Nos chaînes télévisées sont appelées à se remettre en question et à se réformer pour se défaire d’une certaine médiocrité et répondre aux exigences des téléspectateurs.
Par Noura Borsali *
Qu’elles soient publiques ou privées, ces chaînes télévisées sont appelées aujourd’hui et plus que jamais à améliorer la qualité des programmes proposés, tel semble être le défi à relever dans ce difficile contexte de transition démocratique.
Une scène de la vie quotidienne
L’émission ‘‘24/7’’, du vendredi 20 octobre 2017, sur la chaîne El-Hiwar Ettounsi, a suscité une forte indignation sur les réseaux sociaux, qui a révélé à quel point bien de Tunisiens sont mécontents de leurs chaînes télévisées nationales tant privées que publiques.
Cette émission quasi quotidienne présentée par la journaliste Mériem Belkadhi, qui a connu de bons débuts, semble pencher vers des dérives d’ordre politique et professionnel.
Le plateau de vendredi dernier était consacré à divers sujets dont le «succès» de Rached Ghannouchi qui, nous apprend l’animatrice, dispose de milliers d’amis sur sa page Facebook et de centaines d’autres sur son Twitter. Après un survol de quelques-unes de ses positions, le chef islamiste est comparé aux «plus grands leaders politiques de ce monde» («kima kibar ezzoua’ma assiyassin fel alam»).
En quoi celle information telle que présentée par Mériem Belkadhi est-elle utile pour nous autres spectateurs? Cette présentation sans aucun commentaire (critique) du Twitter et de la page Facebook de Rached Ghannouchi pourrait être vue comme une publicité gratuite et un parti-pris en faveur d’un homme politique, altérant ainsi l’impartialité dont doit se doter obligatoirement un journaliste.
Par ailleurs, avec ses quatre «chroniqueurs» qu’on voit régulièrement sur les plateaux de ladite chaîne et qu’on écoute aussi sur les ondes de quelques radios, un débat est engagé sur la guerre de Bizerte. Un des événements historiques les plus importants et les plus complexes de la Tunisie indépendante a été évoqué sans la présence d’historiens et d’auteurs d’ouvrages sur la question. Des platitudes ont été dites sur le plateau «préoccupé» plutôt par l’éloge de Bourguiba selon la devise «Rendons à César ce qui lui appartient» et confirmant, de plus belle, une lecture officielle de l’événement.
Le «débat» mené sur le plateau répondait, en fait, à d’autres lectures bien fouillées et des témoignages vivants ayant révélé des vérités que l’histoire officielle s’est toujours ingéniée à dissimuler. L’objectivité n’était pas – hélas – l’invitée de ce plateau. Or, on n’a pas le droit de badiner avec l’Histoire du pays.
D’autre part, des spectateurs ayant suivi l’émission ont été scandalisés par les propos virulents tenus à l’encontre de personnes et de personnalités en leur absence, usant de vocabulaire – le moins que l’on puisse dire – inadapté à ce genre de circonstance : un débat télévisé et de surcroît suivi sur le plateau par un certain nombre de jeunes qui ont dû ne rien comprendre aux insultes et aux excès de langage des uns et des autres. La présentatrice très attentive aux interventions de ses participants habituels ne manquait pas à chaque fois de les remercier. Ces propos insultants furent appelés non pas seulement «coups de gueule» mais aussi «coups de pied», expression d’un des «chroniqueurs» reprise sans scrupule par la journaliste-animatrice du «débat».
Mais, ce qui a attiré le plus l’attention, c’est le texte lu par un des «chroniqueurs», Chakib Dérouiche, «réglant ses comptes» avec l’homme politique Maître Ahmed Néjib Chebbi qui lui avait adressé des critiques lors d’une autre émission sur cette même chaîne. Un «texte» d’une teneur violente et employant des termes excessifs et insultants. Quand bien même ce chroniqueur se serait senti «lésé» par les critiques de Me Chebbi à son égard, la réponse était démesurée parce qu’insultante.
Est-ce ainsi que l’on répond à ses adversaires, voire à ses détracteurs en les traînant dans la boue de la sorte? Et depuis quand les chaînes télévisées sont-elles devenues un dépotoir où l’on règle ses comptes? Le chroniqueur aurait pu répondre avec décence et sans violence langagière respectant ainsi son adversaire et surtout les jeunes et les moins jeunes spectateurs suivant l’émission. Quelle idée a-t-on donnée à ces jeunes sur la liberté d’expression, le débat contradictoire et le respect de son adversaire?
Tout cela s’est fait sous le silence complice de l’animatrice qui ne les a interrompus à aucun moment, leur laissant le temps, tout le temps pour débiter certains de leurs propos insultants.
Un constat amer
Le constat de bien de Tunisiens s’étant exprimés, à cette occasion, sur la toile est bien amer: les programmes télévisés, dans leur ensemble, et particulièrement les «débats politiques» (ou ce qui s’y apparente) ne répondent pas à leur attente d’informations objectives, d’analyses approfondies de ce que les préoccupe et aussi de divertissement de qualité qui, à la fois, les détend et enrichit leur culture.
Pourtant, notre pays a conquis, depuis le 14 janvier 2011, une liberté d’expression et d’opinion certaine qu’il s’agit d’utiliser à bon escient. La déception est – hélas ! – énorme face à des programmes futiles, à des divertissements débiles et lassants, à des journaux d’information manquant de punch et d’arguments factuels et faisant fi d’une impartialité qui est une condition sine qua non d’une information à la hauteur de l’événement.
La couverture des événements est ainsi réduite à des interviews de témoins et victimes venus crier leurs souffrances, sans aucune analyse ou interventions de chercheurs spécialistes des questions que posent ces événements, comme si le pays n’avait pas d’élite.
