A un moment où les Etats-Unis ont affecté à la Tunisie une aide militaire de près de 100 millions de dollars, les entreprises d’armements américaines se frottent les mains.
Par Sam Kimball*
De la manière dont le système américain opère, il ne revient pas au gouvernement des Etats-Unis uniquement de mener les transactions militaires avec les pays étrangers. Mais il se trouve que les entreprises militaires américaines ont, elles aussi, leur mot à dire: selon les observateurs avertis, les chefs d’entreprise américains, ayant du matériel à écouler, œuvrent logiquement auprès des gouvernements étrangers à créer la demande pour les équipements militaires que produisent leurs usines.
Créer le besoin d’armements là où il est possible
William Hartung, expert en politique étrangère et en sécurité nationale au Centre pour la politique internationale (Center for International Policy, CIP), estime que les plafonds imposés, ces dernières années, par le Congrès aux dépenses militaires des Etats-Unis ont sensiblement réduit le marché national américain pour l’écoulement de la production militaire des entreprises d’armements américaines. Par conséquent, face à ce rétrécissement de leur marge de manœuvre à l’échelle nationale, les industriels des armes américains se sont rabattus sur les débouchés étrangers, c’est-à-dire sur des marchés étrangers dans des régions instables, où la croissance du soutien militaire des Etats-Unis à certains gouvernements est synonyme de gros profits pour l’industrie militaire américaine.
Commentant l’information selon laquelle Lockheed a ouvert un bureau à Tunis, Hartung déclare: «Cela veut tout simplement dire que les industriels de l’armement n’assistent pas en spectateurs et qu’ils se démènent comme ils peuvent pour établir des relations avec les militaires tunisiens», ajoutant que les deux acteurs du jeu des ventes d’armes – les marchands d’armements américains et le gouvernement des Etats-Unis – ont des visées différentes, mais ils se rejoignent pour s’entraider à la réalisation de leurs objectifs.
«De toute évidence, le Pentagone soutiendra toujours les entreprises militaires à écouler leurs produits, en expliquant aux gouvernements étrangers qu’il est ‘‘de votre intérêt d’acheter Américain… En faisant cela, vous n’achetez pas uniquement une arme, mais une relation avec les Etats-Unis’’», simplifie William Hartung.
Bien que les ventes d’armes américaines à l’étranger soient soumises à un examen rigoureux du Congrès, afin de s’assurer que ce matériel ne soit utilisé pour violer les droits humains, le fait que désormais la Tunisie jouisse du statut d’allié majeur non-membre de l’Otan pourrait changer les choses. Cette désignation, en effet, autorise des financements supplémentaires aux projets de recherche et de développement de la lutte anti-terroriste commune. Elle accorde également à la Tunisie une priorité certaine sur d’autres pays en matière de livraison d’équipements militaires américains vendus à prix réduits. Et, chose la plus importante, nombre de restrictions placées sur la mise à la disposition de la Tunisie d’armes américaines seront levées, dans le cadre de cette désignation d’allié majeur des Etats-Unis non-membre de l’Otan.
Il n’y a pas que les 100 millions de dollars
Selon Hartung, «la conséquence la plus importante de ce statut d’allié majeur non-membre de l’Otan reste que les Etats-Unis activeront leurs livraisons d’armes et le Congrès disposera de délais plus courts pour passer en revue comme il se doit ces commandes.» L’expert ajoute que, dans le cas d’abus de pouvoir et de violations de droits humains, «la coopération militaire se poursuivra, même si les responsables du département d’Etat peuvent exprimer des regrets que ces abus aient pu avoir lieu.»
A présent, le Congrès des Etats-Unis a beaucoup plus de dossiers tunisiens de commandes d’armes américaines que par le passé. Outre la requête budgétaire de 99 millions de dollars soumise par la Maison Blanche pour la seule année de 2016, les ventes d’armes directes à la Tunisie ont augmenté de 63% entre 2010 et 2014.
