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Alain Rey et Salah Stétié : L’hommage à Abdelwahab Meddeb

Abdelwahab-Meddeb

Un an après la mort de Abdelwahab Meddeb, la Tunisie est orpheline d’un intellectuel engagé et d’un farouche militant contre l’obscurantisme.

Transcrit et présenté par Mohamed Sadok Lejri

Abdelwahab Meddeb fut un penseur courageux et de grand talent, un écrivain et universitaire prodigue, et un poète d’une remarquable envergure. Ses ouvrages, plus d’une trentaine, contribuèrent à lever la méconnaissance de l’islam par les Occidentaux, à explorer ses diverses facettes, mais également à pointer les maux qu’il n’avait cessé d’écrire et de décrire, parmi lesquels l’extrémisme, dont soufrent les musulmans d’aujourd’hui. Il n’a pas hésité à analyser et à critiquer la vision qu’ont ces derniers des textes sacrés. Avec sa mort, c’est une perte immense, colossale pour la pensée arabe.
Un hommage lui a été rendu, le vendredi 30 et le samedi 31 octobre 2015, à la Bibliothèque nationale de Tunisie. Les communications ont été d’une très grande qualité et de prestigieux invités y ont participé. On a enregistré et retranscrit deux d’entre elles sous forme de verbatims, celles d’Alain Rey et de Salah Stétié, pour qu’elles ne sombrent pas dans l’oubli. Ces communications émises par deux des derniers dinosaures vivants sont d’une grande valeur intellectuelle et humaine. Amina, l’épouse du regretté Abdelwahab Meddeb, fut appelée au rôle de modératrice. Alain Rey et Salah Stétié ont parlé de l’écrivain à bâtons rompus, ce qui pourrait expliquer cette impression d’être en face d’un texte désorganisé et incohérent. Toujours est-il que leurs témoignages sont sincères et profonds.

Amina Meddeb : C’est une table-ronde prestigieuse pour la langue française. Je vous présente rapidement les trois intervenants, bien qu’ils soient célèbres. A ma gauche, Alain Rey, linguiste, lexicographe, directeur littéraire des éditions le ‘‘Robert’’ : le ‘‘Grand Robert’’, le ‘‘Petit Robert’’, le ‘‘Dictionnaire Historique de la langue française’’, le ‘‘Robert des noms propres’’… Abdelwahab Meddeb a collaboré à ce dernier, soit le ‘‘Robert des noms propres’’. Il a toujours été très reconnaissant à Alain Rey pour lui avoir donné la chance d’y participer et d’avoir donné une place beaucoup plus grande qu’habituellement à la culture arabo-islamique (…). La première rédaction du ‘‘Robert’’ a eu lieu à Alger. C’est amusant de voir que le plus important dictionnaire de langue française a commencé en Afrique du nord. Cette grande aventure du dictionnaire Robert s’étend entre les deux rives de la Méditerranée. Alain Rey est aussi auteur de nombreux ouvrages passionnants sur l’Histoire des mots. Il a écrit tout un livre sur le mot «révolution» (‘‘Révolution, histoire d’un mot’’) qui est sorti à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française… Je ne citerai pas tous ses ouvrages, il y en a beaucoup. Vous avez la parole Alain.

Alain-Rey

Alain Rey.

Alain Rey : Merci beaucoup Amina. Je préciserais qu’Amina a collaboré au Dictionnaire ‘‘Robert’’ d’une manière tout à fait significative, pour un des dictionnaires qui était en élaboration à Paris, et qu’elle aussi est lexicographe. Je dis elle aussi parce que le lexicographe dont je vais parler n’est pas très célébré et est insuffisamment connu : c’est Abdelwahab Meddeb. Il est venu me trouver, il venait d’arriver à Paris depuis peu de temps, et je pense que son recrutement et sa collaboration ont une signification.

La voici : il est arrivé à Paris et on lui avait demandé de s’occuper pour ce dictionnaire, qui est un dictionnaire des noms propres, donc encyclopédique d’une certaine manière, de l’art italien parce qu’il venait de faire un travail universitaire remarquable sur Michel-Ange. Ça a toujours été un immense admirateur de la Renaissance italienne et un connaisseur admirable et étonnant de l’art italien.

