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La Tunisie sur des ailes de fumée

Fumeur de kif, peintures de Jacques-Elie-Abraham Hermanjat et Jellal Ben Abdallah.

La Tunisie va bientôt dépénaliser totalement la consommation des drogues douces, tel que le cannabis, tout en réprimant sévèrement son trafic. Du spectacle en perspective…

Par Yassine Essid

La Tunisie a toujours été pionnière dans le monde arabo-musulman en matière de liberté. L’idée que tous, hommes et femmes réunis, avaient une égale valeur, que la communauté d’essence leur conférait les mêmes droits fondamentaux, était ancrée dans l’esprit de son peuple et de ses dirigeants, souvent bien avant maints pays d’Occident.

Un pays toujours prêt à donner l’exemple

Rappelons, pour commencer, qu’en 1810 déjà, la Tunisie avait rejeté la doctrine wahhabite, une mouvance rigoriste de l’islam refusée par le Bey Hamouda Pacha et qui demeure encore le fondement idéologique de la monarchie saoudienne.

Quelques décennies plus tard, plus précisément le 23 janvier 1846, Ahmed Bey avait donné à la Tunisie le tout premier texte juridique ayant pour objet l’abolition complète de l’esclavage. Une première dans un monde qui voyait encore dans la traite négrière un commerce profitable.

Le 13 août 1956, Bourguiba libérait les femmes, et le Code du statut personnel, qu’il avait promulgué alors, demeure jusqu’à ce jour un modèle unique dans le monde arabe. Enfin, à la faveur du soulèvement social de janvier 2011, l’ensemble du monde arabe est entré dans un formidable bouleversement politique qui s’est achevé dans l’ensemble par le chaos.

Seule la Tunisie peut se prévaloir aujourd’hui d’un régime démocratique, moderniste, stable, dans lequel la charia n’est pas la source de la législation malgré toutes les manœuvres des islamistes.

Fidèle à ce passé et toujours prête à donner l’exemple, la Tunisie, grâce à la clairvoyance de ses dirigeants, s’impose encore une fois en précurseur. Il est désormais admis, dans les instances gouvernementales et représentatives, qu’en matière de drogues douces, tel que le cannabis, il n’y a pas d’alternative à la nécessité de dépénaliser totalement sa consommation, tout en réprimant sévèrement trafic son trafic.

Les bienfaits présumés des drogues douces

Voyons maintenant, et dans une démarche d’anticipation fictionnelle, quels seraient les effets délétères de la détention et de la consommation à usage personnel, de cette plante réputée bienfaisante, sur le comportement collectif, grâce aux nombreuses vertus qu’elle recèle pour vaincre l’angoisse, la déprime et le mal-être. Autant de souffrances qui sapent aujourd’hui l’organisation même de notre société.

Commençons par tester l’usage du cannabis sur la famille. Les parents, lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes des consommateurs, avaient fini par admettre qu’après tout cette drogue douce, naturelle, était bien moins nocive que la cigarette et l’alcool qui, eux, sont légaux.

De plus, une herbe tolérée évitera aux enfants de tomber un jour dans la délinquance lorsqu’ils ne finissent pas carrément en prison. De ce point de vue, les pouvoirs publics étaient rassurés sur le fait que cette loi va œuvrer pour l’instauration d’un climat familial favorable avec une bonne entente entre parents et jeunes enfants.

Les pâtissiers ont de leur côté saisi tout l’intérêt de la libéralisation du hachisch qu’ils avaient aussitôt ingéré à leurs recettes de gâteaux. Des cakes et des biscuits qui permettent de planer d’une façon savoureuse et ce d’autant plus que l’effet des pâtisseries dure plus longtemps et d’une façon plus intense.

Sur le plan éducatif, et à la faveur de ce produit devenu courant, les enseignants sont désormais plus à l’écoute de leurs élèves. Ils arrivent même à instaurer en classe un climat serein. Côté élèves, l’herbe, parce qu’elle calme les hyperactifs et désinhibe les timides, accentue les motivations et réduit les conflits. Le ministère, avait même fini par admettre, autant pour le corps enseignant que pour les élèves, que le cannabis, au même titre que le sport, la musique, les sorties, les loisirs, était aussi un moyen de se détendre, de se reposer hors du stress du quotidien, de la famille, du lycée.

Depuis le vote de la loi, les responsables de la police craignirent, à juste titre, que fumer de l’herbe et conduire ne soient peu en conformité avec les dispositions du code de la route en vigueur dans le pays. Des esprits mal intentionnés avaient commencé à échafauder des scénarios catastrophe affirmant qu’un conducteur sous l’emprise d’une drogue, aussi douce soit-elle, serait un danger public car il ferait preuve d’une mauvaise évaluation des distances, d’une perte de vigilance et de contrôle ainsi que d’une baisse de la concentration. Qu’il serait enclin à commettre des infractions criminelles : excès de vitesse, stop ou feu rouge grillés, défaut de ceinture, etc. Pourtant tous ces sceptiques avaient constaté, une fois la loi entrée en vigueur, que les accidents avaient nettement baissé, de même que les expressions d’incivilité: recours abusif aux klaxons, stationnements en double file, défauts de priorités. On a surtout remarqué avec bonheur que des conducteurs, réputés acariâtres, baissaient moins leur vitre pour invectiver un conducteur malhabile ou vociférer lorsqu’ils sont au volant.

