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Abdelkarim Laabidi et le mystère de la police parallèle

Abdelkarim-Laabidi
Retour sur la police parallèle, qui a sévi en Tunisie, en 2012 et 2013, et l’un de ses piliers, Abdelkarim Laabidi, libéré aujourd’hui par la justice.

Par Abdellatif Ben Salem

Abdelkarim Laabidi, l’ancien haut cadre sécuritaire, poursuivi dans l’affaire d’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, par des extrémistes religieux, a été libéré, hier, vers minuit, en catimini. On a appris, aujourd’hui, par les médias, que la cour d’appel de Tunis a décidé, hier, de le libérer, parce que sa détention légale est arrivée à sa fin, sans qu’il y ait des charges pouvant être retenues contre lui. Il reste, cependant, à la disposition de la justice tunisienne pour la poursuite de l’enquête.

Incarcéré depuis janvier 2015, Abdelkarim Laabidi, est un simple agent devenu rapidement, en 2012, le premier responsable de la sécurité de l’aéroport de Tunis-Carthage, sous la troïka, la coalition gouvernementale conduite par Ennahdha.

L’homme, qui doit sa nomination aux dirigeants du parti islamiste dont il était proche, est accusé d’être un pilier de la police parallèle mise en place par Ennahdha au lendemain de son accession au pouvoir. Il est accusé d’avoir hébergé chez lui et assuré la protection d’éléments extrémistes impliqués dans l’assassinat de feu Mohamed Brahmi.

On comprend dès lors que sa libération puisse choquer beaucoup de Tunisiens, qui attendent de connaître la vérité, toute la vérité, sur ce crime politique, comme sur celui de l’assassinat de Chokri Belaïd, l’autre dirigeant du Front populaire, tué, lui aussi, par des extrémistes religieux, le 6 février 2013.

Que sait-on sur ce mystérieux et sulfureux Abdelkarim Laabidi : une véritable boîte noire des années de plomb de l’islamisme triomphant en Tunisie des années 2012-2013 ?

Une police parallèle au service d’Ennahdha

Issam Dardouri, l’actuel président de l’Organisation tunisienne de la sécurité et du citoyen (OTFC), a révélé courant 2015 qu’environ 354 agents appartenant à tous les corps des forces de sécurité intérieure tunisienne ont entretenu, à un moment ou un autre, sous les gouvernements successifs de la Troïka 1 et 2, coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, et celui des «compétences» de Mehdi Jomâa, des liens, soit avec la galaxie salafiste jihadiste, soit avec les filières de contrebande, de trafic de drogue et d’évasion des capitaux, pratiques qui ont beaucoup de points communs .

Soupçonnés d’«intimâ’ », technicisme désignant, dans le jargon sécuritaire, l’appartenance – strictement interdite – d’un fonctionnaire du corps de sécurité à une organisation politique, plusieurs d’entre eux, plus d’une centaine selon les sources du ministères de l’Intérieur, ont servi d’informateurs et d’agents de liaison aux groupes extrémistes, et plus particulièrement à l’organisation Ansar Charia, avant son classement comme organisation terroriste. Ils les informaient sur les mouvements de différentes forces engagées dans la lutte antiterroriste, se rendant ainsi directement coupables de la mort des dizaines de cadres de la sécurité intérieure, des officiers et de soldats de l’armée nationale.

Le 14 septembre 2015, au cours d’une émission sur Radio Med, Taoufik Bouaoun, inspecteur général de la sûreté nationale, a ramené ce chiffre à 110 agents appartenant à tous les corps de sécurité. Présentés devant un «conseil d’honneur», dont on entend parler pour la première fois –, le porte-parole du ministère de l’Intérieur (MI) de l’époque, Walid Louguini, expliquera, au début d’octobre 2015, que ce conseil a cessé de fonctionner depuis 4 ans, sans fournir les raisons de cette «panne», et que les 110 agents «troubles» auraient reconnu leur complicité active (takhabur) avec les organisations terroristes et les filières de contrebande.

D’après Louguini, cette dérive serait due au recrutement chaotique, de complaisance et non-conforme aux standards connus, qui a été effectué sous les deux gouvernements de la Troïka ! En d’autres termes, même si Bouaoun a rechigné, tout comme le chef de gouvernement et presque tous les hauts responsables de MI, à reconnaître l’existence d’un corps organisé et structuré obéissant à des ordres venant, non pas de leur supérieurs hiérarchiques, mais d’injonctions d’hommes liés à des formations politiques et voire même à des services étrangers, il n’en a pas moins confirmé la réalité, en confiant que quelques six membres des forces de sécurité ont été mis aux arrêts et déférés devant les tribunaux.

Au mois d’avril 2015, le chef du gouvernement Habib Essid avait déclaré, lors d’une séance de questions à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), qu’aucune infiltration n’eut lieu au MI, niant en bloc l’existence de cette police secrète. Il dit cependant ceci : «Nous avions révoqué certains hauts responsables parce que leur allégeance à certains anciens ministres a été prouvée». Une précision de taille, qui sonne comme un aveu de l’existence de cette police parallèle dirigée trois ans durant en sous-main par Ennahdha.