Je me suis trouvé un jour avec lui, beaucoup plus tard, à Florence, et j’ai été un peu ébloui. Nous avons conversé sur les lieux que nous visitions et ses connaissances, sa sensibilité… Parce que, chez Abdelwahab, la connaissance allait de pair avec l’émotion. Je pense que c’est cela qui a fondé sa capacité à s’engager dans les attitudes qu’il a pu prendre politiquement et culturellement par la suite.

Lorsqu’il est arrivé à Paris, j’ai trouvé quelqu’un d’extrêmement intelligent, très fin, mais sur ses gardes. Nous avons discuté assez longuement et j’ai tout de suite senti qu’il avait une méfiance fondamentale envers cette institution, celle de l’ensemble des dictionnaires le ‘‘Robert’’, peut-être parce que l’instigateur, qui n’y travaillait plus beaucoup, mais qui avait été à l’origine du projet, était un pied noir d’Algérie… Avec cette mentalité d’Algérie française qui a eu tellement de mal à se dissoudre dans la réalité au cours de l’Histoire.

Abdelwahab Meddeb a, par la suite, vous allez le voir, produit des textes qui n’ont pas eu l’heur de plaire à la direction de cette maison d’édition. J’ai été obligé de jouer les modérateurs et les conciliateurs. Vous allez voir ce qui s’est passé.

Parlons d’abord d’Abdelwahab lui-même : j’ai été frappé… par sa beauté d’abord ! Par son regard ! J’ai été frappé par son intelligence et sa retenue. C’était quelqu’un, je ne dirais pas forcément modeste, car je pense qu’il avait conscience de sa valeur et de ses qualités, c’était quelqu’un qui était un peu sur ses gardes dans ce milieu franco-français et parisien. Loin de tomber dans le parisianisme, il a toujours été extrêmement méfiant, puisque ses pulsions l’amenaient vers l’universel, ce qui était admirable pour le genre de travaux qu’on lui proposait. Je lui ai dit, très vite, pourquoi voulez-vous vous en tenir à l’Histoire de l’art ? Et, plus tard, il va collaborer à un projet de l’Histoire de l’art, dans un dictionnaire plus développé, mais j’ai très vite vu que c’était la personne qu’il fallait pour avoir une vision synthétique, mais en profondeur, de la culture arabo-islamique classique. Je me suis dit que jamais je ne trouverai quelqu’un d’aussi apte à le faire. Il n’était pas encore connu, il était tout jeune, mais, visiblement, sa connaissance, et sa connaissance des langues en particulier, était remarquable… Ce qui me fait faire une petite parenthèse sur l’intitulé de cette table-ronde qui, comme vous le constatez, ne l’est pas ! C’est la perversité de la langue. Une table-ronde et longitudinale… Il faut dire que la langue française n’est pas là pour la langue française, elle est là pour le langage. Toute langue de culture… Et toute langue est une langue de culture, y compris quand elle est parlée par cinq personnes au fin fond de l’Amazonie, est capable d’accéder à cette dimension supérieure qu’est le langage dans l’absolu.

Abdelwahab me l’a montré d’une manière concrète par sa double connaissance d’une part d’une langue très vivante, d’une langue très bouillonnante, qui est l’arabe de Tunisie, et d’autre part d’une langue «morte», mais avec un impact culturel considérable comparable à celui du latin ou du grec ancien, qui est l’arabe classique qu’il connaissait parfaitement. Cette double connaissance, ce bilinguisme interne, entre une langue de grande culture, l’arabe classique, qui n’est la langue maternelle d’aucun locuteur et d’une langue très vivante imprégnée de cette présence profonde en terre tunisienne… Tout ceci faisait que je voyais dans ce jeune homme l’idéal de la collaboration que je cherchais pour traiter d’Averroes, pour traiter de tous les grands noms de la civilisation arabo-islamique qui ont été évoqués tout à l’heure, d’une manière simple et accessible aux lecteurs.

