Ne touriste n’est pas un être stupide qui vient chez-nous uniquement pour manger, dormir et bailler au bord de l’eau.
Par Dr Salem Sahli*
L’Association d’éducation relative à l’environnement de Hammamet (AERE) n’est pas spécialisée dans la thématique du tourisme et encore moins dans celle du tourisme alternatif. Il n’en demeure pas moins qu’elle a un point de vue sur la question fondé sur des expériences qui nous ont permis d’acquérir une connaissance concrète du territoire national avec ses atouts et ses faiblesses, ses potentialités et ses contraintes.
Les réflexions que je livre sur le tourisme sont le fruit d’une longue expérience entamée depuis le début des années 90, d’abord au sein de ces véritables foyers d’intelligence que sont les associations, et se poursuivant tout naturellement dans les conseils municipaux ou régionaux et surtout au plus près des gens.
Protéger le tourisme du tourisme
En 1991, nous avions tiré la sonnette d’alarme lors d’un colloque de 2 jours intitulé «Espace, tourisme et environnement», suivi d’un autre séminaire en 1994 sur les impacts du tourisme sur le littoral. Nous en appelions à protéger le tourisme du tourisme et avertissions que, par ses impacts culturels et environnementaux, celui-ci était en train de scier la branche sur laquelle il était assis.
Dans une note publiée en 1994, j’écrivais : «N’en déplaise à certains aménageurs, la solution à ces problèmes réside dans la révision de la programmation touristique. Celle-ci doit être intégrée dans la planification du territoire en général». Et plus loin: «Nous pensons que la puissance publique devrait oser affronter certains promoteurs aux appétits ogresques afin de barrer la route au tourisme prédateur».
Village Ken (Bouficha-Hammamet)
On nous avait alors accusés de vouloir entraver la dynamique touristique qui est un des éléments moteurs de la politique économique du pays et de son image internationale. Grave accusation qui nous a valu quelques remontrances de la part des autorités.
Le tourisme était alors à un tournant décisif et nous appelions les autorités et les professionnels du secteur à bien négocier le virage afin de nous éviter des effets négatifs et des dégradations extrêmes qui mettraient en danger l’économie nationale et en premier lieu le tourisme lui-même. Nous recommandions la stabilisation de la fréquentation touristique car la plupart des zones touristiques étaient déjà saturées ou proches du seuil de saturation. Nous invitions l’Agence foncière touristique (AFT) – l’Agence de protection et d’aménagement du littoral (Apal) n’était pas encore née – à protéger les espaces côtiers à vocation touristique en limitant les implantations et en en acquérant d’autres afin de les préserver pour les générations futures.
Voici pour l’histoire… Mais qu’en est-il du tourisme alternatif dans notre pays?
Le littoral et le désert tunisien.
Pour faire court, je paraphraserai le titre de l’ouvrage du géographe J. François Gravier qui, en 1947, avait publié un beau livre intitulé ‘‘Paris et le désert français’’. En matière de tourisme en Tunisie, nous pouvons sans risque de nous tromper dire le littoral et le désert tunisien.
Et en dépit d’une longue expérience (le secteur touristique a été mis en place à la fin de la décennie 60), donc plus de 50 ans après, le tourisme en Tunisie demeure un secteur «monoproduit». Le tourisme alternatif est très marginalisé, c’est le parent pauvre de la politique touristique du pays.
Dar Horchani (Tozeur).
Le tourisme tunisien est tourné essentiellement vers la mer. Il est grand temps qu’il se tourne vers l’arrière-pays. On n’a pas pu ou su ou voulu se forger une image de tourisme culturel. Et pourtant, sans avoir la réputation mondiale de l’Egypte ou de la Grèce, notre patrimoine est riche. Il tire cette richesse non pas d’une civilisation exclusive et dominante comme l’Egypte pharaonique et l’hellénisme, mais des multiples strates culturelles et civilisationnelles qui se sont succédé, superposé, imbriquées sur son sol et dans sa société. Les potentialités sont énormes, elles sont mal ou insuffisamment exploitées.
Le volontarisme de l’Etat
La Tunisie est un pays qui change de végétation tous les 100 km, d’accent tous les 10 km et l’histoire a accroché à chaque caillou de ce territoire pluri-millénaire. Et pourtant… Il n’existe quasiment pas de produit appelé tourisme alternatif et ceci n’est pas pour étonner puisqu’il n’existe pas de volonté politique pour mettre sur pied, promouvoir et pérenniser ce type de tourisme. L’absence de cadre juridique est le principal frein à l’émergence de ce produit et son développement.
Certes, les qualités professionnelles du promoteur jouent un rôle, sa maîtrise du management, la qualité de sa gestion, la santé financière de son entreprise, les sites d’implantation des projets sont aussi importants. Mais l’absence de textes réglementaires, d’un code de nature à encourager l’investissement dans le secteur du tourisme alternatif est sans conteste le handicap n°1 qui fait que même les petites initiatives innovantes dans ce domaine demeurent non viables. Et ce, contrairement au tourisme classique…
L’Etat, et donc la collectivité nationale, a consenti des sacrifices massifs au profit des hôteliers privés. Il prend en charge des investissements conséquents en matière d’aménagements et d’infrastructures dans et autour des zones touristiques. Il accorde une subvention d’investissement de l’ordre de 8% non remboursables. Et des crédits bancaires à travers des banques étatiques ou privées couvrant jusqu’à 60% de l’investissement total.
