Une charte pour se donner bonne conscience.
La lutte contre la corruption en Tunisie butte contre une administration récalcitrante, un faible engagement des politiques et un manque de crédibilité de la justice.
Par Yassine Essid
Nous allons finir par pouffer de rire aux initiatives gouvernementales qui traduisent à chaque fois une physique amusante qu’on devrait ranger dans le registre des jongleries politiques.
Après l’illusion de la conférence «Tunisie 2020», destinée à décréter les conditions favorables aux investissements étrangers et à stimuler de généreuses promesses, voici venu le temps de l’engagement contre la corruption, baïonnette au canon, sans trêve ni trucage, prôné avec insistance et solennité.
Un engagement du gouvernement avec lui-même
Ce combat est d’autant plus pressent qu’il va de pair avec la bonne gouvernance démocratique. Un «mot fétiche», aux significations floues, et l’exemple de l’affaiblissement graduel que subissent dans l’usage les significations de certains néologismes. Gouvernance est cependant devenue un paradigme incontournable des politiques de développement permettant de générer la confiance nécessaire à la croissance économique que les gouvernements d’Etats, dits fragiles, entendent incarner.
Chawki Tabib présente au président Caïd Essebsi le projet de stratégie nationale de lutte contre le terrorisme.
La lutte contre la corruption constitue en effet un axe central de la bonne gouvernance car négligée, elle risque de réduire l’efficacité de toute aide financière étrangère et de toute politique de croissance. Voulant d’ailleurs concilier dans une juste mesure la bonne gouvernance avec la lutte contre la corruption, le chef du gouvernement a accablé, sous une charge excessive, son ministre de la Fonction publique dont la mission consisterait entre autre choses à neutraliser le germe du mal et à féconder celui du bien au risque d’une ruine subite de toutes ses forces.
La dernière initiative gouvernementale ne manque pas d’humour. A défaut d’agir sans états d’âme et avec une profonde acuité contre un mal, aujourd’hui, reconnu par tous et qui sape les fondements de l’Etat et la société, les bâtisseurs de ruines du Premier ministère avaient imaginé une formule contenant la promesse d’appliquer scrupuleusement les lois et les droits de la nation et qui aurait l’insigne avantage de régler le problème en quelques mots. Il s’agit, plus spécifiquement, d’une «charte relative à la bonne gouvernance et à la corruption» qui n’est en fait qu’un engagement du gouvernement avec lui-même. Une prise de décision formalisée que Youssef Chahed s’octroie pour croire et faire croire qu’il prend sérieusement en main les actions concrètes de certains choix et options stratégiques contre une calamité qui suscite chaque jour un peu plus d’inquiétude.
Ainsi, nous lutterons désormais contre les désordres sociaux à travers d’évangéliques paraboles de bonne conduite. Dans le cas présent c’est «Aidez-vous les uns les autres et la corruption finira par disparaître».
Sur ce registre, gouvernements et experts n’arrêtent pas de tourner en rond. Or, les outils existent déjà, mais sont dévoyés et les lois non appliquées. La charte de M. Chahed apparaît donc pour ce qu’elle est : une suite de principes et de bonnes intentions absolument sans effet.
A ce rythme, il nous proposera bientôt une charte de bonne conduite pour les fonctionnaires intègres, une autre pour les commerçants honnêtes, une troisième pour les médecins, pharmaciens, magistrats et avocats scrupuleux ou pour les délinquants repentis.
Cela étant, on avait cru que la démocratisation allait contribuer sinon à enrayer du moins à contenir la corruption. Or, avant même d’aborder la corruption économique stricto sensu, il n’est pas inutile d’en mentionner la version politique et ses scandaleux abus.
Chawki Tabib, président de l’INLCC, signe la fameuse charte.