J’ai tout de suite vu qu’Abdelwahab Meddeb était un vulgarisateur-né. Quand je dis vulgarisateur, je le dis en tremblant parce que c’est un mot affreux, un mot affreux qui recouvre une réalité merveilleuse. Car rien n’est plus beau que de vulgariser. Mais, malheureusement, le mot «vulgaire» a eu des malheurs en français avec des connotations que l’on aimerait voir disparaître. C’est le problème avec la langue, les mots sont pleins de pièges, ce sont des farceurs, ce sont des attrapeurs, ce sont des… Non pas des êtres vivants, mais des entités que seuls les locuteurs font vivre. La métaphore qui fait qu’on a parlé très longtemps, un peu trop longtemps, trop facilement, de la vie des mots (et de la mort des mots), une expression qui doit être reprise complètement parce que ce ne sont pas les mots qui vivent, les mots sont éternels; les mots de Virgile, les mots d’Homère sont absolument éternels. En tout les cas, sur le plan culturel et universel et dans la mesure où ils sont traduisibles, on peut les passer dans toutes les langues. Il se trouve que je suis un spécialiste de la langue française, c’est un hasard, c’est ma langue maternelle. J’ai toujours eu la plus grande admiration pour ceux et celles dont la langue maternelle n’est pas le français, mais qui l’ont choisie et qui savent s’en servir d’une manière admirable. Je n’ai qu’à regarder cette table ronde en m’oubliant et vous verrez qu’à côté de moi il y a quelqu’un [Salah Stétié] qui, venant de l’arabe comme Abdelwahab Meddeb, a su devenir un des grands poètes en français.

Et là, je ferais une petite parenthèse pour critiquer un mot qui, par ailleurs, est conçu comme sympathique : «francophone» (et «francophonie»). Un grand écrivain marocain, quand on lui dit «vous êtes un écrivain francophone», il répond «non, je suis un écrivain marocain qui écrit en français». Je pense que c’est comme ça qu’il faut voir les choses. C’est qu’une langue, à partir d’un certain moment de maturation, de pratique historique, de profondeur, de pensées naturellement héritées de grands cerveaux du passé, monte tellement en importance jusqu’à représenter à elle seule la totalité des possibilités du langage en tant que fonctionnalités et possibilités humaines. On est donc tout à fait dans la définition de l’humanisme; l’humaniste est forcément quelqu’un qui est dans le langage.

De même que l’inconscient, disait Lacan, est structuré comme un langage et qu’il n’y a pas d’autre moyen que le langage pour accéder au conscient et à l’inconscient, au collectif et à l’individuel, au sentiment et au rationnel, mais aussi, ne l’oublions pas, au mensonge. Le langage est la meilleure et la pire des choses à la fois. Et c’est cette ambiguïté qui fait que l’on peut s’en servir de mille façons, vers la beauté, vers la poésie et vers l’horreur, avec la langue de bois, avec toutes les déformations du langage, qui sont le propre d’une partie du discours politique et publicitaire, ce sont des rhétoriques très fortement apparentées.

Ce que nous essayions collectivement de faire, quand on préparait ce ‘‘Dictionnaire des noms propres’’ du monde entier, c’était de sortir de toute apparence de conviction pour transmettre une émotion et un contenu mental très complexe. Et là, Abdelwahab s’est manifesté parmi les rédacteurs que j’étais censé conduire, mais, en réalité, ils me conduisaient… Vous savez, c’est toujours le renversement des perspectives…

On dit que l’écrivain est maître des mots, on se demande souvent si ce ne sont pas les mots qui sont les maîtres des écrivains, parce qu’un écrivain peut être conduit par le langage qui est si riche et rempli de tellement d’intentions disparues, de continuités du passé, de messages culturels qui ne sont plus entièrement décodables, que le langage nous apporte quelque chose de plus que ce que nous disons. Il suffit de recourir à l’étymologie pour faire dire à une phrase, fut-elle la plus banale, autre chose que ce qu’elle dit et plus que ce qu’elle dit. Ceci justifie ma propre passion qui consiste à chercher des mots derrière les mots et à faire partager le savoir à des gens qui connaissent parfaitement ces mots, mais qui ignorent en partie ce qu’ils transmettent et ce qu’ils ont pu transmettre par le passé (…).

L’on trouve dans cet espèce d’éventail qu’est le dictionnaire, le vocabulaire d’une époque, c’est-à-dire la quasi-totalité des attitudes, des passions, des erreurs aussi et des savoirs d’une époque à un moment donné. Et cela, nous en avons souvent parlé, Abdelwahab et moi-même, il se trouve que là le vecteur était la langue française. Je dirais presque par hasard. S’il était tombé sur un dictionnaire qui se faisait à Rome, en italien, avec son amour de l’Italie, je crois qu’il aurait fait la même chose. Donc là, la langue française, nous le voyons clairement, n’est jamais que la représentante tout à fait partielle, mais en même temps assez puissante (une parmi beaucoup d’autres), d’une réalité commune qui est à transmettre.

