Le bilan de la révolution tunisienne, malgré la réussite relative de la transition politique, reste globalement mitigé. Décryptage…
Par Lassaâd Bouazzi*
Faire le bilan d’une «révolution» qui est à l’origine du changement du théâtre géopolitique du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord n’est pas une chose facile. C’est un travail qui nécessite une recherche laborieuse pour comparer de façon objective la période d’avant le 17 décembre 2010, date du déclenchement de la révolution tunisienne après l’auto-immolation par le feu du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, à Sidi Bouzid, à celle d’aujourd’hui.
Sans prétendre avoir accompli cet effort, et sans rentrer dans la logique des chiffres et des indicateurs du tableau de bord tunisien (qui, soit dit en passant, sont tous au rouge), on fera, ci-après, un récapitulatif de ce qui pourrait être un bilan des réalisations du peuple tunisien après 5 ans de révolution.
1- Démarche:
Faire le bilan revient à évaluer ce qui a été réalisé des OBJECTIFS assignés à la révolution, à savoir : liberté, égalité et dignité. A ces trois objectifs, j’ajouterais trois autres qui sont à la base de l’existence de tout Etat : la paix sociale, la cohésion nationale et l’intégrité territoriale.
2- Observations :
De prime abord, il est à signaler que la constitution de la révolution, promulguée en janvier 2014, avec les institutions nationales qui en résultent, est une réalisation de taille, car elle garantit, du moins dans les textes, les valeurs ci-dessus indiquées. Cependant, les lois qui sont de nature à interpréter cette constitution tardent à venir ce qui empêche sa mise en application d’une manière efficace.
Par ailleurs, la politique du compromis et du consensus place la Tunisie à l’abri des bouleversements qu’ont enregistré les révolutions de 2011 dans les autres pays arabes. Cette spécificité ou exception tunisienne pourrait être considérée comme une autre réalisation importante. Elle vient d’ailleurs d’être couronnée par le prix Nobel de la Paix 2015, attribué au Quartet du Dialogue national : l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, centrale ouvrière), l’Union tunisienne d l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica, patronat), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH).
3- Evaluation :
En matière de libertés, le peuple tunisien s’est émancipé de la dictature sans pour autant s’affranchir de son système économique et social inégalitaire.
La liberté d’expression est certes garantie, mais certains mass-médias en ont abusé de cette liberté (par manque d’expérience), ce qui s’est traduit par une anarchie médiatique que la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) trouve beaucoup de difficulté à maitriser.
Le code de la presse a été révisé pour garantir la liberté d’expression, qui est devenue une réalité à travers les nombreux médias, anciens et nouveaux. Plusieurs chaînes de télévision, stations radio et journaux ont été créés.
Des dizaines de journaux électroniques ont fleuri. Ils sont très actifs et très lus. La plupart, comme Kapitalis, sont indépendants et très critiques à l’égard du gouvernement.
Sur un autre plan, et au nom de la liberté d’expression et des droits de l’homme, les couches sociales démunies et défavorisées ont profité de la faiblesse de l’Etat pour abuser de sit-in, de blocages des voies de communication (routes et voies ferrées) et des accès aux entreprises, publiques et privées, ce qui a aggravé la crise de l’économie nationale. L’arrêt des exportations du phosphate et des produits chimiques, souvent durant plusieurs mois, a beaucoup réduit les recettes de l’Etat, dont les dépenses (notamment en hausses successives des salaires) ont pourtant explosé.
En matière d’égalité, la parité des sexes dans les hautes fonctions et dans les institutions de l’Etat est loin d’être assurée et la Tunisienne, 59 après la promulgation du Code du statut personnel censé l’émanciper, peine toujours à devenir l’égale de l’homme sur le plan professionnel.
Par ailleurs, la disparité économique et sociale entre les régions ne cesse de s’aggraver, la classe moyenne s’est beaucoup réduite et la paupérisation a frappé un grand nombre de Tunisiens. La révolution ayant produit de nouveaux richards, qui ont prospéré grâce à la contrebande et au marché parallèle, les riches sont enrichis davantage et les pauvres se sont encore appauvris.
Le financement douteux de certains partis politiques et associations perverses a faussé le jeu démocratique et la corruption et l’argent sale, phénomène qui se sont aggravés, ont souillé l’administration à tous les niveaux.