Le 10 septembre 2015, moins de sept mois après l’attentat du musée de Bardo (18 mars 2015, 22 morts) et deux mois et demi après le massacre perpétré sur la plage de l’hôtel Impérial Marhaba à Sousse (26 juin 2015, 39 victimes), la purge dans les rangs du MI s’est poursuivie de plus belle et à ce jour, pas moins de 12 chefs de district et 3 hauts responsables des services de sécurité ont été limogés.

Toutefois, aucun motif de ces mouvements, devenus assez fréquents dans les «Services», n’est fourni. Tout se passe comme si le MI fonctionne en vase clos, dans l’omerta totale, comme au bon vieux temps de la dictature de la police. On notera que chaque opération coup de poing ayant eu lieu entre 2012 et 2014 contre des foyers jihadistes est presque toujours suivie par un limogeage ou d’une mutation quelconque au sein de ce ministère.

Toujours sur fond des révélations à propos de cette police parallèle, Walid Zarrouk responsable du Syndicat de la sécurité républicaine (SSR) – objet d’une quinzaine de plaintes –, qui fut à l’origine de la plupart des révélations, a été appréhendé, le 16 septembre dernier, suite à une plainte pour diffamation déposée par le magistrat Sofiane Selliti, ancien-porte-parole du procureur de la république près le tribunal de première instance de Tunis. Au bout de quelques jours de grève de la faim, il fut entendu par un juge, le 22 septembre.

Lors d’un passage dans une émission de la chaine privé Nessma, son épouse, Inès Ben Othman, a dénoncé l’arrestation de son mari, l’attribuant à un règlement de compte. Ella révéla que son époux est tombé dans un piège tendu par ses collègues, autrement dit ceux-là même qui lui fournissaient auparavant toutes les informations ultraconfidentielles sur l’existence d’un appareil de police parallèle au sein du MI.

L’homme de Rached Ghannouchi à l’aéroport de Tunis-Carthage

Considéré sans conteste comme l’un des piliers de la police parallèle, avec entre autres Mehrez Zouari, Wahid Toujani, Mustapha Ben Omar et Oussama Bouthelja, Abdelkarim Laabidi alias Abdelkrim El-Haj, vient d’être libéré le 21 avril 2016, vingt-quatre heures seulement après l’entrevue entre le président Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha, qui a porté, semble-il, sur la «l’épineuse» question de la réconciliation nationale. Entendez la clôture des dossiers «délicats» de la corruption au temps de la dictature de Ben Ali et de la Troïka, notamment ceux relatifs aux assassinats politiques attribués aux islamistes extrémistes alliés d’Ennahdha.

Abdelkarim Laabidi était inspecteur de police adjoint. Il a été littéralement catapulté, en 2011, par le ministre de l’Intérieur nahdhaoui Ali Larayedh, au poste de directeur du «Groupe de protection des avions» dans le stratégique aéroport de Tunis-Carthage. De mémoire de police, on n’a jamais connu promotion administrative aussi rapide, supersonique.

Emprisonné depuis un an et demi, il est soupçonné d’avoir été mêlé à l’assassinat de Mohamed Brahmi, député de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Il aurait également supervisé avec Fethi Bousida, ancien inspecteur de police à Carthage et membre de la police parallèle, les filatures des Chokri Belaid durant les journées qui ont précédé l’assassinat du leader de gauche.
Dans un entretien accordé le 6 février 2015 à la radio Mosaïque FM, Moez Bey, alors journaliste à ‘‘Akher Khabar’’, a révélé qu’un témoin oculaire a affirmé avoir aperçu Abdelkarim Laabidi en compagnie d’Aboubakr Al-Hakim et Kamel Gadhgadhi, l’assassin de Chokri Belaid. En outre, le jour de l’exfiltration d’Abou Iyadh, Seifallah Ben Hassine, chef de l’organisation terroriste d’Ansar Chariâ de la Mosquée al-Fath, en septembre 2012, Labidi était présent à bord du command-car de la police.

Bras droit de Mehrez Zouari et intime de Fethi Beldi(1), Abdelkarim Laabidi aurait également mis sur pied, supervisé et entraîné une organisation calquée sur le modèle des «escadrons de la mort» dont les membres, anonymes, ont été recrutés en dehors de tout cadre légal. Les éléments appartenant à cette structure clandestine, sélectionnés, selon ‘‘Al-Chourouk’’ du 6 mars 2015, en fonction de leur allégeance à Ennahdha, ont été formés à des missions de liquidation physique qui viseraient les principaux responsables de l’opposition démocratique hostiles au mouvement islamiste, et ce en étroite collaboration avec la salafiyya jihâdiyya, considérée alors comme la branche armée d’Ennahdha ou, tout au moins, une excroissance de ce mouvement.