Quand j’ai proposé à Abdelwahab de prendre en charge la culture islamique générale, ne pensez pas qu’il a accepté avec enthousiasme, il a commencé par refuser. J’ai tout de suite vu qu’il ne refusait pas parce qu’il était inquiet du niveau de ses connaissances; il refusait parce qu’il se demandait s’il allait vraiment donner le fond de sa pensée pour un projet qui lui paraissait encore un peu douteux et coloré de ce nationalisme rétro qui se cache dans beaucoup de dictionnaires.

Vous savez, au XIXème siècle, la grande mode était d’appeler le dictionnaire et la grammaire, dictionnaire national et grammaire nationale. Ceci est un terrible péché parce que c’est tout sauf national. Une langue comme le français en particulier, ça sera encore plus vrai de l’anglais, c’est évidemment vrai de l’arabe et c’est vrai du chinois, est une langue qui peut transmettre de multiples cultures de manière spontanée. J’estime que quand un écrivain africain, un écrivain maghrébin ou un écrivain des Caraïbes, un écrivain chinois ou un écrivain afghan (nous avons des exemples de prix Goncourt récents), s’expriment par choix en langue française, ce n’est pas la langue française qui lui fait un cadeau, c’est lui qui fait un cadeau à la langue française en lui donnant un aspect de sa culture.

J’ai une immense admiration pour beaucoup d’écrivains maghrébins et africains, je pense toujours à Amadou Hampâté Bâ que j’ai tenu à rencontrer et qui a su faire passer dans un français admirable quelque chose qui n’était ni dans les gènes celtes, ni latins, ni germaniques, ni francs… Quelque chose qui n’était pas du tout dans les racines de la langue française.

Toute langue est par nature impure, c’est cette impureté qui fait sa qualité. La langue pure est une vision fictive et un danger parce que ça amène à la normalisation : la normalisation, c’est la mort. J’ai fait, récemment, un livre qui s’appelle ‘‘L’amour du français’’ dont le sous-titre est «Contre les puristes et autres censeurs de la langue». Des gens de l’Académie française, certains sont mes amis, comme Pierre Nora, n’étaient pas tout à fait contents de cela. Tout essai de normalisation d’une langue a vocation à ne pas transmettre autre chose qu’elle-même.

Là, je vais honorer le travail de traducteur en la personne de Abdelwahab Meddeb parce qu’on s’est demandé s’il était un passeur ou non ? Bon, «passeur» est un mot qui, aujourd’hui, a des malheurs et qu’on a du mal à évoquer, mais là c’est dans le sens de passeur d’idées, passeur de sentiments, au sens général du verbe «passer». Je dirais plus volontiers traducteur, mais traducteur au sens propre du latin «trans + ducere» qui veut dire «conduire à travers», «conduire ailleurs».

Je reprendrais une partie du très beau débat que nous avons eu tout à l’heure pour dire que si Abdelwahab se voulait ailleurs que quelque part, ce n’était pas pour être nulle part, c’était pour être autre part, autre part et ici en même temps. C’est ça, bien évidemment, qui fait cette dialectique que l’on peut reprendre philosophiquement, que l’on peut reprendre aussi d’une manière vulgaire et spontanée. Une dialectique que j’ai vue chez lui entre la méfiance à l’égard de ce qu’on lui demandait de faire et l’amour de cela. Sa décision positive (celle de collaborer au ‘‘Dictionnaire Robert’’) est passée par l’amour de la Tunisie, et par l’amour de la Tunisie l’amour pour la langue arabe, et par l’amour pour la langue arabe le désir de «faire passer» simplement et en langue française. Il en était, bien évidemment, plus que capable.

Les contenus majeurs d’œuvres dont certaines m’étaient assez familières… J’ai toujours été un très grand admirateur d’Ibn Khaldoun qui, je pense, est le père de la sociologie d’une manière absolue et le père de la sociolinguistique d’une certaine manière parce que ses remarques sur la langue arabe, sur la modification du langage des bédouins quand il y a eu urbanisation etc. sont un modèle de ce qui va pouvoir se passer plus tard, beaucoup plus tard. Il m’est arrivé de discuter sur la langue française avec Abdelwahab, ça l’intéressait, il aimait bien ça. Encore plus tard, il m’a invité à son émission, ‘‘Cultures d’Islam’’, après la sortie d’un de mes livres qui s’appelle ‘‘Dictionnaire amoureux des dictionnaires’’.