La corruption des principes au bal des hypocrites
C’est tout d’abord la corruption des principes. Là où le politique est supposé agir «au service de la patrie et non pas du parti», comme osait le répéter à satiété celui qui avait eu naguère la triste audace de prétendre conserver l’unité nationale et celle de son parti. C’est ensuite les moyens occultes dont disposent certains mouvements et organisations politiques, et pas les moindres, qui ont établi des liens douteux, nationaux et internationaux, afin de constituer des bases électorales, entretenir une clientèle partisane, rétribuer des militants sans oublier les actes opérés en vue d’un enrichissement personnel. Alors les cris d’orfraie que poussent aujourd’hui ministres et représentants du peuple dès qu’ils sont montrés du doigt correspondent de plus en plus au bal des hypocrites.
Mais soyons, une fois n’est pas coutume, moins pamphlétaires. Supposons Youssef Chahed un homme qui sait et dont la main ne tremblera pas, un homme de vue et d’action; supposons-le lucide autant qu’intelligent, et voyons comment il sera contraint d’user de sa puissance pour l’instauration d’une pédagogie citoyenne alors que le vers est depuis longtemps dans le fruit.
Dans un premier temps, grâce surtout au «Monsieur corruption» fraîchement appelé à ses côtés, il commencera par mener des recherches studieuses et approfondies sur les causes et les conséquences de ce phénomène et finira par reconnaître qu’il est intimement lié aux défaillances de l’État par l’absence de volonté et sous l’effet de l’abandon des règles, valeurs et normes morales de ses représentants. Dans un deuxième temps, s’il est toujours en fonction, il envisagera des réformes politiques et économiques fondamentales et déploiera d’importants efforts pour endiguer le mal.
La stratégie anticorruption ainsi préconisée est-elle réaliste, c’est-à-dire adaptée au contexte politique et socio-économique du pays? Les résultats seront-ils conformes aux prévisions? Or, ni la nature du régime politique, une démocratie dite en transition, ni le mode de gestion des ressources économiques du pays, ni la capacité des institutions pour préparer, formuler et appliquer une politique économique, ne sont garants d’un nouvel ordre sociétal.
Neji Bghouri, président du SNJT, signe lui aussi la charte.
Mettre fin à la logique d’un Etat prédateur
Les raisons du soulèvement du 14 janvier avaient pour finalité de mettre fin à la logique d’un Etat prédateur contraint de satisfaire les demandes de ses partisans en offrant des rentes sans jamais subir de pression, ni craindre les dénonciations sur les pratiques entretenues par les nombreux kleptocrates du régime.
En revanche, l’État démocratique, s’il est arrivé à limiter la prédation au plus haut niveau politique, aura plus de difficultés à assainir une société rongée de l’intérieur par la corruption, et serait incapable de dénouer la relation incestueuse entre l’argent et la démocratie.
Ainsi, la république se déclarera encore une fois incompétente pour apporter des réponses politiques, institutionnelles, culturelles et judiciaires fortes. La mollesse des pouvoirs publics confine aujourd’hui à la complaisance, laquelle débouche sur la complicité.
Les promesses électorales des candidats élus relèvent bien de la supercherie et, partant de la corruption, puisque les électeurs supportent pleinement le risque d’être abusés et de ne jamais obtenir de contrepartie.
Enfin les programmes électoraux sont élaborés par des organisations politiques qui représentent des intérêts bien spécifiques. Financés par des groupes particuliers, les candidats se retrouvent otages de leurs soutiens, liés par un pacte de corruption.
Les choses deviennent plus compliquées dès qu’il s’agit de corruption marchande. Le champ économique se trouve alors soutenu par une sorte de pacte d’échanges malhonnêtes allant du pauvre bougre qui verse un pot-de-vin pour en retirer un avantage immédiat, jusqu’aux financements occultes de grande envergure.
Dans ce domaine, les subterfuges sont incalculables. On est dans des logiques d’influence qui se soustraient totalement au bien commun : chantage sur l’octroi d’emplois, promotions et augmentation de salaires conditionnés à l’accomplissement de faits délictueux, attribution de crédits bancaires sans garantie suffisante, fraude et évasion fiscale, prébendes grassement payées, prévarications des fonctionnaires, absence de contrôle de l’utilisation des fonds prêtés par les bailleurs étrangers, contrebande et marchés informels, pots-de-vin, dessous de table, etc.
