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Tunisie : De quelle nature sont les obstacles au redressement?

Le blocage au redressement de la Tunisie est à rechercher du côté des deux moteurs de la dynamique d’ensemble de la société : les secteurs public et privé, tous deux en panne.

Par Hédi Sraieb *

Essayons de démêler le vrai du faux. Une tâche d’autant plus difficile que les interprétations subjectives ou partisanes ne manquent pas quand elles ne deviennent pas envahissantes. Commençons par énoncer celles qui circulent.

Obstacles, freins et blocages

Pour certains, les freins, les blocages seraient d’ordre psychosociologiques: manque de repères dont le plus symptomatique serait la perte de la valeur travail. Cette dernière s’observerait à tous les étages du corps social: absentéisme injustifié, turn-over déstabilisant, recul de la motivation au travail appréhendée au travers de la baisse du rendement individuel et collectif.

Pour d’autres, les dérives récessives (croissance, budget, commerce extérieur, dette…) et par là l’incapacité à en sortir serait d’ordre institutionnel. Les blocages seraient le fait du grippage des rouages de l’Etat et de dysfonctionnements administratifs. L’extrême lenteur tatillonne et bureaucratique des chaînes de commandement et d’exécution, déboucherait sur la perte d’autorité et de crédibilité de l’administration centrale comme locale.

Pour d’autres encore les freins au redressement seraient d’ordre plus politique. L’absence de réformes structurelles, le manque d’audace et de volonté, les passe-droits, mais aussi les interminables querelles partisanes de toutes sortes seraient à l’origine de la désaffection généralisée. Cette perception plus politicienne que, véritablement politique contribuerait à prolonger l’attentisme ambiant ponctué de poussées de colère.

Comme on peut le constater, il y a une part de vérité ou plus exactement de la vraisemblance dans chacune de ces approches. Approches que nous pouvons repérer et condenser donc sous trois dimensions dominantes: psychologiques (pour ne pas dire moralisantes), institutionnelles (pour ne pas dire crise de l’Etat profond) et enfin politiques (pour ne pas dire jeux politiciens incessants).

Une situation mouvante, confuse et erratique

Mais il est aussi vrai qu’en la matière, construire un diagnostic exhaustif et lucide apparaît comme une gageure tant la situation est mouvante, confuse et erratique. D’aucuns ajouteraient que la crise est due au manque de moyens et d’argent frais. D’autres encore, au caractère excessif et irrationnel des revendications sociales qui bloquent toute amélioration même partielle.

Ce qui d’évidence saute aux yeux c’est le caractère partiel et partial de chacune de ces explications.

Incriminer «la nouvelle humeur» de nos compatriotes devenus subitement fainéants, tire-au-flanc, resquilleurs, incivils… est pour le moins une thèse superficielle dont l’objectif unique est la culpabilisation moralisante. Est-ce à dire que nos concitoyens avaient précédemment des vertus qu’ils auraient subitement perdues à la suite du cheminement chaotique du jeune processus démocratique? Un pas que l’on ne saurait franchir, même s’il est vrai que n’est pas venue se substituer à l’ancienne autorité fondée sur la menace et l’intimidation, une nouvelle autorité légitime.

En réalité la désaffection pour la chose publique, le bien commun, la participation à l’effort collectif, est un phénomène bien plus profond qui trouve ses racines précisément dans les turpitudes de l’ancien régime. Le rendement individuel et collectif était en apparence et pour ainsi dire meilleur car contraint. Nul besoin de rappeler les méthodes – tant dans le public que le privé –, qui avaient cour.

Comme tous les peuples, le nôtre n’a rien d’un saint, ni d’ailleurs d’un démon. Il est tout simplement décontenancé. Oser parler de la «valeur travail» quand près 16% de la population sont en quête d’un emploi ou que bien encore le million de précarisés à la recherche d’une activité décente, a quelque chose de cynique… aux limites de l’indécence !

Vilipender ces fonctionnaires nantis et privilégiés qui n’assurent plus leur mission au service du citoyen est également un peu facile quand on sait l’indigence des moyens ou quand ceux-ci sont détournés à des fins peu avouables.