Dans ‘‘Dictionnaire amoureux des dictionnaires’’, probablement pour la première fois en langue française, une part très importante était consacrée aux dictionnaires arabes, pour une raison bien simple, c’est que le mot «dictionnaire» apparaît en français et dans les langues occidentales à la Renaissance, il en est de même pour «encyclopédie», alors que la chose avait été pratiquée par la civilisation arabo-islamique à partir du IIème siècle/IIIème siècle de l’Hégire. Je ne l’avais pas mal développé, ceci, et Abdelwahab, comme toujours, allait un cran plus loin de ce que l’on pouvait dire.

Abdelwahab m’a montré par un article, il n’était pas de lui mais d’un historien des sciences, que l’apparition du dictionnaire arabe était à peu près contemporaine du développement de l’algèbre, ça  représentait la possibilité combinatoire de créer de la parole à partir de ce qui est virtuel. C’est le secret du passage du langage comme aptitude abstraite à la langue et au discours. En fait, c’est le résumé de tout le programme de la linguistique moderne. Tout ceci montre à quel point l’interrelation ente les deux cultures, l’occidentale et l’orientale… «Oriental» étant d’ailleurs un mot curieux puisque les références étaient souvent maghrébines et «Maghreb» veux dire «Occident». Tout ça est relatif. Il m’est arrivé, tout récemment, de participer à un débat passionnant à Naples, à l’Université «Orientale» justement, où il y a beaucoup de travaux sur la culture arabo-islamique, sur la nature même de ces mots «orient» et «occident», lesquels sont des pôles, des pôles incertains, des pôles relatifs, qui ont été manipulés dans tous les sens, mais il ne reste pas mois qu’orient veut dire «le soleil qui se lève» et occident «le soleil qui se couche» (du latin cadere, tomber). C’est peut-être prémonitoire de ce qui allait se passer dans la globalisation tragique de l’Histoire actuelle.

Le pessimisme et l’optimisme mélangés, la vérité et le mensonge, les horreurs de l’Histoire et en même temps la course vers la beauté, tout ceci était représenté par Abdelwahab Meddeb d’une manière irremplaçable. Je finirais par une touche d’émotion parce que je ne peux pas penser à ce passé qui, pour moi, est très récent, alors qu’il est ancien (quand on est vieux, le temps se contracte, surtout le passé)… Le désespoir dans l’absurdité de la vie et de la mort fait que des gens exécrables vivent des siècles et que des gens merveilleux meurent trop jeunes. Merci.

Amina Meddeb : Pour l’anecdote, je voudrais juste rappeler que lorsqu’Abdelwahab a collaboré au ‘‘Robert des noms propres’’, c’était précisément l’article «Algérie» qui avait causé des problèmes. Paul Robert était un pied noir et a décidé de le réécrire complètement…

Alain Rey: Je rajoute un mot pour blanchir un petit peu la mémoire de Paul Robert. Je me suis arrangé pour qu’ils se rencontrent et je peux vous dire que Paul Robert a fondu devant la personnalité d’Abdelwahab. Il disait «Mon petit Abdou» de lui. Du coup, tout a passé ou à peu près…

Amina Meddeb : Paul Robert a quand même réécrit l’article «Algérie» ?
Alain Rey : Il a changé trois phrases. Ou plutôt, Paul Robert a fait changer trois phrases. J’ai ensuite repris le texte pour le rendre… compatible.

Salah-Stetie

Salah Stétié.

Amina Meddeb : (…) Je vous présente rapidement un autre ami d’Abdelwahab : le grand poète Salah Stétié. Salah vient souvent en Tunisie, tout le monde le connait. Il avait une proximité avec Abdelwahab, une proximité intellectuelle, une proximité de parcours aussi. Salah Stétié est aussi bilingue. Il est né et a grandi au Liban. Il a fait une partie de ses études au Liban, ensuite, comme Abdelwahab, il a rejoint la Sorbonne. Il a commencé par écrire de la poésie et est devenu ami des grands poètes français comme André Pieyre de Mandiargues, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Michel Deguy (qui est là). Salah Stétié s’intéresse beaucoup à la peinture et a collaboré avec de grands peintres, je cite Pierre Alechinsky et Antoni Tàpies. Il est aussi, comme Abdelwahab, un grand connaisseur de la tradition littéraire arabe, de la poésie arabe. Il est aussi traducteur et a été traduit en arabe. Il a écrit plusieurs essais sur l’art. Il a écrit un livre sur Fez…

Salah Stétié : Sur les trois médinas : Tunis, Alger et Fez.

