique et communautaire. C’est en fonction de cette altérité tunisienne qu’il a défendu le port de la chéchia et du voile (dans les années 30).

Selon Vincent Geisser, spécialiste du monde arabe, Bourguiba est la «dernière incarnation» de ces «zaim» (le mot a une connotation théologale, souligne-t-il) qui «produisent du sens» à partir de l’espace arabo-musulman.

En panne de créativité, les chefs continuent à investir cet «espace» (géographique, culturel et symbolique) se condamnant à être soit les pâles imitateurs, soit les fossoyeurs de leurs aînés. Ils construisent (ou adoptent) des théories, mettent en place des plans de (re)conquête de pouvoir mais oublient que la réalité a ses propres lois et que les voies de l’Histoire sont mystérieuses.

Une double peau et un double langage

Durant les années de son confortable exil, Rached Ghannouchi a eu le temps d’affiner sa connaissance de la doctrine des «Frères» et de consolider ses contacts avec les grands, riches s’entend, chefs arabes. Au peuple qui vient de déboulonner l’un des plus médiocres dictateurs de son histoire (il a écarté le fondateur de sa nation et étouffé sa mémoire), le cheikh promet un Etat de droit et une justice libératrice et réparatrice du passé. Mais son rêve est tenace et son plan bien ficelé d’avance. C’est alors qu’il s’invente une double peau et un double langage. Il parlera de démocratie aux démocrates et du potentiel unitaire de la «oumma islamia» (nation islamique) aux jeunes salafistes qui eux aussi ont un rêve (pas tout à fait le même que le sien, et pas très différent non plus): s’émanciper de l’hégémonie occidentale.

Nourri des leçons de Bourguiba qu’il «hait» et admire à la fois, Rached Ghannouchi sait que la diplomatie, la mobilisation des foules et les discours officiels ne sont pas incompatibles avec les tractations en privé. Le changement de la société, l’élargissement des bases et le contrôle maximal du centre politique se réaliseront dans les cercles restreints. La vidéo en est la preuve. Le résultat est catastrophique non seulement parce que le monde a changé, que les institutions tunisiennes ont plus d’un demi-siècle d’existence, et que la personnalisation de la relation politique perd son efficacité et son aura, mais parce que les questions identitaires ne sont plus à l’ordre du jour, ou du moins ne se posent plus dans les mêmes orientations, ni dans la même terminologie. Saturés de clivages (islamistes vs laïcs ou gauchistes, croyants vs mécréants, élite vs echaab) les discours de Rached Ghannouchi éreintent le tissu social, divisent les citoyens et menacent l’intégrité territoriale au nom d’un vague communautarisme arabo-muslman.

Le retour du «syndrome autoritaire»

Les Tunisiens sont choqués et pour cause: dans la vidéo où il s’adresse à de jeunes «salafistes» tunisiens, le mot «Tunisie» n’est pas prononcé. Mieux encore le «on» (ou le «nous») qui renvoie au scénario algérien sert à expliquer la triste et regrettable défaite des «Frères». Le «cheikh» compte-t-il sur son charisme et sa connivence avec ses «enfants» pour s’exprimer aussi clairement et donner des «directives» aussi compromettantes (pour lui et pour son parti)?

Les chefs nahdhaouis s’évertuent à expliquer les paroles du cheikh (comme si l’explicite autorisait une multitude de lectures), à rappeler que le «texte» a été arraché de son «contexte» (comme si l’un était fatalement enchaînait à l’autre), et que la caméra qui l’a filmé n’était pas dissimulée. N’empêche que la diffusion de cette vidéo, probablement par l’un de ses enfants chéris, à ce moment précis, devrait leur donner à réfléchir.

L’image du cheikh entourée de ses sbires fait écho à celle de Ameur Lâyraedh, député d’Ennahdha, suivi (sur le plateau d’une chaîne de télévision) par des jeunes qui l’applaudissent à l’unisson.

Indépendamment de leur contenu, ces postures donnent à voir la nature de la relation entre les aînés et les jeunes, une relation verticale qui rappelle étrangement le «syndrome autoritaire» que Vincent Geisser diagnostique chez Bourguiba. Cet autoritarisme dont le peuple a longuement souffert, et qui a terni l’image du fondateur de la république (même si on peut lui trouver des excuses)  provient, selon le politologue, de la sphère religieuse. Il est calqué sur la relation maître-esclave qui se distingue par le fait qu’elle peut, à tout moment, s’inverser: l’esclave évacue le maître et s’approprie ses manières. C’est ainsi que se perpétue le schéma. La démocratie est une histoire autrement plus complexe. Elle  présuppose un rapport d’égal à égal nécessaire au dialogue.

Depuis plus d’un siècle, les islamistes promettent à leurs peuples un immense rêve, la renaissance. Il est temps qu’ils songent à mettre en place un vrai projet de société, cohérent et réaliste, et à réinventer des moyens de gouvernance qui tiennent compte des nouvelles configurations (nationales et internationales) et des compétences dont regorgent leurs pays.

De l’aveu de Rached Ghannouchi lui-même, ce qu’il appelle «laïcs» constituent la «nokhba» de l’opposition, et elle est nombreuse. Voici un point qui le différencie de Bourguiba, mobilisateur de toute l’élite intellectuelle de l’époque,  et un constat qui devrait lui donner à réfléchir!

* Universitaire.

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