«T’as pas une dépanne»?

Des psychologues appelés à la rescousse mirent fin aux doutes excessifs des responsables de la sécurité routière car ils étaient tous unanimes à admettre que des automobilistes plus détendus et souffrant moins du stress sont forcément moins impatients et donc plus aimables. A ce propos, on a vu deux conducteurs, pris dans un interminable bouchon de circulation, en train de se partager un joint!

Une telle mesure, si démocratique qu’elle puisse être, demeurait cependant formellement interdite aux troupes combattantes autant qu’aux officiers qui les encadrent, bien qu’il arrive que des bidasses en permission se permettent quelques incartades dans ce domaine.

Cependant, sur le plan de la lutte anti-terroriste, on changea de stratégie. Lassé de constater que les bombardements aériens des jihadistes du Mont Samama demeuraient sans effet, l’état-major décida d’adopter une nouvelle tactique. Désormais, au lieu de larguer des bombes on lâchera des sacs pleins de cannabis. Le résultat ne s’est pas fait attendre. Epuisés par une surconsommation de drogue, les groupuscules terroristes étaient frappés de somnolence, de troubles locomoteurs, de démotivation et de désintérêt pour le combat. Il ne fallait pas plus à l’armée nationale pour les cueillir sans violence. Et c’est ainsi que l’on vint à bout d’une résistance criminelle obstinée.

Au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), l’ambiance avait considérablement changé. Après tout, c’est bien les députés qui avaient voté cette loi et il leur revenait de droit d’en profiter en premier et d’une manière ostensible. On avait alors constaté avec stupeur que l’usage du haschich avait largement atténué les manifestations d’hostilité, rapproché les points de vue, à telle enseigne que les représentants du peuple refusèrent d’être groupés par affinités politiques. Des députés du Front populaire étaient devenus nettement moins agressifs, s’adressaient à leurs collègues de la coalition au pouvoir avec respect et prenaient la parole sans s’emporter. Les plus virulents d’entre eux avaient même choisi de siéger parmi leurs potes d’Ennahdha devenus subitement «cool». Ils se passaient d’ailleurs sans arrêt des joints et leurs sujets de conversations tournaient autour de «elle est bonne celle-là : Afghane ou Marocaine»? Ou bien «t’as pas une dépanne»?

La présence du Premier ministre, venu entretenir les députés sur l’état du pays, fut altérée par le comportement affligeant de l’assistance. Alors qu’ils étaient censés être attentifs au discours du chef de l’exécutif, l’engouement abusif des représentants pour le cannabis les a rendus au contraire parfaitement insensibles aux difficultés que traversait le pays. Les propos moroses sur l’avenir de l’Etat, loin d’impressionner une assistance touchée par l’ivresse du haschich, étaient au contraire accueillis par une monstrueuse indifférence quant à l’insignifiante réalité, voire par des réactions d’hilarité sans motif. On vit même des représentants du peuple s’esclaffer de rire en se tapant les cuisses à l’annonce de l’ampleur du déficit budgétaire!

Ce fut assez pour le Chef du gouvernement qui, pour la première fois dans l’histoire de la démocratie, préféra suspendre son discours et quitter l’Assemblée accompagné de ses ministres.

«Les deux ailes de l’oiseau tunisien et de la démocratie dans notre pays».

Sur des ailes de fumée

Quant au président de l’ARP, bien que farouche adversaire de cette loi, il s’est retrouvé imprégné malgré lui par l’inhalation involontaire des effluves de l’herbe que fumait la majorité des députés et qui lui portait légèrement à la tête. Tout en restant en partie conscient, il s’est vu subitement déconnecté de la réalité, dans un état proche de l’envoûtement. Il éprouvait une sensation étrange, il était soulevé de terre par bonds successifs avant de s’élancer dans les airs, se réjouissant de la facilité de son vol, planant en esprit sous les toits de l’hémicycle. Le voilà enfin allégé, libéré, affranchi des lois de la pesanteur autant que des débats oiseux. Il vivait une inoubliable expérience de gravitation qu’il cherchait à prolonger le plus longtemps possible. Il se sentait pousser des ailes qui lui permettaient d’exécuter toute sorte d’ondulations et, quand il lui plaît, s’arrête en l’air, devient stationnaire. Il se rappelait alors la représentation allégorique de sa nouvelle anatomie. Dans cette paire d’ailes, se dit-il, l’une représente Ennahdha, l’autre, Nidaa Tounes. Sans doute une réminiscence fortuite de l’inoubliable métaphore du cheikh Rached Ghannouchi comparant les deux grands partis aux «deux ailes de l’oiseau tunisien et de la démocratie dans notre pays».

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