Amina Meddeb : Tout ça pour vous dire à quel point Abdelwahab et Salah étaient amis. Je lui cède la parole.

Salah Stétié : Merci Amina. C’est, pour moi, un moment d’émotion, un moment très particulier que d’évoquer Abdelwahab à Tunis, chez lui, ville où il m’a promené quelquefois. Il connaissait cette ville sur le bout des doigts et sur le bout de la langue. Il m’emmenait dans des «zanqa», dans des petites rues, où il me montrait des choses que je n’avais jamais vues auparavant, moi qui ai très souvent circulé dans la médina de Tunis en regardant tout.

Le hasard veut que je pense à Abdelwahab tous les jours. Au Liban, j’ai une maison toute en longueur avec un mur, une surface de vitrage, sur le jardin. Et, Abdelawahab, chaque fois qu’il venait déjeuner chez moi, apportait avec lui son saumon cru. Il n’apportait pas avec lui sa bouteille de vin. Il savait que ma cave était pleine de bouteilles de vin, une cave de vieil ambassadeur, il y avait du vin que je ne buvais plus; j’étais trop vieux pour descendre dans la cave. Abdelwahab descendait dans la cave et remontait cinq ou six bouteilles, il les ouvrait et puis versait leur contenu dans le levier en me disant : «Ce vin est madérisé !» C’était un Mouton Rothschild de quarante ans. Il redescendait et trouvait le vin qu’il voulait, en passant devant mon jardin…

C’était comme ça tous les jours. Je crois que je pense à lui autant qu’Amina et Hind par la force des choses. Je pense à lui parce qu’il y a peu de morts qui laissent ce qu’on appelle un «vide». Et, Abdelwahab, dans la vie de beaucoup d’entre nous, a laissé un vide.

Je le dis comme témoin de l’islam, Abdelwahab a laissé un vide considérable au niveau de la Oumma entière, même si la Oumma ne le sait pas. Il était doté d’une immense culture arabe, française et occidentale, chinoise et japonaise aussi ; il avait une vision globale de la culture du XXème et du XXIème siècle. Abdelwahab avait véritablement une espèce d’ouverture qui faisait qu’on pouvait parler avec lui de choses qu’on croyait être parmi les rares à connaître… Mais qu’il connaissait !

Je me souviens d’un colloque à Berlin où on avait été invité à parler des villes arabes d’Orient et d’Occident. Il y avait Adonis, moi… Disons des «autorités en la matière». Je connaissais bien le Liban, je connaissais bien la Syrie, je connaissais bien le Proche-Orient, y ayant beaucoup circulé, et Abdelwahab est arrivé en retard. Nous avons pratiquement épuisé ce que nous avions à dire et on s’apprêtait à lever la séance. Abdelwahab a pris la parole, d’abord par politesse, il l’a gardée pendant une heure… Et tout ce qu’il a dit, nous ne l’avions pas dit ! C’est dire à quel point cet homme avait des réserves. Ces réserves, il les montrait d’une manière extraordinaire quand il recevait quelqu’un dans son émission ‘‘Cultures d’Islam’’, j’y étais quatre ou cinq fois. Vous parlez de ce que vous avez fait, du livre que vous venez présenter, d’une idée que vous venez explorer en public… Abdelwahab, dans son émission, prenait la parole et puis la gardait, ça pouvait durer jusqu’à la fin de l’émission ! C’était très étonnant, c’était d’une certaine façon des émissions pas toujours gratifiantes, parce qu’on se disait qu’on n’a pas eu le temps de tout dire, mais Abdelwahab avait tout dit! A vrai dire, ses émissions étaient aussi reposantes !

L’homme avait un nom prédestiné. J’y ai quelquefois pensé. Je crois à la vertu des noms. En français, Abdelwahab Mouaddab, c’est «Dieudonné l’initiateur» ou «le formateur», celui qui conduit vers la science, vers la sagesse. Abdelwahab «Dieudonné» et «Mouaddab» celui qui initie. Abdelwahab Meddeb, un nom admirable pour quelqu’un qui a fait de l’inspiration (il était poète) et de la transmission les deux axes de sa vie. Il l’a fait du début jusqu’à la fin.

