Les «grands patrons» de la médecine tunisienne ont tiré la sonnette d’alarme : le secteur de santé publique est en perdition et requiert une intervention urgente des autorités.
Par Dr Karim Abdellatif *
Dans ses textes fondateurs, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) déclare que «les gouvernements ont la responsabilité de la santé de leurs peuples; ils ne peuvent y faire face qu’en prenant les mesures sanitaires et sociales appropriées». Elle ajoute que «la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain».
La descente aux enfers de la médecine nationale
Le 20 septembre 2017, 387 médecins hospitalo-universitaires dont 94 chefs de services ont adressé une lettre ouverte au chef du gouvernement. Ils ont préféré s’adresser directement à Youssef Chahed plutôt qu’à Slim Chaker, le nouveau ministre de la Santé, car ils estiment que l’état critique dans lequel se trouve le secteur de santé publique requiert l’intervention globale et urgente de l’Etat tunisien. Les mesures prises par les précédents ministres de la Santé n’ont en effet pas réussi à stopper la descente aux enfers de la médecine nationale. L’initiative de ces mandarins de la santé est apolitique et a-syndicale, même si elle possède toutes les caractéristiques de ces deux types d’action.
Il est remarquable que des professeurs et des maîtres de conférences agrégés sortent de leur silence pour tenter de sauver ce qu’il y a encore à sauver dans nos hôpitaux. Ils ajoutent leurs voix à celles des médecins syndicalistes professionnels et des activistes qui dénoncent depuis des années la «volonté de laisser sombrer l’hôpital public», mais que l’on accuse à tort ou à raison de crier au loup.
Les signataires de la lettre affirment que «les acquis [de la médecine tunisienne] et notamment la santé du citoyen tunisien, sont plus que jamais menacés [et que] les insuffisances flagrantes des ressources matérielles et humaines, constatées aujourd’hui, ainsi que les défaillances de gestion et de gouvernance, sont à l’origine d’une dégradation vertigineuse des services de soins et des conditions de travail dans les hôpitaux, notamment universitaires.»
Ils préconisent de «1- mobiliser des ressources additionnelles pour résoudre les difficultés financières des hôpitaux (comme cela a été possible pour les secteurs du tourisme et des banques); 2- de mettre en place de nouvelles mesures afin d’améliorer les conditions de travail et la situation matérielle des médecins universitaires, afin d’atténuer l’hémorragie des départs et encourager les jeunes médecins à rejoindre la carrière universitaire et 3- de passer rapidement à la gestion par objectifs dans la gouvernance des hôpitaux.»
La médecine tunisienne a réalisé de nombreuses prouesses telles que l’éradication du paludisme, le programme national de lutte antituberculeuse, la baisse de la mortalité infantile, la vaccination généralisée, etc. Si elle n’a toujours pas atteint le niveau des grandes nations comme les Etats-Unis, le Japon ou l’Allemagne, elle reste un pôle d’attraction pour les habitants de l’Afrique subsaharienne qui, comme les Libyens, viennent se faire soigner sous nos cieux. La qualité de la formation des médecins est reconnue par tous et de nombreux pays leur font régulièrement les yeux doux, privant le pays de ses compétences.
La santé tunisienne en chiffres
En 2017, sur un budget de l’Etat de 32,27 milliards de dinars tunisiens (M3DT), le budget alloué à la santé publique est de 1,74 M3DT. Il arrive en sixième position après les budgets alloués au remboursement de la dette et aux ministères de l’Education, de l’Intérieur, de la Défense nationale et du Commerce et de l’Industrie.
A titre indicatif, les budgets alloués au remboursement de la dette et au ministère de l’Intérieur sont respectivement de 5,82 et 2,56 M3DT. La part du budget alloué au secteur de la Santé a baissé depuis 2011; il est passé en 6 ans de 7,6% à 5,4% du budget total de l’Etat.
