Le travail sur l’Histoire tunisienne doit être reconquis et ne jamais être laissé à ceux qui ont érigé la dénaturation et la déconstruction de la tunisianité comme une voie de salut.
Par Karim Ben Slimane*
Les civilisations évoluent dans des sentiers dont les frontières sont dessinées par l’Histoire. Tels un gyroscope, les individus sont pris dans une sorte d’inertie où l’avenir n’est que la projection de leur Histoire.
Ceux qui ont compris cet adage accordent une importance particulière à l’Histoire non pas en tant qu’accumulation d’événements et de récits mais plutôt en tant que discours et structure normée de signifiants et de signifiés et de références et de référentiels.
Un terrain de lutte politique
Ainsi, les velléités de changement des sociétés s’accompagnent inévitablement d’un contrôle de l’Histoire en tant que discours. Ne dit-on pas que l’histoire est écrite par les vainqueurs ?
Il faut donc, à ce stade, distinguer entre le travail supposé sans parti-pris de l’historien rompu à découvrir les faits en triangulant et confrontant les sources des faits les unes aux autres et celui du politique qui trie, sélectionne, met en avant, ignore et néglige les faits au gré de sa vision de l’avenir.
Le pouvoir ne s’affirme donc que par le contrôle du discours sur l’Histoire et de l’Histoire en tant que discours. Elaborer un manuel d’Histoire à l’adresse des élèves de l’enseignement primaire ou secondaire est, par exemple, un acte hautement politique. Eriger un musée est aussi un acte politique.
L’obsession de l’Histoire est telle dans certaines sociétés que le politique ne se suffit pas du contrôle de la production du discours et de sa diffusion mais va jusqu’à judiciariser l’Histoire en mettant la puissance coercitive de l’Etat au service de la lutte contre le révisionnisme et le négationnisme de certains faits. L’Histoire comme discours est donc un terrain de lutte politique et de controverse car l’avenir n’est finalement qu’une rétro-prospective.
J’invite dans ce billet à quitter un instant le cirque de la politique du spectacle qui nous sert quotidiennement les mêmes scènes d’atermoiement et de maladresse du gouvernement, d’agitation névrotique des salafistes et de cris d’orfraie de l’élite humaniste bienpensante pour nous pencher sur la question de l’avenir de l’Histoire de la Tunisie.
Pour ceux qui préfèrent la cogitation à l’agitation, cet exercice est non seulement indiqué mais surtout bien plus important car il est l’athanor où se forge le fait politique. D’ailleurs certains, profitant de l’agitation assourdissante dans la scène politique tunisienne, y travaillent d’arrache-pied dans les arrières boutiques du pouvoir.
Les historiens de la Tunisie ont fait un travail remarquable ne laissant que peu de choses méconnues de nos 3.000 ans d’Histoire. Il n’y a donc qu’à se servir pour confectionner l’avenir de notre Histoire. Habib Bourguiba excellait dans cet exercice. Homme d’esprit érudit et tribun hors pair de surcroît, il a su asseoir sa vision de la Tunisie moderne sur un discours sur l’Histoire qui résonne encore dans les esprits de beaucoup d’entre nous. Lui qui aimait à dire qu’il était «un Jugurtha qui a réussi» savait très bien que la tunisianité était avant tout une idée nouvelle et fragile qu’il fallait instiller dans les esprits avec pédagogie et habilité. Il était fasciné par les nationalistes et vouait une révérence aux réformateurs nationalistes à l’instar de Mohammed Ali en Egypte, Mustafa Kemal en Turquie et surtout au Grand Vizir Kheireddine.
Islam et multiculturalisme de la Tunisie
Habile manouvrier, Bourguiba a défendu le «sefsari» (voile blanc spécifique des Tunisiennes, Ndlr) contre les velléités de déracinement du colon français avant de l’ôter de ses propres mains de la tête de la femme tunisienne libre. Bourguiba a contribué à forger le concept de personnalité tunisienne («al-chakhsia attounissia»). Il a mis de l’ordre dans les identités plurielles de la Tunisie sans pour autant les hiérarchiser.