Quant aux débats politiques sur des sujets non maîtrisés par certains animateurs dépourvus de professionnalisme et incapables d’aller au fond des questions, ils sollicitent les mêmes visages et sont réellement ennuyeux. Le hic est atteint avec le ton utilisé, des voix élevées, des visages crispés, des propos à la limite de l’indécence.
Des débats – tels que menés – donnent une piètre idée de la liberté d’expression réduite, dans la plupart des cas, à des invectives voire à des combats de coqs transformant les plateaux télévisés en gallodromes ou en rixes au cours desquels – Dieu merci – la violence du verbe l’emporte sur la violence physique, même si l’élévation excessive des voix y est, elle-même, une violence. Une atteinte à toute déontologie que la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) – bien timorée selon bon nombre de Tunisiens – relève dans ses rapports sur les dépassements télévisuels enregistrés!
L’instance n’échappe pas non plus aux critiques qui lui reprochent, par ailleurs, «son manque de transparence» (T. M.) et sa lenteur.
Un paysage médiocre
De tous ces programmes télévisuels que peut-on retenir ? Pas grand-chose assurément. On en sort nerveux, débiles et désenchantés avec le souci d’un seul geste : celui de zapper pour aller apprendre et se divertir sous d’autres cieux.
Même les émissions de divertissement contiennent des rubriques pêle-mêle comme le politique, le culturel et les loisirs sans aucune passerelle entre les différents genres. Tous les goûts y sont pour meubler tristement nos soirées comme ces «téléréalités» copiées sur les modèles américain et français et qu’on a appelées «télés poubelles» parce que jouant de la misère et de la souffrance des gens.
Cette médiocrité dans laquelle nous enveloppent nos chaînes en s’introduisant, malgré nous, dans nos foyers tient à de nombreuses raisons. Nous en citerons les plus caractéristiques : une recherche acharnée de l’audimat au détriment de la qualité, un manque de professionnalisme, de culture et de spécialisation des journalistes-animateurs se comportant comme des stars et intervenant, souvent avec arrogance, sur toutes les questions de tout ordre que ce soit, une insuffisance voire une absence d’une formation préalable, une mauvaise gestion du pluralisme politique…
A cela s’ajoutent une relation problématique entre médias et politique et une influence du pouvoir politique et de certains partis pour lesquels les médias constituent un véritable enjeu. Certes, la bataille continue entre les médias et les décideurs politiques dont la volonté est de les soumettre à leur diktat en cherchant à réduire leur marge de liberté et à contrôler et orienter l’opinion publique devant demeurer leur otage comme ce fut le cas durant les temps passés.
L’influence de la politique et de l’argent
En effet, le dernier rapport de la Haica daté du 9 octobre 2017 et consacré au pluralisme politique dans le paysage audio-visuel, a bien démontré, chiffres à l’appui, dans son opération d’identification s’étalant du 23 janvier au 21 mars 2017 et concernant trois radios et six chaînes de télévision (les deux chaînes publiques 1 et 2, El Hiwar Ettounsi, Nessma TV, Attessia et Hannibal), la présence dominante de partis politiques tels que Nidaa Tounes et Ennahdha.
«Nidaa Tounes, écrit-on, s’accapare le plus grand temps d’antenne dans les chaînes privées et accapare, de ce fait, la première place dans la chaîne El Hiwar Ettounsi avec 28,96%, suivi par Ennahdha avec 13,67%, Indépendants avec 13,40, Machrou avec 8,51% et le Front populaire avec 8,48. De même dans Nessma TV où Nidaa occupe la première place avec 19,76 puis le Front populaire avec 18,09, Ennahdha avec 9,39, Al Joumhouri avec 7,8 et le Mouvement du peuple avec 5%. A la chaîne Attessia, Nidaa arrive en tête avec 24,36% suivi d’Ennahdha avec 17,96%, le Front populaire avec 14,79 et Afek avec 9,49. Il apparaît donc de l’analyse des données que les deux partis politiques, Nidaa Tounes et Ennahdha obtiennent la part du lion dans tous les programmes. Mais ce qui est curieux c’est que le mouvement de Rached Ghannouchi s’accapare la Watanya Une avec 23,79%…» (E.M.).
Certes, il est une autre raison invoquée pour justifier l’état lamentable de nos chaînes télévisées, à savoir le manque de moyens financiers et matériels. Cet argument ne tient pas la route compte tenu des sommes faramineuses déboursées, sur l’argent du contribuable, à des émissions de divertissement sans créativité, ainsi que des rémunérations onéreuses accordées aux animateurs et chroniqueurs (surtout dans les chaînes privées).
Par ailleurs, la recherche du buzz et du profit grâce à un taux d’audience élevé et face à un marché de 11 millions de téléspectateurs potentiels est devenue une préoccupation majeure des patrons des chaînes télévisées. Et cela est d’autant plus vrai «que le buzz relève l’audimat et fait engranger de confortables revenus publicitaires, même en temps de crise économique aiguë. Les chaînes de télévision raflent 63 % du marché, avec 139,3 millions de dinars tunisiens (MDT), contre 103,2 MDT en 2010 (+ 21,6 % par rapport à 2014)» (J.A.).
Pour conclure, une réforme des chaînes télévisées tant publiques que privées s’impose à nos yeux. Former les journalistes, libérer l’expression, privilégier la qualité sur le gain, offrir aux Tunisiens des programmes qui les informent, les cultivent et les détendent dans le respect le plus total en encourageant la créativité et le pluralisme…, tel semble le défi à relever. Il y va de l’avenir de cette transition démocratique qui se fait déjà dans la douleur.
* Universitaire et écrivaine.
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