En ce qui concerne le 3e objectif que s’est assigné la révolution tunisienne, à savoir la préservation de la dignité des citoyens, les réalisations sont tout aussi mitigées. Les violations des droits de l’homme se sont, en effet, poursuivies comme sous la dictature et les forces de sécurité continuent à recourir à la force excessive contre les manifestants et les prévenus dans les centres de détention. De nombreux cas de torture ont même été signalés par l’Organisation tunisienne de lutte contre la torture (OTLT).
Bien qu’ils soient inscrits dans la constitution et protégés par de nombreuses lois, les droits des femmes sont encore menacés par les mouvements islamistes, qui font pression et cherchent à en limiter la portée.
L’Instance Vérité et Dignité (IVD), chargée de la réalisation de la justice transitionnelle, a certes été mise en place, mais elle trouve du mal à démarrer ses travaux et risque de perdre de ses attributions, après la présentation, par la présidence de la république, d’un projet de loi sur la réconciliation économique et financière, qui vise, surtout, à la contourner.
Le corps des magistrats, qui était un instrument de répression aux mains de la dictature, peine lui aussi à se réformer. Sa lenteur et son laxisme (notamment vis-à-vis des prévenus arrêtés dans le cadre de la lutte antiterroriste) font l’objet de sévères critiques et il trouve de grandes difficultés à traiter les dizaines de milliers de dossiers dont il a la charge, par manque d’effectifs, de moyens et de détermination. Ce corps est aussi soumis aux pressions des parties politiques et ne parvient pas à trouver son indépendance et à retrouver sa crédibilité aux yeux des justiciables.
Pour ne rien arranger, le dossier des martyrs et blessés de la révolution n’a pas encore été clôturé, le taux du chômage ne cesse d’augmenter, de nombreuses entreprises ferment ou partent à l’étranger, des milliers de fonctionnaires ont été licenciés et près de 11% de la population vivent au dessous du seuil de la pauvreté.
Le 4e objectif, concerne le renforcement de la cohésion nationale. Là aussi il y a beaucoup à dire et, surtout, à déplorer. En effet, force est de constater que le peuple tunisien demeure divisé entre conservateurs et progressistes, islamistes et laïques et déchiré par deux orientations de civilisations : orientale et occidentale.
Les querelles entre les dirigeants politiques ont aggravé cette division idéologique et culturelle du peuple et, parfois même, ravivé les fléaux du tribalisme et du régionalisme, que l’on croyait révolus à jamais. Les élections législative et présidentielle de 2014 ont, en effet, montré une nette division des Tunisiens entre sudistes et nordistes, islamistes et laïques, riches et pauvres…, les uns votant différemment des autres.
La troïka, ancien gouvernement de coalition dominé par le parti islamiste Ennahdha, s’est emparé, en 2012, des rouages de l’administration et de l’Etat et mis en route un processus d’islamisation du pays, ce qui a suscité une vive réaction des progressistes et des laïcs et amené le pays, à la fin de 2013, au bord de la guerre civile.
L’ingérence des puissances étrangères, à travers leurs ambassades, agences de renseignement et relais dans la société civile, a contribué à la division des Tunisiens entre islamistes (modérés, salafistes, takfiristes ou autres) et progressistes (libéraux, de gauche…). Le comportement des citoyens, qui ont perdu confiance dans les uns dans les autres, est dorénavant commandé par le doute, le soupçon, la méfiance et la vigilance.
Le risque d’implosion de Nidaa Tounes, le parti de la majorité, en crise ouverte depuis plusieurs mois, est une menace supplémentaire pour la cohésion de la coalition qui gouverne et de la société tunisienne dans son ensemble, où les lignes de fracture sont, comme déjà montré, très nombreuses.
Le 5e objectif de la révolution concerne la restauration de la paix sociale, mise à mal par 5 décennies de dictature. Or, force est de constater, que les tractations tendues sur les augmentations salariales entre l’organisation syndicale et la centrale patronale, sous le regard impuissant du gouvernement, ont beaucoup affaibli l’Etat sur les plans intérieur et extérieur et porté un coup à sa crédibilité.
Les querelles entre les partis politiques et l’égoïsme de certains dirigeants politiques ont également eu des retombées négatives sur la paix sociale, alors que la paupérisation, le chômage et la dégradation du pouvoir d’achat ont poussé une grande partie de la population au désespoir, qui a conduit beaucoup de jeunes à se jeter soit dans la mer Méditerranée en espérant rejoindre l’eldorado européen soit entre les mains de l’organisation de l’Etat slamique (Daêch).