Les débuts d’Abdelwahab ont été dans l’édition. Il a été un des premiers à s’intéresser avec Pierre Bernard, un éditeur qui avait ses bureaux à Montmartre, à la littérature arabe. Abdelwahab avait été son collaborateur immédiat et cet éditeur étrange, parce qu’à l’époque (nous sommes dans les années 1960) peu d’éditeurs s’intéressaient à la littérature arabe vivante. Eh ben, cet éditeur, Pierre Bernard dont je salue la mémoire, a décidé de traduire non seulement les classiques arabes, avec de grands traducteurs… Il a eu Berque comme traducteur pour les ‘‘Mouâallaqât’’ et d’autres noms admirables… Pierre Bernard est allé chercher un peu partout des auteurs de romans, au Liban, en Egypte… Il passait son temps à voyager dans le monde arabe, on ne savait pas que le monde arabe produisait des romans et Pierre Bernard le savait. Son bras droit, celui à qui il confiait les clefs de la boutique quand il n’était pas là, c’était Abdelwahab Meddeb, lequel devait avoir à l’époque, autant que je m’en souvienne, 27 ou 28 ans.

J’ai été un des premiers lecteurs des romans d’Abdelwahab Meddeb. Romans intéressants parce que les écrivains arabes, qu’ils écrivissent en arabe, en français ou dans d’autres langues, parlent toujours de ce qu’ils sont à l’origine, de leurs pays, de leurs expériences. Prenez de grands écrivains, prenez celui qui va peut-être obtenir le prix Goncourt, Hédi Kaddour : son premier roman parle de Tunis et de la présence française à Tunis. Prenez Ben Jelloun, il ne parle que de ce qui se passe au Maroc. Ceux qui écrivent en arabe, c’est la même chose. Je connais un écrivain arabe, un Norvégien d’origine irakienne, qui parle de Bagdad. Ses romans paraissent exotiques aux lecteurs norvégiens parce qu’il leur parle de Bagdad, ces gens des neiges rêvent autour de Bagdad. C’est un écrivain arabe qui ne peut pas s’arracher à sa terre.

Abdelwahab, dans ‘‘Talismano’’ et ‘‘Phantasia’’, quitte le monde arabe. Je l’ai comparé à Nerval; il y a chez lui une province du rêve qui vient pénétrer la réalité de son séjour parisien, mais aussi tunisien et marocain… Il s’en sortait très bien, Abdelwahab.
Il a curieusement une affiliation, une espèce de polarisation orientale. Ce Tunisien, ce Marocain, car, pour lui, la Tunisie et le Maroc sont deux pays complémentaires, c’est pourquoi il a arraché au Maroc la plus belle marocaine qu’il y eût au moment où ils se sont mariés… Et qui continue d’être aussi belle…

Cet homme rêvait de l’Orient. Ce n’est pas d’une manière innocente qu’il traduit et commente admirablement l’exil occidental. Pour Abdelwahab, l’Occident était une forme d’exil. Il a souvent été à Damas, parce que qu’il aimait le Moyen-Orient, à Beyrouth, parce que Beyrouth le traduisait. Il a été traduit par une des meilleures maisons d’édition du Liban, Dar al-Nahar. Il n’y a que les Libanais pour traduire en Orient du français à l’arabe. Il allait souvent au Liban et en Syrie, il s’arrêtait chez Ibn Arabi, dont la tombe est dans une montagne, là où il y a la résidence de l’ambassadeur de France qui m’y a reçu une ou deux fois. Ce dernier m’avait dit : «Voilà votre chambre, voilà votre lit.» C’était un lit immense parce qu’il avait été fait pour le Général de Gaulle, avant qu’il ne devienne le président de la république française, quand il était encore à la tête de la France libre. Donc, j’ai dormi dans le lit du Général de Gaulle, dans un lit héroïque ! Moi, j’allais plus loin parce que j’avais été formé par Massignon.

Massignon, c’était évidemment Al-Hallaj. Je ne m’arrêtais pas à Ibn Arabi, j’allais vers Al-Hallaj, lequel était enterré… Enfin, son cénotaphe était à Bagdad, au bord du Tigre. Et, malheureusement, Abdelwahab et moi, nous ne sommes jamais retrouvés devant la tombe d’Al-Hallaj, ni devant celle d’Ibn Arabi. Cela me désole parce que j’aurais voulu intensément communiquer avec lui.