«Cette requête budgétaire de près de 100 millions de dollars ne représente pas la totalité de ce que la Tunisie obtiendra», indique Seth Binder, analyste auprès du Security Assistance Monitor (SAM). «Il y a d’autres petites sommes d’argent qui circulent et d’autres fonds dont on ne parle que très peu», tel que le mystérieux Fonds des partenariats anti-terroristes (Counterterrorism Partnerships Fund, CTPF), un programme de financements de la Défense des Etats-Unis servant à former et à équiper des armées étrangères dans leurs combats contre les activités terroristes.
Pour l’année 2017, la Maison Blanche a déposé la requête d’un milliard de dollars pour le CTPF. Alors qu’une partie de ce fonds sera destinée à la Tunisie, Binder soutient qu’il est «difficile de déterminer avec précision le montant qui finira dans les caisses du gouvernement tunisien.» Selon l’expert du SAM, «tout ce que l’on sait c’est que les régions de l’Afrique du nord et de l’ouest hériteront d’un total de 350 millions de dollars des fonds de ce CTPF. Et le département de la Défense ne détaillera pas au Congrès la distribution des fonds du CTPF. Cependant, une chose est sûre: la Tunisie, en tant qu’allié de premier rang des Etats-Unis, en sera le bénéficiaire le plus important.» (…)
Binder doute que la petite armée tunisienne – historiquement marginalisée et sous-équipée par les différents gouvernements tunisiens, par crainte de coup d’Etat militaire – ait la capacité d’absorber toute cette aide américaine volumineuse. Si les fonds alloués par les Etats-Unis ne sont pas efficacement distribués et s’ils ne sont strictement contrôlés, ils peuvent très facilement se transformer en une autre source de corruption dans un Etat où subornation et fraude sont monnaies courantes.
La préférence du court terme
«La principale préoccupation concerne l’effet que cette énorme aide militaire américaine peut avoir sur l’armée tunisienne», s’inquiète Binder. «Cela aboutira-t-il à une politisation des militaires?», s’interroge-t-il.
D’autres observateurs sont moins sceptiques. Par exemple, Melissa Dalton, chercheur au Center for Strategic and International Studies’ International Security Program, est plus optimiste car, selon elle, le Financement des forces militaires étrangères (Foreign Military Financing, FMF), un programme de dons et de prêts cogéré par les départements d’Etat et de la Défense américains dispose de garanties qui assurent que l’argent américain ira là où Washington souhaite qu’il aille. (… )
«… Il est entendu que l’argent sera utilisé à des fins bien déterminées et sur lesquelles les parties américaine et tunisienne se sont mises d’accord. Et si le département d’Etat constate qu’il y a violations de cette ligne de conduite, les fonds américains seront réduits», rassure Melissa Dalton.
Il en faudrait beaucoup plus pour dissiper les doutes de Seth Binder: sa plus grande crainte demeure que la démocratie ne serait plus une priorité des Etats-Unis en Tunisie et que Washington serait à présent nettement plus intéressé par le rétablissement de son contrôle de la région. Et à mesure que la violence fait des ravages en Libye et qu’elle touche de plus en plus la Tunisie, il craint que les Etats-Unis opteront de recourir à la facilité de la solution militaire et à la fourniture d’armes pour maintenir l’ordre…
«La poursuite de notre aide militaire aux monarchies du Golfe dans leur guerre au Yémen et à Al-Sissi en Egypte est la preuve indéniable que notre soutien à la promotion de la démocratie est en train de changer», déclare-t-il. «Il est évident que nous assistons aujourd’hui à un intérêt accru que les autorités américaines accordent au court terme, au détriment du long terme. Les décideurs américains, qui font le constat que la Libye traverse une crise profonde et que la situation en Irak et en Syrie laisse aussi à désirer, ont donc décidé de mettre de côté le travail de la mise en place de gouvernements démocratiques qui s’attaquent vraiment aux causes fondamentales de l’instabilité.»**
Synthèse et traduction de l’anglais par Marwan Chahla
* Sam Kimball est journaliste free-lance.
** Le titre est de l’auteur et les intertitres sont de la rédaction.
Source: ‘‘Foreign Policy’’
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