Prix Nobel ou pas, il n’y a pas de quoi pavoiser lorsque la croissance flirte avec la récession et que les fondamentaux économiques virent au rouge.
Pr Moez Labidi*
Aujourd’hui, la Tunisie fait la Une de tous les médias du monde, non pas pour un attentat meurtrier, mais plutôt pour l’attribution par la plus prestigieuse des distinctions internationales, le prix Nobel de la paix 2015. La transition politique a décroché donc son prix Nobel, la transition économique, elle, attend encore au guichet.
En dépit des premiers signes d’amélioration de la croissance du partenaire européen, la croissance tunisienne reste anémique.
L’entrée dans le tunnel de la récession technique avec deux trimestres consécutifs de recul du produit intérieur brut (-0.2% au T1-2015 et -0.7 au T2-2015) jette une autre dose d’incertitude sur le climat de morosité qui envahit actuellement l’environnement des affaires en Tunisie, et renforce les anticipations d’une croissance négative aux troisième et quatrième trimestres 2015.
Alors que l’entrée de la Tunisie dans cette récession technique est sur toutes les lèvres, certains indicateurs montrent tout de même des signes d’amélioration: taux d’inflation, déficit commercial, investissements étrangers… Une situation atypique, une situation paradoxale.
Dans le présent billet, nous allons d’abord chercher à élucider ce paradoxe à travers l’analyse de certains indicateurs macroéconomiques. Ensuite nous reviendrons sur les conditions nécessaires pour renouer avec une croissance solide. Enfin, nous relèverons les atouts et les défis de la Tunisie nobélisée.
L’inflation: une sagesse en trompe-l’œil
Sur le front de l’inflation, la sagesse l’emporte. En septembre 2015, les prix à la consommation ont augmenté de 0,3% ; maintenant, le taux d’inflation est à 4,2% pour le troisième mois consécutif [Figure 1]. Cependant, il ne faut pas crier vite victoire.
Certes, certains observateurs hâtifs peuvent se réjouir et déclarer que la bête immonde est en train de rentrer au bercail et qu’il faut se préparer à une amélioration du pouvoir d’achat. Mais en fait, il n’en est rien.
Il y a, en effet, d’un côté, les efforts déployés par le ministère du Commerce et les services des douanes pour traquer la contrebande et les circuits du commerce parallèle qui commencent à porter leurs fruits. Mais de l’autre la morosité du climat social et du climat des affaires pèsent sur la demande, atténuant ainsi les pressions inflationnistes.
La crise qui frappe le secteur touristique et ses répercussions négatives sur la demande de produits alimentaires et les autres produits de consommation courante a contribué fortement au plombage de l’inflation. Autrement dit, une surproduction qui explique la sagesse de l’inflation.
Or, tout laisse à croire que les producteurs seront amenés, tôt ou tard, à réajuster leurs offres aux nouveaux besoins du marché.
De ce fait, un trend haussier de l’inflation pourrait voir le jour dans les mois à venir.
D’ailleurs, avec une inflation sous-jacente (hors énergie et produits alimentaires) à 4,8%, il n’y a pas de quoi exulter.
Le déficit commercial n’a pas dit son dernier mot
Une nette amélioration du solde commercial a été enregistrée sur les 8 premiers mois de 2015. Le déficit a été ramené à 8.599,4 MD contre 9.408 MD en 2014, pour la même période, soit une chute de 808,6 MD [Figure 2].
Des signes d’amélioration qui cachent de mauvaises performances structurelles. Rappelons que les bons résultats du secteur agricole (les records d’exportations d’huile d’olive multipliant par six le chiffre des recettes de la saison 2013-2014 (1902 MD cette année contre 291 MD un an auparavant) sont étroitement liés à une bonne saison. Une situation qui n’incite pas à céder à l’optimisme.
Du côté des exportations, ce sont plutôt les performances du secteur agro-alimentaire (+121,3%) qui expliquent la légère hausse de 0,8%, observées au terme des 8 premiers mois de 2015. Rappelons également que les gains enregistrés grâce aux exportations agricoles ont été grignotés en partie par les mauvais résultats de l’énergie (-49.8%), des produits miniers et phosphates (-43,0%).
Et du côté des importations, ce sont l’effet de la réduction de la facture énergétique (-20,8%) conjugué à la chute des importations des produits miniers et phosphates (34,6%) qui expliquent l’essentiel de la chute des importations. Les importations des biens d’équipement, qui sont retenus comme un indicateur avancé de la reprise de l’investissement, enregistrent une hausse de 1,8% pour les 8 premiers mois de 2015, largement expliquée par l’achat d’un avion pour renforcer la flotte de Tunisair (269,5MD).
D’ailleurs, sur les 7 premiers mois de 2015, une très nette chute a été observée, ce qui pourrait conforter le scénario de la récession.
Les investissements étrangers : l’illusion de l’attractivité
Malgré la morosité du climat des affaires et la détérioration du contexte sécuritaire après les attentats du Bardo et de Sousse, les flux d’investissements étrangers à destination de la Tunisie ont enregistré une hausse de 41% au cours des huit premiers mois de l’année 2015 par rapport à la même période de l’année 2014 (1.622,6 millions de dinars contre 1.150,6 MD en 2014).
Une très nette hausse de l’investissement étranger au moment où la Tunisie perd 5 places dans le dernier classement de Davos (92e contre la 87e lors du classement de 2014-2015) et une perte de 60 places par rapport au classement de 2010-2011.
Est-ce le signe d’un rebond de l’attractivité du site Tunisie?
