L’échec de la «troïka» est patent: pouvoir d’achat laminé, désespérance des régions, sous-emploi endémique, déficits publics et extérieurs, épuisement des réserves de change… Comment construire un autre vivre ensemble «économique»?

Par Hédi Sraieb*

 Ce qui aurait du être au cœur du débat politique: la question économique, est au mieux évoquée en termes très juridiques (les droits à…). Cette question est en réalité reléguée, pour ne pas dire refoulée. Les interrogations qu’elle suscite sont pourtant au cœur de notre devenir commun. Et aussi étrange que cela puisse paraître, l’économique est véritablement absent de la réflexion et des confrontations. Tout se passe donc comme si la définition d’un autre paradigme n’était pas aussi d’une urgence première, au même titre que le régime politique ou le futur cadre juridique de la loi.

Méconnaissance des mécanismes économiques

Pourquoi un tel retard, un décalage incompréhensible, entre le discours économique et celui des institutions proprement politiques. J’ai évoqué bien souvent ici, et à plusieurs reprises, une hypothèse: il y a, dans l’intelligentsia en général et le personnel politique en particulier, une réelle et profonde méconnaissance des mécanismes économiques qui nous ont conduits dans le mur, et consécutivement de ceux qu’il faudrait mobiliser pour nous sortir d’affaire.

Trente ans de libéralisme idéologique et pratique ont pour ainsi dire lobotomisés les esprits. Les élites, littéraires comme techniques, dans leur majorité, sont muettes, interdites, sur les raisons de l’effondrement du miracle économique, mais on ne peut plus bavarde, loquace et éloquente quand il s’agit de l’organisation politique et des questions sociétales. A quoi cela tient-il? Comment interpréter ce paradoxe d’une économie qui a connu jusqu’à 6% de croissance durant plusieurs décennies mais incapable de juguler les grands fléaux du sous-emploi, de la précarité quand ce n’est pas du retour de la pauvreté.

Nous avions déjà eu un aperçu de cette ignorance coupable, cette impéritie crasse, lors la publication des programmes économiques des partis au moment de la campagne électorale. Les différences programmatiques ne dépassaient pas l’épaisseur d’une feuille de papier.

La prise de conscience du drame social évident, se poursuivant sous nos yeux, et les réponses à y apporter restent à ce jour encore, d’une consternante banalité, d’un classicisme impuissant et inopérant face à l’ampleur du défi.

Les dires et faits de l’intelligentsia témoignent de cette formidable – n’ayons pas peur des mots – aliénation conceptuelle, de cet enfermement pratique, tous deux bornés par l’univers indépassable du libéralisme, fusse-t-il de gauche.

La démission intellectuelle généralisée sur cette question est pour le moins grave, indigne, et irresponsable. On ne saurait concevoir un autre vivre ensemble «politique» (souveraineté du peuple, Etat des droits et des libertés) sans s’assurer d’un autre vivre ensemble «économique»: viable, équitable socialement, soutenable  écologiquement.

Un discours économique pauvre et insipide

La construction de ce nouvel édifice économique ne peut s’inscrire dans la reconvocation de la logique de l’ancien système jugé «sain» une fois débarrassé de ses scories de corruption et de prédation, un système  fondé sur: tout pour l’export, tout pour le capital privé, moyens et fins de la croissance et du développement «industrialiste». Des ruptures doivent être opérées, et une nouvelle pensée-action, se doit de déployer de nouvelles dynamiques inclusives, de réduction des fractures multiples. Seules ces ruptures, cet autre choix à définir, peut garantir l’exercice effectif et réel des libertés et des droits.

La formulation d’un autre modèle, de ses ressorts, est d’évidence la condition déterminante de ce nouveau vivre ensemble qu’il faut rebâtir, au-delà des différences doctrinales, culturelles et de style de vie.

Quand il existe le discours économique est pauvre et insipide, sans couleurs ni saveurs. Il revêt les oripeaux technicistes, mais oscille entre une posture fataliste indépassable (les dures lois de la mondialisation) et la tentation populiste, démagogique (du tout maintenant), assortie, il est vrai ici ou là, soit de l’accompagnement public du social, soit encore de la charité privée de ce même social. Les points de contiguïtés, de ressemblances, de proximités d’approches comme d’attendus si nombreux pourtant, ne semblent toujours pas sauter aux yeux du plus grand nombre. Une erreur partagée mais qui pourrait bien nous être fatale!

Il faudra bien un jour ou l’autre tourner le dos à ces solutions qui n’en sont pas, mais qui à n’y pas prendre garde nous reconduiraient de facto, avec le temps, dans cette impasse sociale, régionale, si terribles et si destructrices.

Les artifices technocratiques habituels

L’échec de la «troïka», la coalition au pouvoir, est patent. Les dérives observées sont toujours à l’œuvre: pouvoir d’achat laminé, désespérance des régions, sous-emploi endémique, déficits publics et extérieurs, épuisement des réserves de change… Un bilan calamiteux, mais pire encore une perspective explosive en puissance à l’instar de ce que vivent les peuples du sud de l’Europe.

Mais il ne faut pas non plus attendre de miracles du côté des modernistes bon teint qui ne font pas non plus œuvre d’innovation et d’imagination, se contentant le plus clair du temps d’énoncer des mesures générales sans consistance profonde, ni cohérence d’ensemble, mais dans un souci évident de ne fâcher personne. Ils restent tout aussi prisonniers, à leur manière, de cette pensée unique perfide et meurtrière.

Alors à l’islamo-libéralisme répond donc un social-libéralisme assez largement partagé, ou bien encore un succédané social-démocrate, tous prétendument nouveaux, mais commettant l’erreur désastreuse de croire que l’on pourrait continuer ainsi: il suffirait de réamorcer la pompe et 8 à 9% de croissance résoudraient la question. Une imposture envahissante qui n’interroge pas le fond des choses, toutes masquées qu’elles sont, par les artifices technocratiques habituels, le culte de la statistique «neutre», et la magie du chiffre «cohérent». Calamité intellectuelle!

Revenir à l’essentiel: terre, eau, soleil…

Il faut tourner le dos à ce modèle. Revenir à l’essentiel que sont la terre, l’eau, le soleil…

Qui osera parler d’une nécessaire réforme agraire puis dans la foulée d’une politique agricole qui redonnerait foi et vie au fellah désabusé ou au journalier éreinté? Qui va s’attaquer à cette politique absurde de l’eau qui assoiffe terres et hommes de régions entières? Qui va s’opposer à cette consommation effrénée, ostentatoire et ruineuse, et appeler à une plus grande sobriété vertueuse? Qui va dessiner une politique agro-industrielle, bio-agriculture comme bio-industrie, ambitieuse fondée sur la maîtrise des énergies et technologies nouvelles? Qui va oser dire qu’il faut geler les créations hôtelières dont les bilans: devise, créances douteuses ou ressourci-vore; sont calamiteux? Qui va oser s’attaquer à la spéculation immobilière qui continue sous le modèle espagnol? Qui va oser dire qu’une rationalisation du système bancaire est inévitable? Qui va oser proposer une fiscalité et une tarification plus conforme à la priorité des usages, et à la régénération-préservation des ressources? Qui va dire stop aux «autoroutes» et oui aux transports en communs?

Voilà quelques une des questions de ce vivre ensemble, toujours sans réponses, pas même l’ombre d’une esquisse. Ce pays regorge, pourtant, de ressources et de talents!!

* Docteur d’Etat en économie du développement.

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