Maintenant que Habib Essid est poussé vers la sortie, on découvre curieusement que tout ou presque reste encore à faire. Gouvernement d’union nationale ou retour vers le futur?
Par Yassine Essid
Mais qu’est-il advenu de cette perle rare, cette personnalité jugée à l’époque indépendante, riche de compétences et d’expérience, digne de confiance, de surcroît remplie de connaissances en matière de sécurité? Où est passé ce grand commis de l’Etat tunisien reconnu pour la grande carrière qui est derrière lui? A l’exception des sempiternels pinailleurs qui ne manquent pas de jouer les rabats joie et voient la conspiration partout, ils étaient tous engagés à épauler Habib Essid et son équipe gouvernementale, prêts à coopérer avec le premier gouvernement issu d’élections démocratiques alors qualifié de gouvernement d’union nationale.
Grandeur et décadence
En politique, il arrive tôt ou tard un moment où le monde vous quitte, où ceux qui vous avaient porté aux nues se désenchantent de vous. A l’enthousiasme naïf des premiers mois du gouvernement Essid a succédé une période de déception, d’abattement et de déprime correspondant à la découverte de la réalité vraie et des limites humaines en matière de gestion des affaires du pays. Y aurait-il eu erreur sur la personne?
La complexité des problèmes, joints à l’incompétence des ministres, l’absence de cohésion gouvernementale, les luttes de pouvoirs, les bassesses, les mesquineries, les calculs d’intérêts des uns et les désillusions des autres, émaillèrent un mandat condamné d’avance. Habib Essid découvre trop tard que l’on n’échappe pas à la dynamique du temps qui passe, aux alliances éphémères, aux conflits larvés, aux manigances des médias, des réseaux politiques et de leurs faussaires. Il lui fallait se rendre à l’évidence que la pierre que l’on taille a des aspérités et reconnaître le principe de réalité politique.
Avec art, la futilité était mise en spectacle mercredi dernier à travers une procession de marabouts. Une salle en liesse, des personnalités de toutes sensibilités se congratulent, des mains se joignent, des sourires illuminent les visages et résument tout le bonheur d’un aréopage de politiciens de compétence, de talent et de sagesse qui avaient du mal à dissimuler leur joie, tous fiers d’avoir enfin atteint le consensus historique et rassembleur sobrement intitulé : Accord de Carthage !
Tournant critique : encore un ?
Après un peu plus d’un an de gouvernement Essid, la Tunisie se retrouve encore une fois à un tournant critique de son histoire. Une révolution pacifique vient d’être accomplie, disent-ils. Mais ne nous emballons pas trop vite. Car tout reste à faire pour éviter une fois de plus les erreurs du passé.
Examinons maintenant de plus près ce programme tant acclamé, voyons de quoi il retourne, quelles sont ses priorités et ses principaux objectifs.
Une question devrait tarauder tout futur chef d’un gouvernement dit d’union nationale. Que ferait-il que son prédécesseur n’aurait pas accompli? Comment s’y prendrait-t-il pour affronter les contraintes et les conséquences des mesures d’ajustement que les créanciers nous somment de mettre en œuvre? L’ampleur et la complexité des défis à relever sont telles que nul gouvernement ne peut répondre à cette situation. Au-delà des pieuses oraisons du pasteur Caïd Essebsi à ses ouailles, quel est ce séduisant plan de sauvetage qui laisse penser que toutes les conditions sont réunies pour la mise en œuvre d’une nouvelle politique? Que renferme cette feuille de route présentée sous forme d’une liste déroulante de libellés, d’actions prioritaires à entreprendre qui ne renvoient à aucune problématique explicite?
On retient surtout de ce texte un exposé quasi comique qui nous berce de ses sempiternelles litanies sur la lutte contre le terrorisme et la corruption, sur l’accélération du processus de croissance pour atteindre les objectifs de développement, l’instauration d’une politique spécifique pour les villes et les collectivités locales et autres bonnes intentions qui ressemblent plus à des vœux pieux qu’à une réalité complexe qui n’a d’ailleurs jamais cessé d’alimenter les conversations de Café du Commerce. Car la vraie question sciemment éludée est la suivante : comment faire?
