Dans sa guerre contre la corruption, le gouvernement Chahed serait bien inspiré de mettre à plat, une fois pour toute, l’affaire de la BFT qui traîne depuis… 1989.
Par Habib Trabelsi
Le chef du gouvernement, Youssef Chahed, qui affiche une volonté à lutter contre la corruption et à assainir une économie postrévolutionnaire exsangue et saignée à blanc, est appelé aussi à désamorcer une «bombe à retardement» héritée d’un «hold-up international» commis sous l’ancien président Ben Ali.
La «bombe à retardement»
La «bombe» est représentée par un litige vieux de 28 ans opposant l’Etat tunisien à la société Arab Business Consortium Investment (ABCI), qui avait acquis la Banque franco-tunisienne (BFT) en 1982 et dont elle a été spoliée par l’Etat tunisien en 1989.
L’ABCI réclame des centaines de millions de dollars, après la confiscation de sa banque à la suite d’une machination judiciaire et de malversations dans les plus hautes sphères de la finance étatique et avec la collusion entre les milieux d’affaires, les hauts fonctionnaires et des représentants de partis politiques, selon plusieurs sources proches du dossier.
L’épineuse affaire, qui a connu une série de péripéties et rebondissements, est en passe de connaître son épilogue avec l’approche fatidique du verdict d’un tribunal arbitral relevant de la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi). Ce tribunal, dont les décisions sont irrévocables, traite les contentieux entre les investisseurs privés étrangers et les États. Le verdict sera sans l’ombre d’un doute au bénéfice de l’ABCI et au détriment de l’Etat tunisien.
Le litige, qui a déjà coûté à la partie tunisienne plus de 40 millions d’euros rien qu’en honoraires du cabinet d’avocats et en frais d’arbitrage, est qualifié par plusieurs médias tunisiens d’«imbroglio judiciaire rocambolesque riche en péripéties et en rebondissements», de «désastre financier, juridique et politique» et surtout d’une «bombe à retardement» aux enjeux énormes qui risquent de faire chanceler l’ensemble du secteur bancaire tunisien.
«Traitement juste et équitable»
Selon des connaisseurs des arcanes du secteur bancaire tunisien, la BFT a été gérée dans la plus totale opacité et a été menée à une quasi-faillite à force de malversations et de créances douteuses et irrécouvrables, dont ont bénéficié plusieurs capitaines d’industrie et des affairistes qui ont encore pignon sur rue, dont, pour ne citer que le moins fréquentable de tous, Chafik Jarraya, aujourd’hui poursuivi par le tribunal militaire dans une affaire d’atteinte à la sécurité de l’Etat, de trahison et de collusion avec une armée étrangère.
Les médias tunisiens ont évoqué des pertes abyssales dues aux crédits octroyés à des proches du clan de Ben Ali et à des mafieux véreux par centaines de millions de dinars sans garantie et en connivence avec diverses instances de la Banque centrale de Tunisie (BCT), du ministère des Finances et de celui des Domaines de l’État.
Selon des sources proches du dossier, le Cirdi compte faire appliquer le «standard minimum du traitement juste et équitable en droit international» qui régit les investissements étrangers et leur assure la protection, la sécurité complète et une transparence totale.
Cette norme fixe un certain nombre de droits fondamentaux que les Etats doivent accorder aux investisseurs étrangers, indépendamment du traitement qu’ils réservent à leurs propres citoyens. Si cette norme est appliquée, l’Etat tunisien sera dans l’obligation de payer de lourds dédommagements.
Le tribunal arbitral, qui avait été saisi de l’affaire BFT en 2004, devait d’abord trancher la question de la responsabilité puis fixer le montant du dédommagement que le responsable désigné devra verser à la partie adverse. Son verdict avait déjà été annoncé pour janvier 2016, mais cette fois, la lourde sentence risque de tomber d’un moment à l’autre, assurent ces mêmes sources.
«Une épine dans le pied» de Youssef Chahed
S’exprimant le 16 mai dernier lors d’une séance d’audition à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) sur la situation monétaire dans le pays, le gouverneur de la BCT, Chedly Ayari, a admis que la BFT représentait «un grand problème» et qu’«une solution devrait être trouvée d’urgence pour cette banque qui perd quotidiennement cent mille dinars et à qui la Banque Centrale injecte des fonds, toutes les semaines».
Selon lui, la Banque centrale avait proposé à la présidence du gouvernement Chahed de liquider cette banque, mais cette proposition avait été rejetée.
Dans le passé, ce scénario a été mis plusieurs fois sur le tapis mais le tribunal arbitral s’y était opposé en y mettant des conditions telles que la liquidation de la BFT était devenue impossible.
Pour sa part, le secrétaire d’Etat aux Domaines de l’Etat et aux Affaires foncières, Mabrouk Kourchid, a estimé que l’affaire, «importante et compliquée», de la BFT était actuellement dans sa première phase, «pour déterminer les responsabilités».
«La deuxième phase de ce dossier concerne le montant des compensations que l’Etat tunisien doit payer, s’il a été prouvé qu’il a commis une erreur dans la signature du contrat avec la partie étrangère», avait-il ajouté devant l’ARP.
Interrogé par Kapitalis en marge d’un rassemblement de Tunisiens de France en soutien à M. Chahed, organisé par la société civile, le 27 mai au Trocadéro, sur les possibilités d’un arrangement amiable entre l’ABCI et l’État tunisien pour lui éviter de payer de très lourds dédommagements, l’avocat tunisien et partie prenante dans cette «bataille judiciaire homérique», Me Majid Bouden, s’est borné à souhaiter tout le succès au chef du gouvernement dans sa «lutte contre les gros bonnets».
L’avocat a aussi souligné la nécessité d’«inscrire cette guerre dans une dynamique totale pour éradiquer la mafia politique (…) qui bénéficie d’une façon directe ou indirecte des fruits de la corruption».
La balle est donc dans le camp de M. Chahed. En mars dernier, il a examiné en conseil des ministres une proposition sur «l’ouverture d’une affaire pénale en Tunisie contre l’ABCI,visant à négocier l’abandon de ses réclamations en échange de l’annulation de sa condamnation en Tunisie», qui contestait la compétence du CIRDI. Or, celui-ci s’était déjà déclaré compétent.
Il appartient désormais à M. Chahed – qui vient de jurer dans une interview fleuve d’«aller jusqu’au bout de la lutte anticorruption, sans exception (…) avec comme seul objectif, réussir ici et maintenant à remettre le pays sur la bonne voie» – de prendre les choses en main pour éviter que cette «épée de Damoclès» ne s’abatte sur la Tunisie.
Sa détermination à lutter contre la «démocratisation» de la corruption, contre la prolifération de l’affairisme et du clientélisme, contre les barons de l’économie informelle et de la contrebande, ne font pas l’ombre d’un doute. Et il l’a juré.
Reste que la solution du litige opposant l’Etat tunisien à l’ABCI semble d’une évidence que seul l’aveuglement volontaire empêche de voir : que tous ceux qui ont pris des prêts de la BFT et ne les ont pas remboursés mettent aujourd’hui la main à la poche pour aider l’Etat tunisien à sortir du pétrin où ils l’ont laissé s’engouffrer.
Jusqu’à quand le contribuable tunisien va-t-il continuer à payer pour ces gens-là ?
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