La loi de la réconciliation administrative a été votée, hier soir, mercredi 13 septembre 2017, mais n’a-t-on pas pu procéder autrement pour éviter le passage en force ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Hier c’était vraiment le cirque à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP): de nombreux députés absents, une ambiance d’anarchie, à l’intérieur du saint des saints, évoquant les assemblées générales de facultés des années 70 lorsque les Structures Syndicales Provisoires voulaient empêcher la tenue des cours, avec le fameux champ de la révolution inlassablement répété, et des associations de la société civile, mobilisées à l’extérieur dans le but de faire entendre leurs voix, ce qu’elles réussissent fort bien. Et finalement, une séance (exceptionnelle) une nouvelle fois reportée, ainsi que le vote qui devait la conclure.
Loi de la réconciliation, loi de l’impunité
Il faut croire que cette loi sur l’impunité (des fonctionnaires?) que l’Etat, c’est-à-dire le Président de la République, s’est obstiné à vouloir faire voter, possède vraiment une importance capitale, en dehors du fait qu’elle soit constitutive, sinon consubstantielle, de la fondation de Nidaa Tounes, le parti qui l’avait hissé à la plus haute marche de l’Etat. Sinon comment expliquer la belle constance avec laquelle elle soit à chaque fois reposée sur la table par les deux partis réunis de la majorité?
Que cette loi soit importante, dans certains milieux d’affaires, nul n’en disconviendra : il y a quelques jours un ancien président de syndicat des propriétaires de cliniques, et actuel propriétaire de l’un des établissements les plus huppés de la capitale, l’une des personnes qui publiquement avait défendu les cardiologues impliqués dans l’affaire des stents, en invoquant le caractère involontaire des fautes, ce personnage important donc et ancien membre du comité central du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), ancien parti dominant sous la dictature de Ben Ali, dissous depuis 2011, avouait qu’il ne savait désormais plus de quoi les lendemains seraient faits dans ce pays.
« Non à la réconciliation »: La Société civile a fait entendre sa voix devant l’Assemblée.
Effectivement, si cette loi passe, on n’aura même plus besoin d’intenter de procès contre tous ceux qui ont trempé d’une manière ou d’une autre dans des malversations, il suffira qu’un fonctionnaire s’intercale dans la filière, et tous se retrouveront, par la force des choses, passibles de réconciliation nationale. Et par la force des choses, il suffira, probablement aussi, que des fonctionnaires peu intègres se soient à un moment ou un autre impliqués dans les filières jihadistes qui, à partir de 2011, ont mené plusieurs centaines de «sportifs de la montagne» semer la destruction et la mort en Syrie, Irak, Libye, à la gloire du Nouveau Moyen Orient, pour que tout ce beau monde se retrouve sous le coup de la loi de la réconciliation.
Abstraction faite de toute cette logorrhée axant sur la manière primaire avec laquelle l’opposition exprime son indignation, ou celle tenue par quelques agitateurs professionnels rescapés de l’époque de Ben Ali, appelant à prendre acte de l’échec du régime actuel à diriger le pays, et à rétablir un régime présidentiel (?), une réalité demeure: à l’instar d’un vêtement moulant, ce projet de loi révèle beaucoup plus que ce qu’il ne soit sensé cacher.
Des privilèges judiciaires impopulaires
Pourquoi faudrait-il accorder l’immunité à une personne qui, pendant des années et grâce à ses relations, a violé la loi sur les appels d’offre des marchés publics, parce qu’elle possède actuellement des milliards d’actifs en bourse?
Faut-il sacrifier la justice, en tant que substantif, pour rétablir la confiance des milieux d’affaires, et plus que cela, faut-il permettre, en contrepartie d’arrangements politiques, aux soldats perdus du jihad de retour au bercail, de reprendre les cours de leurs vies comme si de rien n’était?
Les grosses fortunes, qui se sont constituées depuis l’époque de Ben Ali, souvent au détriment de la loi, préfèrent investir ailleurs qu’en Tunisie pour de bonnes raisons, ayant trait autant à la nature souvent spéculative de leurs opérations financières, qu’à leur rentabilité supérieure. C’est un fait connu qu’aucune régularisation ni législation ne pourrait modifier. Mais il n’y a pas que cela : comment le faire admettre à une époque où l’Etat se dit désargenté, au point d’abandonner à leur triste sort les des pans entiers de l’activité du pays qui avaient fait sa cohésion et sa stabilité, ceux de la santé et de l’enseignement publics par exemple, et lorsque le coût de la vie et le glissement volontairement provoqué de la monnaie rognent la valeur de l’épargne et le pouvoir d’achat?
On a eu beau édulcorer le projet de loi, l’expurger, le remodeler, le blanchir, rien n’y a fait : c’est son principe même que la rue refuse, et qui explique également et tout autant la belle constance du chef de l’Etat à l’imposer.
Les politiques menées dans certains pays européens en faveur du patronat possèdent certainement leur justification, il s’agit de pays qui possèdent malgré tout une assise politique, financière, économique, suffisamment étoffée pour leur permettre de dépasser avec bonheur les périodes de restriction et d’austérité, et où les entreprises sont réellement productrices de richesses.
Rien de tel chez nous, il ne s’agit le plus souvent pas de création de richesses, mais de redistribution d’une manne étroitement dépendante de l’étranger. Cela justifie-t-il des privilèges judiciaires impopulaires, susceptibles d’aggraver une situation sociale suffisamment tendue et complexe, à une époque où l’un des axes de la politique clairement annoncée par le gouvernement, demeure la lutte contre la corruption?
Le débat à l’Assemblée dégénère en spectacle de grand guignol.
L’action trouble de la majorité parlementaire
Mais mis à part cela, il n’y a pas que l’action de la majorité parlementaire qui dans cette affaire de réconciliation demeure profondément trouble, il y a aussi celle de l’opposition dont la partie la plus visible et la plus virulente s’est paradoxalement trouvée impliquée dans toutes les «affaires» de la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale dominée par Ennahdha (janvier 2012-janvier 2014) qui devraient normalement être également «traitées» dans un cadre judiciaire normal, en dehors des «combinazione» des deux partis de la majorité, Nidaa et Ennahdha, apparemment adeptes des échanges de bons procédés; une opposition dont la cacophonie bruyante risque de ne marquer que sa résolution à obtenir également sa part du gâteau, ne fût-ce que les miettes.
Finalement, tout a dépendu de la capacité, techniquement indiscutable, des chefs de groupes des partis, à mobiliser les députés de la majorité parlementaire, dont certains étaient étonnamment absents hier de l’hémicycle, lors du vote de cette loi cruciale, peut-être, qui sait, pour raisons de pèlerinage.
Il est donc évident que le projet de loi dite de la réconciliation aurait tout simplement dû être retiré, et c’est encore un bon signe pour l’avenir du pays que l’autorité politique n’accorde pas à la Justice la confiance nécessaire pour s’immiscer dans les «affaires». Mais puisque la question demeure toujours posée, il parait qu’étant donnée la nature de la dyarchie régnant actuellement sur l’assemblée législative et les arrangements politiques obscurs qui en découlent, une telle question de soustraire des coupables à la justice, aujourd’hui des hommes d’affaires, et demain, qui sait, des terroristes, n’est pas du ressort de l’autorité politique, elle devrait être soumise à l’approbation du peuple par voie de référendum.
Ce serait là le meilleur moyen de clore définitivement une question qui ne fait qu’alimenter la controverse et semer la zizanie dans ce pays épuisé et meurtri.
* Cardiologie, Gammarth, La Marsa.
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