Tout reste encore à faire
Maintenant que Habib Essid est poussé vers la sortie, qu’une nouvelle ère se dessine, on découvre curieusement que tout ou presque reste encore à faire pour éviter une fois de plus les lendemains qui déchantent. Nous aurions, parait-il, lassé la patience de tous nos concitoyens en différant si longtemps le moment de voir un vrai chef de gouvernement affichant une pleine légitimité et une entière autorité dans la conduite des affaires de l’Etat. Il serait donc d’autant plus agréablement accepté, qu’il aurait été plus attendu et désiré plus longtemps. Nous voulions que les prérogatives qui appartiennent à la charge du Premier ministre soient exercées dans toute l’étendue du pouvoir qu’elles lui donnent. Etre assez fort pour tenir tête à toutes les difficultés qui se présenteront dans le temps de son administration. Mais alors, comment ferait-on pour trouver celui auquel on désire conférer la mission de lier et de délier? Qui s’inquiète encore de l’intérêt général, principal fondement du pouvoir? Qui considère que sa propre autorité n’a pour guide que la justice et l’honnêteté et qui, loin de se complaire dans les polémiques oiseuses, les joutes minables, les divisions et les querelles, gouvernerait l’État le plus efficacement possible avec pour seul horizon la paix et les bienfaits de la justice.
Par ailleurs, qui possèderait le courage d’assumer cette charge inouïe qui dépasse réellement toute capacité humaine, désormais incompatible avec l’obligation pour tous les citoyens de respecter la loi de ce pays dans la lettre et dans l’esprit? Comment serait-il en mesure de bénéficier d’une autorité pleine et entière, d’une réelle autonomie par rapport à ses soutiens, de faire preuve de cohérence, d’aller jusqu’au bout de ses décisions sans craindre d’exciter la colère des partis d’opposition? Quelle arme opposer à la multitude des gouvernés en colère? La répression? Elle restaurera pour un temps l’ordre public mais ne peut en assurer la pérennité. Alors pour calmer toutes ses appréhensions on le rassure que cette troupe innombrable de sages raviveront en lui la conscience qu’il n’est pas seul, qu’ils le protègent, le soutiennent et le portent.
Une mission impossible
L’histoire récente n’est point avare d’enseignements sur les difficultés de la mission du futur chef de gouvernement. Un gouvernement n’est bon que par les gens qui le servent. Or, face à la complexité des problèmes, ses serviteurs, politiques ou technocrates, se verraient vite conduits à renvoyer aux calendes grecques les plans de relance si longuement caressés. Les tartes à la crème d’une politique jamais suivie d’effet leur tiendraient lieu de manifeste. Sur bon nombre d’initiatives, et face à un peuple devenu majoritairement rétif à toute réforme, le fiasco serait total et le prochain gouvernement, à l’instar du précédent, quittera à son tour la scène sans oser se prévaloir du moindre succès.
Sur un plan plus général, celui des comportements et des mentalités, tant négligés, si peu intégrés aux conceptions du développement économique, ceux parmi les Tunisiens qui ont aujourd’hui le privilège d’échapper au chômage, ne travaillent pas assez et figurent même parmi les peuples qui consacrent le moins de temps à leur entreprise, publique ou privée. Aussi, la baisse de la productivité du travail, jumelée au poids de la dette publique, fera en sorte que l’État finira par ne plus pouvoir assurer certains services auxquels la population est habituée. Or dans un pays manquant de ressources, ce n’est qu’en travaillant davantage que l’on arrivera à créer plus de richesses. La culture de la paresse et de la nonchalance était d’ailleurs encouragée et défendue par l’UGTT qui détient toujours le gros bout du bâton. Seule consolation, elle est désormais partie prenante et signataire de l’Accord de Carthage. Elle cessera dès lors d’encourager les grévistes, de menacer et d’interpeller tout gouvernement en s’opposant à la nécessaire réduction des dépenses publiques, ou à l’indispensable réforme de la caisse de compensation et appellera, mais de façon bien plus modérée, à la reprise des négociations salariales. C’est, du moins, ce qu’on souhaite, sans beaucoup y croire…
Gouverner, c’est porter un véritable projet de société. Les mesures qui seront prises par le prochain gouvernement sont déterminantes pour dégager le pays de l’état de crise et d’instabilité dans lequel il ne cesse de s’enfoncer. Autrement, au lieu d’être une opportunité historique, le départ d’Habib Essid n’aurait été finalement que l’annonce de nouvelles promesses aussi généreuses qu’incertaines suivies de déceptions, de contradictions entre les actes et les paroles et du sentiment qu’on s’est laissé prendre encore une fois au mirage de l’illusion.
Les mesures arrêtées dans la feuille de route, dont le contour reste flou, nous apparaissent aujourd’hui comme hors de portée du prochain gouvernement qui peut alors, à juste titre, revendiquer l’admirable formule du troisième Marquis de Salisbury, Premier ministre britannique au début du siècle, félicitant Palmerston d’avoir «accompli avec succès la tâche la plus difficile et la plus salutaire pour un gouvernement: ne rien faire».
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