Autant de délits autorisant une outrancière augmentation de richesses, en majorité absous au vu de l’existence d’un nombre ridiculement faible de condamnations pour faits de corruption.
Enfin, la corruption étant inséparable du système de libéralisation des échanges économiques, aujourd’hui dominant, des gouvernements se retrouvent à la merci de groupes d’intérêts privés qui peuvent à tout moment faire basculer une économie dans l’austérité.
Incantations magiques et faux contrôles
Dans ce contexte précis, l’application de cette thérapie ne manquera pas de produire des effets indésirables : augmentation des impôts et diminution des subventions, libéralisation des marchés et réduction drastique des dépenses publiques, augmentation de la dette, explosion des inégalités et de la pauvreté, chômage endémique et l’envie de départ des jeunes.
Difficile alors pour le gouvernement de faire avaler aux moins bien lotis de si amères potions malgré leur incidence pérenne sur la structure économique du pays. Loin de relancer la croissance, l’application de ce nouveau système visant à rendre l’action publique plus efficace va structurellement l’affaiblir, réduisant la demande interne, aggravant le chômage et encourageant les mouvements sociaux exprimés par des grèves à répétition. La corruption en profite alors pour s’installer, exploser même en permettant de lubrifier les mécanismes de l’incertitude.
Ainsi présentée, la réalité fera place au découragement et le souffle d’épopée n’emballera plus nos expert anti-corruption car la tâche s’avère ingrate: une administration qui résiste, la faiblesse de l’engagement des dirigeants, et le manque de crédibilité des poursuites engagées contre les membres des puissants réseaux de corruption.
La fourniture de service public de manière efficace implique cependant la mise en place de réformes prioritaires dans les secteurs les plus touchés : douanes, fisc, police, recrutements clientélistes et réforme des institutions dans une logique préventive. Sinon comment expliquer le recul constant du niveau d’enseignement malgré l’augmentation des dépenses publiques. La Tunisie s’est retrouvée en effet parmi les cinq derniers dans le classement du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA).
On a largement constaté que la lutte contre la corruption ne se résout ni par des incantations magiques, ni par des actes improprement appelés contrôle et répression. Les salaires de la fonction publique étant encore trop bas, il faudrait, pour obtenir des fonctionnaires motivés et responsables du bien-être collectif, que leur rémunération soit adéquate et équitable avec les salaires pratiqués dans le secteur privé. C’est le prix que l’Etat doit payer pour avoir une administration efficace et non corrompue.
Même chose pour l’application du principe de l’égalité devant l’impôt, de la réforme du système judiciaire, des procédures pénales, de l’amélioration de l’accès à la justice par des résolutions simplifiées des litiges qui soient moins longues et moins coûteuses.
Enfin, au risque de nous répéter, il est impératif de créer une agence spécialisée et pluridisciplinaire dans la lutte anti-corruption qui n’est efficace qu’à la condition qu’elle soit indépendante des intérêts politiques et économiques, qui ne s’attaquera pas qu’à des cas marginaux ou à la petite corruption, en laissant intacts les grands réseaux puissants.
Car, qu’on s’y trompe pas : tout cela est de nature à compromettre de futurs bénéfices, notamment en matière de développement et d’emploi. De plus, les tentations de corruption et les réformes destinées à l’enrayer rencontreront de plus fortes de résistances. Car on imagine mal une application des politiques d’austérité et des plans de rigueur, jugés indispensables, qui soient compatibles avec le combat à tous les échelons contre de mauvaises habitudes désormais ancrées depuis le soulèvement de 2012 : une insolente indifférence à la loi, un gouvernement qui a du mal à gérer son autorité, la dégradation exponentielle des conditions de vie, sans parler de l’arrogance des groupes de captation de la rente et celle des fonctionnaires corrompus.
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