En fait, il n’en est rien. Il n’y a ni l’odeur de l’amélioration du climat des affaires, ni l’espoir de la création de richesses et d’emplois.
Côté investissements directs, la hausse de 19,7% concerne plus le secteur énergétique qui a enregistré une hausse de 34,6% alors que la Tunisie n’a pas attribué de nouveaux permis dans ce secteur. Une hausse largement expliquée par des investissements de développement, dont l’objectif est d’accroître les capacités de production.
Côté investissements de portefeuille, le tsunami (+320%) traduit l’engouement pour le titre SFBT, après l’autorisation du régulateur, accordée aux non-résidents, de détenir jusqu’à 66,66% du capital d’une entreprise tunisienne.
Peut-on laisser la Tunisie s’enliser dans la récession?
Un des enjeux essentiels reste le démarrage d’une dynamique de réforme dans un climat social miné et politiquement incertain.
Comment redresser la compétitivité-qualité de l’appareil productif et la réorienter vers les secteurs innovants, dans un pays où l’absentéisme et l’irresponsabilité gouvernent le comportement d’une large fraction des citoyens?
Comment réussir une réforme en profondeur du secteur financier capable de déboucher sur une Banque centrale crédible, un secteur bancaire solide, et un marché financier profond, sans aucune reculade devant le lobbying du syndicat et des milieux d’affaires?
L’annulation du projet de création d’une société de gestion d’actifs (Assets Management Company), par les professionnels du tourisme, nous offre un bel exemple.
Jusqu’à quand la Tunisie restera-t-elle orpheline d’une réforme sérieuse de son système éducatif ? Jusqu’à quand l’administration et l’entreprise tunisienne resteront-elles privées de cadres de bonne qualité?
Jusqu’à quand la famille tunisienne, et plus précisément son budget, supportera-t-il le coût financier de l’échec des politiques économiques et son corollaire la dégradation des services publics (taxi, louage et carburant pour échapper au transport public; cours de soutien et enseignement privé pour fuir la mauvaise qualité de l’enseignement public; foyers privés et location d’appartements pour des étudiants dégoutés de l’insalubrité des foyers universitaires étatiques, installations d’alarmes de plus en plus sophistiquées du moment que la police de proximité est ailleurs…)?
Pourquoi tant de dépenses étouffantes pour le budget des ménages, dans un pays où le pouvoir d’achat est déjà sur un trend baissier?
Certes, le processus de réforme sera long et complexe, mais l’attentisme et l’hésitation qui gouvernent la gestion des dossiers les plus brûlants (code d’investissement, réforme fiscale, Partenariat public-privé, restructuration des entreprises publiques…) demeureront un indicateur avancé de notre incapacité à déclencher cette dynamique de réforme.
Capitaliser économiquement le prix Nobel de la paix
Le déficit de confiance a été comblé par une dose de dialogue national.
Un dialogue couronné aujourd’hui par le comité Nobel. Mais le déficit commercial et le déficit budgétaire attendent toujours une dose de rénovation du dispositif réglementaire et de l’appareil productif. Parce que le passage à une économie d’innovation dans un pays où la compétitivité est en berne, est inéluctable.
Misons sur ce sentiment de fierté d’appartenir à la Tunisie démocratique pour faire renaître l’espoir. Car, il n’y a pas de quoi pavoiser lorsque la croissance flirte avec la récession, lorsque les fondamentaux économiques virent au rouge, lorsque la nébuleuse terroriste plane sur le site Tunisie. Un grand merci au comité Alfred Nobel de nous avoir attribué cette prestigieuse distinction.
Un grand merci au comité Nobel de ne pas avoir braqué ses projecteurs sur cette réalité économique et sociale amère! Un prix Nobel de la paix orphelin de la sagesse syndicale, privé de la citoyenneté du patronat, et handicapé de l’audace du gouvernement, restera tout simplement une page glorieuse, enseignée dans les livres d’histoire, à des écoliers promis inévitablement au chômage!
Alors, capitalisons économiquement ce trophée:
– au niveau international, en renforçant l’action des délégations commerciales auprès des ambassades, en lançant une vaste campagne publicitaire pour le tourisme, axée sur cette consécration bien méritée, de type: «Alfred Nobel est déjà en vacances en Tunisie. Pas vous?!», en multipliant les rencontres avec les milieux d’affaires pour les convaincre de rejoindre le site Tunisie et aussi en engageant de nouveau les négociations avec les bailleurs de fonds bilatéraux pour alléger la contrainte d’endettement et transformer une partie de la dette en projets de développement;
– au niveau domestique en déployant plus de moyens pour gagner la bataille de la sécurité, en responsabilisant davantage les partenaires sociaux et en redémarrant la machine des réformes pour remettre la Tunisie sur le chemin d’une croissance solide et inclusive.
Les retombées positives de ces actions ne peuvent que redorer le blason de l’économie tunisienne.
Bref, osons l’action plutôt que la résignation et les déclarations. Osons nous affranchir d’un syndicalisme de blocage, d’un entrepreneuriat de rente et d’un gouvernement d’hésitation et de demi-mesures. Osons faire respecter la loi avant que les hors-la-loi ne dictent la leur. Et «prenons garde d’entrer dans l’avenir à reculons» comme nous le rappelait Paul Valérie.
** Cet article a été publié par le ‘‘Billet économique’’ de l’intermédiaire en bourse Mac SA (n°24, octobre 2015) sous le titre: «La Tunisie face au spectre de la récession: Evitons que la «recrise» étouffe la reprise».
* Professeur à la Faculté des sciences économiques et de gestion de Mahdia, conseiller économique auprès de Mac SA.
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