L’ingérence du religieux dans les affaires de l’Etat, encouragée par les islamistes d’Ennahdha, a contribué à monter les Tunisiens les uns contre les autres, musulmans contre «mécréants».
Plusieurs mosquées construites sans autorisation et conduites par des prédicateurs extrémistes ont longtemps échappé au contrôle de l’Etat.
Des associations occultes, religieuses, caritatives ou autres, sont aux services de certains partis politiques. Financées par des puissances étrangères, notamment les monarchies du Golfe, elles cherchent à déstabiliser le pays et à y faire échouer le processus démocratique, la Tunisie moderne et démocratique servant de contre-modèle absolu pour ces monarchies moyenâgeuses. Les Ligues de protection de la révolution (LPR) seraient le bras armé de certaines de ces associations. Dissoutes par une décision de justice en 2014, elles seraient toujours en veilleuse et risquent de reprendre du service à tout moment pour mettre en péril une paix sociale fragile et à la merci de la moindre étincelle. D’autant que les assassinats, en 2012, par des extrémistes religieux, des deux dirigeants de gauche Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, ont porté atteinte à la cohésion nationale. Et que les gouvernements qui se sont succédé à la Kasbah ont «navigué à l’estime», manquant de stratégies sectorielles et nationales pour réaliser les objectifs de la révolution.
Le 6e de ces objectifs, à savoir la préservation de l’intégrité du territoire national, fait face à de nombreux obstacles et contraintes.
Profitant de l’affaiblissement de l’Etat, de l’amnistie générale de 2011, qui a libéré de nombreux extrémistes religieux, du chaos libyen et de la complicité de certaines associations occultes, le terrorisme a gagné du terrain dans le pays. Les cellules terroristes ont noué alliance avec les contrebandiers pour terroriser la population et ruiner l’économie du pays, l’objectif étant de le déstabiliser, en créant un climat de confusion et d’insécurité.
L’organisation Ansar Charia de Seifallah Ben Hassine alias Abou Iyadh, en fuite en Libye depuis septembre 2013, a ainsi déclaré la guerre contre la Tunisie, alors que Hizb Ettahrir, parti islamiste radical autorisé, continue à de défier l’Etat et d’appeler à la proclamation d’un califat islamique.
Le terrorisme étant devenu transfrontalier, vaincre cette hydre est devenue une tâche impossible sans une coopération internationale surtout dans le domaine de renseignement.
Les organisations terroristes ont bénéficié de la dissolution, en 2011, dans la foulée de la révolution, de la police de la sûreté de l’Etat, ainsi que du manque de moyens, d’effectifs et de renseignements mis à la disposition des forces sécuritaires, qui ont du mal à contrer efficacement cette menace qui pèse sur le pays.
Ces difficultés ne sont pas spécifiques au ministère de l’Intérieur, puisque celui de la Défense y est également confronté. Le retard mis dans la mise en place d’une Agence nationale de renseignement a rendu les forces combattantes très vulnérables.
L’armée nationale, étant une armée régulière, n’est pas accoutumée aux guerres asymétriques. La lutte contre le terrorisme nécessite donc la révision de la doctrine, de l’organisation et de la stratégie de défense nationale. Or, le gouvernement tarde à organiser la Conférence nationale sur la lutte antiterroriste, à cause notamment des manoeuvres dilatoires de certains partis politiques, qui posent la condition de définir au préalable le terrorisme.
En conclusion :
Au terme de cette analyse, on pourrait dire que le bilan de la révolution tunisienne, malgré la réussite relative de la transition politique, reste globalement mitigé.
Deux réalisations incitent à l’espoir : l’élaboration d’une constitution unique dans le monde arabo-musulman et l’instauration d’une culture de dialogue et de consensus, qui a permis d’éviter les ruptures brutales et les guerres civiles.
Mais cela ne saurait nous faire oublier que les troupes de Daêch sont à une centaine de kilomètres des frontières sud de la Tunisie et que seules la restauration de la cohésion nationale, l’instauration de la paix sociale, l’élaboration d’une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme et la révision urgente de la politique de défense pourraient garantir notre salut national.
* Ancien secrétaire général du Centre euro-maghrébin de recherches et d’études stratégiques des pays 5+5 défense.
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