J’ai curieusement aidé Abdelwahab à découvrir (il ne s’y intéressait pas vraiment) le problème des camps d’extermination nazis. J’avais été invité par des organisations juives, à la tête desquelles opérait un de mes éditeurs chez Albin Michel, Jean Mouttapa, à visiter le camp d’Auschwitz. Je ne sentais pas que je pouvais le faire encore. Il y avait le conflit israélo-arabe, j’étais ambassadeur du Liban, le Liban avait reçu des coups très sévères de la part d’Israël, vous me direz que ça n’a rien à voir, dans l’inconscient ça a beaucoup à voir. J’ai dit à Mouttapa : «Je ne peux pas y aller encore. J’irai. Tu connais mes amitiés juives, elles sont nombreuses, mais je ne peux pas le faire. Il y a un cadavre dans l’armoire et je ne veux pas le sortir, ce n’est pas mon travail de diplomate.» Je le faisais dans l’arène diplomatique. J’étais, à un moment donné, ambassadeur à l’Unesco, j’avais des débats avec la partie d’en face, c’est-à-dire avec le représentant d’Israël. Et j’ai dit à Abdelwahab : «Pourquoi n’irais-tu pas à ma place? Tu connais mes sentiments, tu connais ma position diplomatique. Pourquoi ne le ferais-tu pas, toi ?» Il a dit : «D’accord, j’y vais.» Il y a été et il a gagné à la fois une espèce de dimension qu’il n’avait pas encore connu de l’intérieur (il vivait dans un milieu purement lié à la littérature et à l’édition françaises dans ses rapports avec la culture arabe). Et là, il a été très impressionné ! Il a gagné un éditeur, ses grands livres dont celui avec Benjamin Stora, ‘‘Histoire des relations entre juifs et musulmans’’, sont parus chez Albin Michel. Il a gagné aussi une troisième dimension dont il parle admirablement bien dans ses livres : l’accueil de l’Autre, que cet accueil fut d’un côté ou de l’autre.

Abdelwahab Meddeb était directeur d’une revue. Le titre de cette revue est tout à fait à l’image d’Abdelwahab, qui dit à la fois la difficulté, la complexité, mais aussi la nécessité de traverser la vérité très difficultueuse de l’existence. Sa revue admirable, thématique, paraissait une fois par an : ‘‘Dédale’’. Cette revue me rappelle un peu un journal yéménite que j’ai eu entre les mains, ‘‘L’étoile du Yémen’’, dont le sous-titre disait : «Quotidien qui paraît quand les conditions le permettent». La revue d’Abdelwahab, ‘‘Dédale’’, formidable revue (si vous la trouvez, n’hésitez pas à vous la procurer), paraissait une fois par an. Le titre de cette revue, ‘‘Dédale’’, dit à la fois le héros de la traversée, celui qui va emprunter le labyrinthe le plus difficile, avec tous les dangers de se perdre, et qui réussit tout de même à passer de l’autre côté et à sortir du dédale…

J’ai beaucoup aimé Abdelwahab, je l’aime beaucoup, et tous les jours, en passant devant mon jardin, je pense à Abdelwahab.
Amina Meddeb : Merci beaucoup, Salah ! Je voulais juste dire que lors de la parution de son ouvrage publié par Michel Deguy, ‘‘Portrait du poète en soufi’’, tu lui as envoyé un message pour lui dire combien tu avais aimé ce texte. Il était ému aux larmes par les paroles que tu lui avais envoyées.

Salah Stétié : J’allais à la médiathèque de Montpellier pour y donner une conférence. J’avais reçu un exemplaire de ‘‘Poète du poète en soufi’’, un très beau recueil ! J’avais écrit à Abdelwahab un e-mail pour lui dire que ce livre était pour moi un «lingot de limpidité». Il ne répondait plus au téléphone. J’arrive à ma conférence, le téléphone sonne et j’ai Abdelwahab au bout du fil. Il me dit : «Salah, merci infiniment de ce que tu as dit de mon livre». Je lui dis : «C’est un très beau livre. Et, comment va ta santé, Abdelwahab ?» Et cet homme qui avait toujours la maîtrise de lui-même, je ne l’ai connu que maître de lui-même, éclate en sanglots et s’écrie : «Ça ne va pas, Salah, ça ne va pas !» Ça a été notre adieu, j’en pleure encore.

 

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