On peut reconnaître à l’ancien régime et à son Etat, cette ignominie coupable d’avoir laissé s’infiltrer à tous les étages la subornation vénale, au point que bon nombre de directeurs centraux ou de chefs de services ont une autre activité extérieure et rémunérée. Ceci, diront certains, ne justifient pas cela !

Certes, mais c’est toujours par le haut que vient l’exemple.

Un Etat déliquescent et ses appareils inopérants

Inutile d’insister sur la prétendue explication politique qui se résume en fait à «tous pourris» !

Il est vrai que le débat politique n’a pas la profondeur espéré, ni même que les politiques dans les sept gouvernements qui se sont succédé n’ont eu le courage de bousculer les sous bassement de l’édifice.

Tout se passe comme s’il fallait gérer au mieux l’existant et procéder graduellement, alors même que les diverses composantes sociales s’attendaient à un vrai changement de cap, à un autre projet de société, à un autre contrat social. Le débat est et reste occulté par l’omniprésence de la question identitaire et ses nombreuses déclinaisons. Certains, d’ailleurs, s’ingénient à ce qu’il en soit ainsi le plus longtemps possible.

Une autre façon de démêler l’écheveau des fausses explications et de leur prétendue causalité, serait de revenir un tant soit peu à la question politique et à l’Etat. Il ne suffit pas de changer de gouvernement pour changer un Etat déliquescent et ses appareils inopérants.

L’administration qui a pu faire des miracles des années durant s’avère incapable de relever les défis nouveaux. Elle a manifestement perdue de sa substance. Sept gouvernements, sept budgets avec sensiblement la même valeur d’investissements publics à réaliser, soit autour de 5 milliards annuellement avec profusion d’emprunts nouveaux et de dons et soutiens budgétaires… pour s’entendre dire par les principaux bailleurs de fonds que pas plus de 40% de leurs engagements n’ont été consommés ! On imagine les montants en caisse sans affectation concrète. Les appareils d’Etat sont bel et bien en panne !

La question foncière, ou encore la lenteur des procédures ont bon dos, quand en réalité toutes les études en amont ne sont pas réalisées en temps et en exactitude. Peu ou plus personnes dans les services de planification, dans ceux des études technico-financières de faisabilité, d’analyse d’impact !

La double rémunération (public et privée)

Les services centraux et intermédiaires se sont progressivement vidés de leur expertise, de leur savoir-faire. Là est sans doute l’un des nœuds gordiens… le goulot d’étranglement du processus de mise en œuvre. Tous les rouages se sont grippés au fil du temps jusqu’au plus bas de l’exécution.

La double rémunération (public et privée) est devenue chose si largement partagée, qu’elle s’est en quelque sorte banalisée. Pas une fonction n’échappe à cette loi d’airain qui veut que depuis plus de 2 décennies le salaire net réel (et non nominal) de la fonction publique, toutes catégories confondues, tende vers le niveau minimum vital. Une loi à laquelle tout un chacun tente d’échapper de toutes les façons possibles… On sait ce qui s’ensuit !

Mais si l’Etat est à la peine, et ce parfois au grand dam de ministres avisés et volontaires, que dire de l’initiative privée et des détenteurs de capitaux? Le capital est à l’évidence en «sommeil» sous prétexte d’un «mauvais climat des affaires».

Il y a donc en quelque sorte et pour être quelque peu provocateur «une grève de l’investissement» en attendant des jours meilleurs. Aucune statistique ne peut infirmer ce fait ! Les détenteurs de capitaux dont on connaît l’aversion au risque préfèrent les placements patrimoniaux… fonciers ou immobiliers. Le patriotisme attendra !!!

Si donc explication véritable du blocage au redressement, il y a, c’est du côté des deux moteurs de la dynamique d’ensemble de la société, qu’il faut chercher. Le moteur du secteur public comme de celui du privé, sont bel et bien en panne. D’où sans doute, et dans le désarroi quelque peu naïf et dérisoire, l’idée d’une loi «d’urgence économique». Une poignée de décideurs déterminés pourraient venir à bout des obstacles – en les contournant – de la série trop longue des maillons de commandement et d’exécution. Une sorte de passage en force… pour le meilleur comme pour le pire !

Seule la suite de l’histoire le dira….

* Docteur d’Etat en économie du développement.

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