L’islam est un pilier fort de la personnalité tunisienne mais qui n’éclipse pas les autres aspects. Il se mêle à la douceur des mœurs des Tunisiens et à leur penchant pour la négociation et la recherche du consensus («al-kiassa», ou le doigté, selon Ibn Khaldoun) hérités des activités de commerce maritime et de négoce. Il se mêle aussi au multiculturalisme de la Tunisie qui a vu s’établir sur ses terres des Phéniciens, des Romains, des Arabes, des Juifs, des Maures, des Maltais, des Turcs et leurs Mamaliks, des Genevois, des Livournais, des Français ou encore des Italiens et des Britanniques.
Notre Histoire est donc faite de cela, des frontières qui dessinent un espace géographique et géopolitique et des figures et des personnages qui ont œuvré pour la création et l’émancipation de cet espace géographique et géopolitique. Elle fait la part à un islam qui a su composer avec les identités plurielles de la Tunisie et à se mêler à la douceur du caractère et des mœurs des Tunisiens.
Aujourd’hui, avec la libération de la parole, des islamistes de tous bords, les modérés et les moins modérés, c’est la personnalité tunisienne qui est remise en question et la tunisianité qui est menacée.
La dénaturation et la déconstruction de la tunisianité
La genèse des mouvements de l’islam politique au début du XXe siècle (essentiellement les Frères musulmans en 1927 en Egypte, Al Jamaa Al Islamia en Inde, en 1941, et Hizb Ettahrir, en 1952 en Jordanie) est intervenue sur fond de délitement de l’empire ottoman et de lutte contre l’occupant occidental. Si le périmètre d’action de l’islam politique était local à cette époque, l’idéal de libérer et d’unifier la «oumma» (nation) était transcendant et supranational. A l’époque les nations telles que nous les connaissons aujourd’hui étaient encore informes.
Certains mouvements islamistes sont restés fidèles à leur acte fondateur et ne reconnaissent pas le périmètre et les frontières de la nation ni une Histoire en dehors de celle des six premières décennies de la naissance de l’islam. D’autres mouvements, et Ennahdha en fait partie, ont entrepris une mue vers davantage de reconnaissance des frontières des nations sans pour autant abandonner l’utopie unificatrice de la «oumma».
Toutefois, cette transformation à peine décelable dans les paroles ne préjuge rien d’un changement dans les esprits. Les islamistes antinationalistes et les islamistes nationalistes contrariés, j’entends Ennahdha, ont une autre lecture de l’Histoire avec des frontières nouvelles qui définissent un espace géographique et géopolitique différent de celui qui prévaut aujourd’hui. Ils mettent aussi en avant d’autres figures et personnages. Pour les plus radicaux, l’Histoire se résume donc à la genèse de l’islam et à la figure du prophète Mohamed et aux quatre califes bien guidés. D’autres, les plus ouverts (sic !), mettent le curseur à la date de l’avènement de l’islam en Tunisie et évoquent en plus du prophète Mohamed et les califes bien guidés d’autres figures de l’islam malékite tels que Imam Ibn Arafa, Assad Ibn Al Fourat, Al Imam Sahnoun et d’autres encore.
Une controverse sur l’avenir de notre Histoire a donc déjà commencé. Dans une tribune au journal ‘‘Al Arab’’, le penseur tunisien Hmaida Ennaifer évoquait déjà en 2009 la nécessité de repenser l’enseignement des jeunes tunisiens afin de nuancer l’hégémonie du logos et de la raison froide des sciences dures pour le profit de disciplines qui nourrissent l’esthétisme et l’éthique musulmane. Un tel projet n’est-il pas déjà sur le métier. L’auteur s’est aussi insurgé contre ce qu’il a appelé les orientalistes de l’intérieur qui ont tourné le dos à l’héritage culturel des prédécesseurs.
Je ne me revendique pas comme un héritier de Bourguiba mais je pense intimement que son travail sur l’Histoire de la Tunisie a été un acte fondateur. Je pense aussi qu’en plus de défendre les valeurs de la liberté et de l’égalité, nos efforts doivent être tournés vers la défense de notre Histoire, de ses frontières et de ses figures. Le travail sur notre Histoire doit être reconquis et ne jamais être laissé à ceux qui ont érigé la dénaturation et la déconstruction de la tunisianité comme une voie de salut.
*- Enseignant-chercheur en théories des organisations.
* - Les titres et intertitres sont de la rédaction.
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