La loi de 1969, puis de 1986, prévoit des dispositions spécifiques au tourisme.
En 1990, un code a été consacré exclusivement au tourisme (hébergement, transport touristique et animation). En 1993, un nouveau code général a inclus le tourisme comme activité bénéficiant d’avantages prévus pour l’ensemble des secteurs économiques.
L’AFT a été créée dès 1973. Sa mission consiste à assurer la maîtrise du foncier. Et au besoin par le biais des expropriations. De même, presque toutes les activités ayant une relation avec le tourisme ont été réglementées par de multiples textes juridiques.
Tourismes culturel et écologique : les parents pauvres
En revanche pour le tourisme culturel, l’écotourisme… c’est encore le flou total, et les promoteurs sont livrés à eux-mêmes. C’est la loi de la jungle qui ouvre la voie à la corruption, aux pistons, aux intérêts personnels… au détriment de l’intérêt général.
Quelques avancées sont certes à souligner notamment la promotion de la thalassothérapie, le tourisme médical, la plaisance et le golf. Mais le Tourisme s’appuyant sur le patrimoine du pays reste marginal. Le tourisme culturel commercialise encore des sites à la mise en scène désuète. Sa contribution demeure en-deçà des espérances que laisse présager l’extraordinaire patrimoine archéologique. Quant au tourisme de nature, il est encore balbutiant.
A titre de comparaison, la France, l’Italie, l’Espagne, l’Egypte et la Grèce ont depuis des décennies encouragé le tourisme culturel et tirent de cette activité des ressources financières considérables et une fréquentation qui bat des records, en plus de l’image prestigieuse que cela procure chez les visiteurs.
Dar Zaghouan.
En Tunisie, à ce jour, il n’y a pas d’agences de voyages spécialisées dans le tourisme culturel, de circuits touristiques structurés, de guides compétents en la matière, de prospectus appropriés…
Donc les expériences en la matière demeurent individuelles plus ou moins improvisées, les démarches privées et isolées, et sont souvent le fait de militants infatigables qui sont ensuite livrés à eux-mêmes et dont la plupart finissent par jeter l’éponge.
Dans la région du Cap-Bon, j’ai recensé 18 projets touristiques alternatifs. Sur les 18 projets, 3 ou 4 sont encore en vie après la révolution et 2 d’entre eux en sursis de faillite et menacés à court terme en l’absence de soutien.
A titre d’exemples, le Village Ken est malade, le Musée de la Céramique à Nabeul et le Musée du Pain ont fermé leurs portes. Le projet Ksar Ezzit, monté à coup de millions de dinars, connaît de sérieuses difficultés. Le Musée Dar Khadija vivote…
L’accompagnement des projets doit sortir de l’informel. Il doit être institutionnalisé : lignes budgétaires, incitations fiscales… Faute de quoi, ils couleront tous.
L’étude stratégique «Tunisie à l’horizon 2016»
Confiée au bureau d’étude international Roland Berger pour ne pas le nommer, cette étude est critiquée par les acteurs du tourisme eux-mêmes qui se plaignent de ne pas avoir été associés à ce travail.
5 grands axes, 20 actions prioritaires qui se déclinent en 160 mesures couvrant la période 2010-2016. Un inventaire à la Prévert, une liste de mesurettes qui rappellent étrangement les études anciennes qui toutes tournaient autour des recommandations suivantes : améliorer la qualité du produit et des services, diversifier l’offre touristique, veiller à l’équilibre régional, créer une nouvelle génération de promoteurs hôteliers.
Et la population dans tout ça ? On touche ici à la gouvernance, à la démocratie et au processus de décision.
Très centralisé et très professionnalisé, le secteur ne laisse pas de place à la société civile dans les choix stratégiques en matière de tourisme. Les ONG spécialisées sont quasiment inexistantes. Et pourtant l’implication des habitants et des partenaires concernés dans la définition d’un programme d’action qui concerne le territoire sur lequel ils vivent et qu’ils connaissent mieux que quiconque est essentielle. Les promoteurs touristiques se doivent impérativement de respecter le milieu dans lequel ils s’installent. C’est-à-dire tenir compte des populations, de leurs modes de vie et des répercussions des projets sur leur territoire.
Ceux-ci en retour les aideront à développer une image de terroir, de nature, d’authenticité… image qui correspond tout à fait à une demande de plus en plus croissante du public.
Et le «all-inclusive»?
Il faudrait rapidement en finir avec cette formule qui parque le visiteur dans une garnison, une bulle aseptisée, climatisée et sécurisée de laquelle il ne sort que pour aller à l’aéroport. Drôle de tourisme où le touriste vit en autarcie, en vase clos, où il n’y a quasiment pas de rencontre entre ce dernier et l’habitant, ou plutôt un simulacre de rencontre à l’aéroport, à la frontière, frontière passoire, béante pour l’un et frontière grillagée pour l’autre. «Pensez-vous que le touriste est un être stupide qui vient chez-nous uniquement pour manger, dormir et bailler au bord de l’eau?», s’exclama un jour à juste titre notre ami Raja Farhat.
* Secrétaire général de l’AERE – Hammamet.
Illustration: De gauche à droite et de haut en bas, Espace Ken, hôtel de charme Résidence Sultana, Dar Zaghouan et Dar Horchani.
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