L’Ecole d’instruction de police de la Manouba servait de terrain d’entraînement à ce groupe, alors que la vocation d’origine de ce casernement est plutôt la formation théorique. Laabidi pilotait, en concomitance, le «Groupe de protection des avions». Ce commando d’un nouveau genre recevait un entrainement physique intensif, sous la supervision d’un agent de la direction générale des services spéciaux (al-masâlih al-mukhtassa), n’ayant rien à voir avec les formations dispensées dans la caserne de Bouchoucha, là où sont formées les unités d’interventions de police.

D’après l’informateur – agent de police de son état – à l’origine des confidences rendues publiques par le journal ‘‘Al-Chourouk’’, une réunion secrète de ce groupe eut lieu au mois d’août 2013, quelques jours après l’assassinat du député et secrétaire général du Courant populaire, Mohamed Brahmi, à l’école d’instruction de la Manouba. Gorge profonde a précisé que l’entrée de cette formation paramilitaire par une porte dérobée est passée inaperçue, puisque les caméras de surveillance vidéo ont été sabotées pour effacer toute trace de leur passage. L’agent qui a rédigé un rapport à ses supérieurs sur cet incident a été sanctionné par la suite.

L’avocat de Labidi, Me Badr Hassan, a révélé, le 5 août 2015, que son client n’a aucun lien avec l’assassinat du Constituant Mohamed Brahmi, prétendant qu’au contraire, il est victime d’un vaste complot pour avoir réussi à empêcher un puissant homme d’affaire d’organiser le transfert de 800 millions de dinars vers un pays du Golfe. Ce que Me Hassan a cependant omis de mentionner c’est qu’Abdelkarim Laabidi est personnellement impliqué dans l’évasion à l’étranger de 270.000 euros.

Le 11 septembre 2015, l’extrémiste proche du jihadisme global, l’avocat et membre de la direction du CPR, l’avocat Samir Ben Amor, délégué du comité de défense de Abdelkarim Laabidi, a fait des révélations (reprises par ‘‘Hakaekonline’’ le 15 septembre) selon lesquelles son client a été arrêté et écroué le jour même où il s’apprêtait à participer à l’émission de grande écoute ‘‘Labess’’ animée par Naoufel Ouertani, au cours de laquelle il comptait faire des révélations fracassantes. ‘‘Hakaekonline’’ a posté la copie d’une lettre qu’aurait adressée Abdelkarim Laabidi au juge d’instruction peu après son arrestation, où il dénonçait la responsabilité de plusieurs hommes d’affaires corrompus, des membres de services de sécurité liés à des partis politiques ainsi que des politiciens, dans l’assassinat de Mohamed Brahmi. Quelque temps plus tard, Laabidi a fait savoir par le biais de son avocat, qu’il reçut la visite d’un homme se présentant comme envoyé du ministère public, pour lui demander, en échange d’une promesse de libération, de se taire et de s’abstenir d’évoquer à l’avenir ce genre d’affaires. Pressé de donner des noms, il a fait valoir son droit de réserve comme membre des forces de sécurité, épinglant, pêle-mêle, les «mafias de la contrebande», «le crime organisé» «la main noire qui cherche à sauver le système de corruption, au prix de la ruine de notre pays», ainsi que les «milieux puissants qui cherchent à asseoir leur domination sur la scène politique par l’élimination de leur adversaires»… On appréciera cette trop grande précision qui cherche à noyer un trop gros poisson…

Maintenue dans l’ignorance, l’opinion publique, qui assiste impuissante à ces manigances, n’y voit qu’un faible écho à la guerre sourde et sans merci que se livrent les puissants lobbies politico-mafieux pour enterrer les grands dossiers de corruption et clore définitivement les dossiers des assassinats politiques… une guerre qui promet d’être longue.

Note :
1)- La promotion fulgurante après la victoire du mouvement islamiste en 2011 de l’inspecteur de police Fethi Beldi au poste de conseiller de Ali Larayedh, ensuite de Lotfi Ben Jeddou, chargé de mission à la Direction générale de la sûreté nationale avec rang de secrétaire d’Etat, a laissé plus d’un pantois. Membre d’Ennahdha, il est soupçonné, selon des sources syndicales dignes de foi, d’avoir dissimulé la note émanant de l’antenne tunisienne de la CIA avertissant de l’imminence de l’assassinat de Mohamed Brahmi. Fethi Beldi, intime d’Abdelkarim Laabidi, pilier de la police parallèle, est soupçonné d’avoir participé également à la constitution d’un «escadron» armé, formé d’éléments recrutés en dehors de l’institution sécuritaire et dont faisait partie, d’après l’enquête menée par Ramzi Bettibi en février 2013, le propre garde de corps du président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui aurait confié participer aux entrainements en arts martiaux dans le but de «commettre de assassinats politiques». Beldi aurait également fourni la logistique à Abou Bakr Al-Hakim, suspect numéro 1 dans le meurtre de Mohamed Brahmi. Il a été Limogé, le 5 mars 2015, par Najem Gharsalli, et attend depuis sa convocation devant le juge. Il attendra encore longtemps, car la justice ne semble pas pressée de lever le voile sur une période trouble de l’histoire récente de la Tunisie dont les principaux acteurs sont encore puissants, au coeur même du pouvoir…

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