En 2014, le nombre de médecins était de 1,3/1000 habitants sur l’ensemble du territoire. La répartition était loin d’être uniforme. Ainsi, à Tunis il y avait 3,5 médecins/1000 habitants. A Sousse et Sfax, ce chiffre était de 1,9 médecins/1000 habitants. A Jendouba et Kairouan, il n’y avait que 0,6 médecins/1000 habitants. Enfin à Kasserine et Sidi Bouzid, on trouvait le taux le plus bas, soit 0,4 médecins/1000 habitants.
En 2013, les dépenses de la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) étaient réparties comme suit : 45% pour le secteur privé, 28% pour le secteur public, 20% pour les médicaments spécifiques, 6% pour l’administration et 1% pour les soins à l’étranger.
Le management contre-productif de la santé
Même s’il obéit à des impératifs économiques et managériaux, le système national de santé ne peut être assimilé à une holding gérant des «hôpitaux-entreprises» dont le but ultime serait la rentabilité. La compétitivité n’a de sens dans l’enceinte de l’hôpital que si elle se traduit par une amélioration qualitative de l’offre des soins. Le corps administratif a cependant plus à cœur de clore l’année sans déficit budgétaire que de veiller véritablement à la qualité des soins dispensés. La logique marchande est à ce titre véritablement l’ennemie d’une médecine égalitaire offrant des soins équivalents aux riches et aux indigents.
Sans prôner de façon simpliste une vision soviétique de la santé, il est nécessaire que les cadres des hôpitaux disposent d’un budget plus conséquent et que la gestion de celui-ci soit améliorée, notamment en matière de traçabilité.
L’informatisation des dossiers médicaux, des pharmacies et de la prescription des médicaments permettrait par exemple de réduire certaines fuites budgétaires.
D’autre part, il est aberrant de voir des hôpitaux construire de nouveaux services, poser des parterres en marbre ou distribuer de l’argent pour l’Aïd quand ils ne sont pas à même de faire fonctionner correctement les services de médecine déjà existants.
Les médecins doivent faire leur mea culpa
L’étymologie latine du terme hôpital «hospitalia» signifie originellement la «chambre pour les hôtes» ou «le refuge pour les indigents». C’est donc bien la vocation première des hôpitaux publics que d’accueillir les malades, les indigents ou les mourants et de les soigner le plus humainement possible.
S’il y a bien un reproche récurrent et légitime qui est fait au corps médical, c’est son manque d’empathie ainsi que le peu de temps qu’il consacre à l’information et à l’écoute des malades. Les médecins tunisiens se comportent comme des experts froids et protocolaires et oublient trop souvent qu’ils soignent des êtres humains en détresse et qui font face à la douleur, à l’incertitude, voire à la mort et au deuil. Le quotidien du médecin est la gestion des maladies et il est bien naturel qu’il se forge une carapace l’isolant de la souffrance des autres. Mais il est aussi de son devoir d’accompagner les patients par tous les moyens dont il dispose. L’aspect humain est rarement mis en valeur dans nos facultés de médecine, lesquelles préfèrent plutôt remplir les cerveaux des futurs médecins de mille et un détails qui leur seront souvent inutiles dans leurs vies professionnelles.
D’autre part, la charge de travail des médecins, des internes et des résidents en médecine dépasse souvent l’entendement, avec des gardes trop rapprochées et sans repos de sécurité. Les jeunes praticiens sont soumis à un stress physique et mental importants et même si cela n’est pas une excuse valable, c’est un des facteurs qui contribuent au comportement bourru des médecins aux urgences, dans les consultations externes et dans les services.
Tout n’est pas noir…
Le sursaut des médecins hospitalo-universitaires est certes tardif, mais il fera date. On ne pourra plus jamais prétendre que l’Etat n’a pas pris conscience de la gravité de la situation. La sonnette d’alarme a été tirée par les «grands patrons» et la nation dans son ensemble a été avisée. C’est aux experts et aux politiciens de trouver maintenant les solutions adéquates. Ils ne pourront plus accuser les médecins de l’ensemble des maux du secteur médical. Pour le bien de tous nos concitoyens, cette lettre ouverte ne doit pas finir comme tant de documents dans un classeur poussiéreux du ministère.
* Résident en orthopédie.
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