Ph. d’archives.
L’exemple de la 1ère salle de cathétérisme de Nabeul prouve que les investissements lourds dans un projet de santé ne constituent nullement une garantie de succès.
Par Dr Mounir Hanablia *
Une grande clinique ultramoderne faisant partie d’un groupe bien connu d’établissements sanitaires privés vient d’ouvrir ses portes à Nabeul et elle est évidemment à priori appelée à résoudre une bonne partie des problèmes médicaux de la région.
Ceci est d’autant plus remarquable que le niveau économique de la région, l’un des plus élevés de Tunisie, permet de grandes espérances relativement à une clientèle suffisamment nombreuse et fortunée pour supporter les coûts croissants des soins; des coûts dont le remboursement par les caisses de prestations sociales au bénéfice des affiliés se révèle, dans le contexte actuel de crise économique, de plus en plus problématique, en attendant les réformes annoncées.
Que cette clinique dispose de ce qu’il y a de mieux en matières d’équipements médicaux comparativement aux standards internationaux, qu’il y ait les médecins spécialistes pour les faire fonctionner, que la demande existe, nul n’en disconviendra. Est-ce suffisant pour être sûr que ce projet à priori rentable tienne toutes ses promesses?
Une médecine régionale de qualité est-elle possible ?
C’est qu’à Nabeul, deux à trois cliniques de taille moyenne se partagent depuis plusieurs années le marché de la médecine privée, sans compter celles de Hammamet, de Korba, et, dernièrement, celle assez imposante de Menzel Temime.
Et d’autre part, il ne faut pas oublier que, pour des raisons psychologiques ou personnelles, beaucoup parmi les patients de Nabeul ou Hammamet préfèrent se faire soigner dans les établissements de la capitale, situés à seulement 45 minutes de route.
Mais il n’y a pas que cela. Les grands centres de soins de Tunis ont pu disposer pour prospérer, au début des années 2000, de l’apport considérable constitué par l’activité privée complémentaire des professeurs en médecine dont la clientèle, venue des quatre coins du pays, avait été canalisée à partir des centres sanitaires régionaux de santé publique de l’intérieur vers les grands centres hospitalo-universitaires de la côte.
Cela énonce donc déjà clairement certaines données incontournables du problème : le développement d’une médecine régionale de qualité suppose au moins la coopération des structures co-régionales de la santé publique, en particulier pour les moyens exploratoires et curatifs dont celles-ci soient dépourvues.
En réalité, cela ne va pas de soi parce que les caisses de prestations sociales ne sont pas tenues de restreindre leurs remboursements aux soins médicaux uniquement dispensés dans la région de résidence des affiliés.
Avant 2011, les autorités régionales pouvaient ainsi user de leur influence, généralement par le biais du parti au pouvoir, en faveur de leurs membres ou protégés, mais désormais il n’en est plus ainsi; ce sont les pouvoirs subsidiaires qui prennent les décisions. Mais il serait faux de prétendre que certains de ces pouvoirs là n’aient pas toujours été actifs, en particulier dans le domaine de la cardiologie interventionnelle, l’un des plus favorisés et des plus rentables depuis l’époque de Ben Ali.
Il faut d’autant mieux le rappeler qu’à Nabeul, depuis une quintaine d’années, une salle de cathétérisme cardiaque avait ouvert ses portes dans l’une des cliniques de la ville, et étant la seule active dans toute la région, elle aurait pu y assurer à tout le moins la couverture des urgences cardiaques, si ce n’est l’ensemble de la demande.
Une telle structure est un investissement lourd de près de 600.000 euros, mais ainsi que l’avaient démontré les études, les dépenses en matière de santé s’accompagnent en moyenne d’une augmentation de 15% du PIB et sont toujours rentables comme vecteurs de croissance.
La salle de cathétérisme de Nabeul n’a pas fonctionné comme voulu
Cependant, à Nabeul, cette salle de cathétérisme d’une clinique privée n’a pas fonctionné comme voulu parce que l’hôpital public qui polarise la majorité des patients de la région, et qui n’en dispose pas, n’a pas collaboré en y adressant ceux dont l’état clinique le nécessitait. Au lieu de quoi, ces patients ont continué à être adressés à Tunis, en particulier dans une grande clinique privée des Berges du Lac II. Et le ministère de la Santé publique n’a pas jugé nécessaire d’intervenir, ni de fournir les explications nécessaires.
