Nulle sortie n’est possible pour la Tunisie de sa crise sans l’articulation de sa démocratie naissante au système de droit affirmé à sa porte, celui de l’Union européenne (UE).
Par Farhat Othman *
Tout comme l’humain, plus que toute autre créature, a besoin d’espace pour bouger, vivre, les États ne peuvent survivre en autarcie, frontières fermées, en un monde globalisé. C’est vérifiable notamment pour les pays du Sud dépendant nolens volens du Nord, dont la Tunisie.
Notre pays ne peut envisager seul son développement et la réussite de sa transition démocratique sans les articuler structurellement au concert démocratique dont il relève désormais; ce qui lui donnera les droits qui manquent du fait de sa dépendance dudit système, réelle tout en n’étant qu’informelle, dénuée de vrais avantages.
Un besoin d’éthique
Comme l’humain encore pour qui vivre dans un espace réduit peut relever de la torture, le corps se rabougrissant et l’esprit se sclérosant, la Tunisie réduite à ses frontières est une sorte de réserve.
Or, outre ses élites toutes tendances confondues, des prédateurs étrangers se disputent ce qui n’est même plus un gâteau sur un espace réduit et fermé, propice à toutes les turpitudes en l’absence de traditions d’un système de droits et de libertés, encore trop fragile pour résister seul aux appétits voraces.
La situation a atteint un degré élevé de gravité illustré récemment par ce qui s’est passé à Tunisair, la compagnie nationale aérienne, dans l’éducation nationale et sur la scène politicienne à la faveur des derniers enregistrements fuités sur les turpitudes d’un camp, le parti Nidaa Tounes, venant après bien d’autres du camp d’en face. Et les iniques décisions de justice n’augurent rien de bon pour le futur du pays, tels ces jugements ciblant les anciens commis de l’État, comme le précédent secrétaire général de l’UMA, Habib Ben Yahia, ou la jeunesse, tel ce jugement du tribunal de Siliana ruinant l’avenir de jeunes élèves coupable d’avoir consommé du cannabis.
Des pratiques de moins en moins éthiques ne peuvent alors que prospérer en un pays à la dérive, que certaines forces, nationales comme étrangères, veulent juste un marché où tout se vend et s’achète, y compris au nom de la morale et de la religion.
Voir la Tunisie ainsi réduite au degré zéro de la gouvernance politique est loin d’étonner, car c’est bien la marque du temps, notre postmodernité étant synonyme de zéroïsme des valeurs et de sens. Il suffit de regarder ce qui se passe dans les vieilles démocraties pour s’en convaincre. Aussi, pour son salut, la Tunisie comme le reste du monde a besoin de transfigurer la gouvernance, passer de la politique politicienne à la politique éthique, ce que j’ai nommé «poléthique».
Croire en son originalité
De plus, qu’on le veuille ou non, la Tunisie ne saurait reproduire la pratique dévergondée de la politique en Occident, ne serait-ce que parce qu’elle a la spiritualité de son peuple pour la prémunir des excès inhérents aux sociétés matérialistes occidentales.
Par conséquent, ce n’est pas en singeant une modernité en crise, reniant ses propres valeurs, prétextant que c’est la loi du genre, que la Tunisie pourrait devenir un État de droit. Ses élites ne doivent plus sacrifier l’impératif éthique et en venir à se convaincre qu’elles ont bien quelque chose de plus dont leur pays peut se prévaloir, issu d’un riche passé, un modèle à préserver et à conforter, sinon à exporter aussi.
C’est en donnant l’exemple que la petite Tunisie, érigée déjà putativement en modèle politique, assurera son salut afin d’entrevoir l’avenir en grand que mérite son peuple au génie attesté de par l’histoire.
Et si j’ai parlé d’éthique, c’est qu’elle n’est rien d’autre en politique que le fait de tenir compte et de valoriser les réalités populaires, au lieu de les snober, tout en osant tendre vers l’idéal de la solidarité humaine qu’impose l’époque en un monde devenu plus humain, une «mondianité» selon mon néologisme.
L’éthique n’est rien d’autre que ce courage qui nécessite, dans ce monde globalisé, cet immeuble planétaire, de ne plus se suffire du cloisonnement de la Méditerranée par des frontières qui ne seraient jamais hermétiques et dont la fermeture donne lieu à d’atroces drames tout en encourageant le maintien en clandestinité à qui réussit d’y entrer.
Oser l’inéluctable
Le courage politique et diplomatique suppose aujourd’hui pour la Tunisie de prendre conscience que, si aucun espoir n’est permis à son développement en dehors du système économique occidental, cela ne doit pas se faire tel qu’il se pratique actuellement, au détriment des intérêts de notre peuple, trop pauvre pour supporter les recettes classiques du capitalisme.
La Tunisie doit impérativement appeler à un «espace de démocratie méditerranéenne» devant déboucher, à terme, sur son adhésion à l’Union européenne, ce système de droit à sa porte, dont elle dépend de manière structurelle et injuste, se faisant au détriment des vrais intérêts du pays.
Immédiatement, cela doit commander la réclamation du libre mouvement humain sous visa biométrique de circulation, outil fiable et même incontournable. C’est inévitable au moment où l’on agit activement pour tout libéraliser, notamment le mouvement des biens et des services, tout en excluant le seul vrai créateur des richesses, l’humain, en continuant à lui refuser le droit à la libre circulation.
Or, c’est le sens de l’histoire que cela se réalise enfin dans le cadre de l’inclusion future de la Tunisie — et tout le Maghreb aussi, ou du moins du Maroc — en cette UE qui doit se renouveler en s’ouvrant à la rive sud de la Méditerranée pour espérer sortir de sa crise actuelle.
Il urge d’anticiper une telle fatalité, ce qui permettra de faire l’économie des drames actuels dont notre mer commune est le théâtre, tout en redonnant du souffle à notre économie exsangue et un nouvel horizon à nos jeunes, les sortant de leur désespérance qui les pousse sur les chemins de traverse.
L’Europe — et au-delà l’Occident — sont l’horizon de la Tunisie de demain; sa situation géostratégique le lui impose et suppose qu’elle constitue, au mieux, ce lien indispensable entre l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud. Mais un tel lien ne doit pas se réduire à une simple passerelle qu’on foule pour les intérêts capitalistes, désormais alliés à l’islamisme, ce capitalislamisme sauvage qui n’apporte que malheur et déboires. Il doit devenir un véritable partenariat équilibré, ne pouvant que prendre la forme de rapports inclusifs de droits et de libertés que ne donne que le statut de membre de cette structure de droit qu’est l’UE.
À quand donc le dépôt de la candidature tunisienne dans le cadre du nécessaire appel à un «Espace de Démocratie Méditerranéenne» en vue de consolider sa transition démocratique et réussir sa mutation économique et sociale? À quand la libre circulation humaine entre la Tunisie et l’Europe ?
* Ancien diplomate, auteur de ‘‘L’Exception Tunisie’’ (éd. Arabesques, Tunis, 2017).
Donnez votre avis