A ce qu’on en dit, on aurait argué à l’hôpital de précautions insuffisantes dans la prise en charge des malades, de manques de précautions; et il faut dire que cette opinion est en partie fondée: à Nabeul, malgré l’existence d’une structure fonctionnelle depuis plusieurs années, aucun cardiologue interventionnel ne s’y était installé.
Dans les faits le ministère accorde une autorisation d’ouverture et d’exploitation lorsque l’établissement peut justifier de la responsabilité de l’activité à un cardiologue interventionnel auquel il est lié par un contrat. Dans le cas présent, il semble que le cardiologue en question soit installé à Tunis, mais l’autorité de tutelle n’y a vu aucune objection pour délivrer l’autorisation nécessaire.
D’autre part, les actes étaient sollicités par les cardiologues non spécialiste en cathétérisme, installés sur place, au bénéfice de leurs patients, et réalisés par des spécialistes venus de Tunis et rentrés chez eux le jour même après l’intervention. Ce qui veut dire qu’en cas de problèmes post procéduraux, le patient se serait trouvé entre des mains dénuées des compétences nécessaires pour les résoudre.
Evidemment ce système avait l’immense mérite pour les cardiologues de la région d’empêcher l’installation de collègues dotés de compétences qu’eux-mêmes ne possédaient pas, et même de donner le change puisque, étant admis à assister leurs collègues durant les procédures, ils s’en attribueraient plus tard le mérite auprès de leur clientèle.
Il ne faut pas pour autant leur jeter la pierre: certains de leurs maîtres chefs de services n’ont pas agi différemment. Mais ces pratiques de quelques cardiologues de Nabeul sont elles illégales? Tant qu’il n’y a pas eu de complications, non! et par chance, il n’y en a pas eu, ou bien s’il y en a eu, cela n’a pas eu de conséquences médico-légales…
Actuellement on parle également de l’ouverture à court terme d’une nouvelle salle de cathétérisme à l’hôpital. Est-ce que cette salle d’un montant rendra service aux patients hospitalisés, ou bien servira-t-elle de simple station de transit vers la nouvelle clinique privée, par le biais de l’activité privée complémentaire, comme cela s’est toujours fait depuis l’époque de Ben Ali?
Le fait est que la législation n’a nullement évolué, et il est donc probable qu’il y aura toujours moyen d’aiguiller le patient vers l’hôpital, pour peu qu’il sache qu’il n’aura presque rien à payer, de plus que ce qu’il dépense à l’hôpital.
Certes, la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) fait désormais obligation aux patients explorés à l’hôpital et désireux de bénéficier d’une dilatation coronaire dans le privé, de refaire leur coronarographie dans la clinique de leur choix en en assumant le coût financier.
Cependant cette décision d’apparence dissuasive soumet, pour des raisons d’ordre administratif et financier, le patient désireux de se faire traiter ailleurs qu’à l’hôpital à un risque supplémentaire médicalement injustifiable, en particulier rénal, et peut donc un jour valoir à l’administration des poursuites judiciaires dont elle se passerait volontiers.
Faut- il donc investir dans le secteur médical là où le besoin existe? En fait, l’exemple de la (première) salle de cathétérisme de Nabeul prouve que les investissements lourds (en devises) dans un projet appelé à rendre un service immense ne constituent nullement une garantie de succès.
Quand triomphent les intérêts des corps intermédiaires
Force est de constater que l’autorité de tutelle et les assurances maladie, n’étant apparemment pas tenues de collaborer à la réussite de projets coûteux d’utilité publique, ce sont finalement les intérêts des corps intermédiaires, c’est-à-dire des corporations, qui finissent par prévaloir, contre ceux des citoyens, ou du service public.
A quoi cela sert il que des centres de soins, privés ou publics, investissent en pure perte parce que certaines parties influentes possèdent le pouvoir nécessaire pour les empêcher de travailler?
Un sérieux effort de réflexion est requis de la part de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) afin que les lois nécessaires protègent l’investissement dans la médecine publique et privée des interférences et des connexions indésirables.
L’état financier du pays ne peut plus permettre qu’une telle débauche financière ne trouve sa conclusion que dans ce qu’il est pudiquement appelé loi de l’offre et de la demande. Et à Nabeul le fait est là: le projet du cathétérisme n’a pas répondu aux attentes lorsqu’une seule salle était en activité; maintenant, il y en aura désormais deux de plus, et il serait légitime de savoir par quel tour de passe-passe le secteur deviendrait brusquement rentable.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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