Des militants politiques et de la société civile se mobilisent pour que la justice tunisienne soit un jour indépendante, équitable et respectueuse des libertés individuelles.
Par Habib Trabelsi
Une centaine de personnalités publiques ont critiqué, dans une lettre ouverte, les «dysfonctionnements et les dérives» de la justice, son «instrumentalisation et sa mise sous tutelle par l’exécutif», en mettant en exergue leur volonté de garantir l’indépendance de la magistrature et de faire respecter la Constitution.
Les signataires (militants associatifs, militants politiques, universitaires, juristes, médecins, ingénieurs, cadres supérieurs, artistes, écrivains, enseignants…) ont dépêché mardi 7 novembre 2017 au tribunal administratif de Tunis une délégation pour remettre la missive au président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Hatem Ben Khlifa, qui s’est entretenu avec les émissaires pendant «près d’une heure» et «s’est engagé, dans une démarche constructive, à remettre une copie de la lettre ouverte aux 42 juges qu’il devait rencontrer», a affirmé dans une conférence de presse Nadia Chaabane, Constituante et militante politique.
Un réquisitoire cinglant
Dans cette lettre ouverte, les signataires écrivent notamment à l’adresse du CSM et de tous les magistrats: «Dans la bataille pour la nouvelle Constitution, nous étions nombreux à nous mobiliser, à l’intérieur de l’Assemblée comme à l’extérieur, pour que vous bénéficiez de votre indépendance dans l’exercice de votre mission et pour mettre fin à l’instrumentalisation de la justice et sa mise sous tutelle par l’exécutif (…). Depuis, et bien que la nouvelle Constitution vous donne les moyens de cette indépendance, l’évolution des choses a été pour le moins inquiétante et le Tunisien se pose de plus en plus de questions à propos de l’indépendance de la justice».
«Quand des crimes politiques sont commis, il n’est pas acceptable que 56 mois après, les coupables n’aient pas été sanctionnés», poursuivent-ils dans une allusion implicite aux deux opposants de gauche, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés en 2013.
De gauche à droite: Salah Zeghidi et Nadia Chaabane.
«Quand les atteintes aux droits de la défense se multiplient d’une manière aussi criante comme dans certaines affaires récentes, quand les citoyens expriment désormais des craintes de passer devant un tribunal de peur d’être victimes de ces dysfonctionnements et de ces dérives, il n’est pas étonnant que le citoyen tunisien n’ait plus confiance en la justice et se sente abandonné par les juges», ajoutent-ils.
Ils font notamment référence à l’affaire «du baiser» du Franco-algérien et son amie tunisienne qui ont écopé respectivement quatre et deux mois de prison ferme, et qui a eu l’effet d’un électrochoc en Tunisie et à l’étranger.
«C’est en toute indépendance que vous devez juger, dans la sérénité et loin de tout calcul corporatiste, de tout enjeu politique ou partisan car, dans un Etat de droit, la justice est indépendante ou elle n’est pas. Dans la République civile et démocratique que nous voulons bâtir, il n’y a pas place pour une justice partisane (…). Nous voulons enfin vous dire, mesdames et messieurs les magistrats, que, pour rendre la justice ‘‘au nom du peuple tunisien’’, il faut avoir sa confiance, que cette confiance est sérieusement entamée aujourd’hui et qu’il ne tient qu’à vous de gagner cette confiance», concluent les signataires, pour plus de moitié des femmes.
La vigilance permanente est de mise
Dans leur compte-rendu de la rencontre avec le président du CSM, Nadia Chaabane et Salah Zeghidi, un cadre supérieur de banque retraité, ont affirmé de concert avoir ressenti auprès de M. Ben Khlifa «une volonté sincère de faire prévaloir le droit». Il a exhorté la société civile à faire pression sur l’exécutif pour que le CSM joue son rôle loin de tout conservatisme qui entache encore le fonctionnement de certains juges et policiers. Il a toutefois précisé que le CSM ne peut pas faire pression sur les juges mais que les justiciables ont toujours la possibilité de recours, ont rapporté les deux émissaires.
«En fait, on n’a aucune garantie. Une vigilance permanente est requise», a averti M. Zeghidi en rappelant toutefois à la société civile qu’«une vigilance permanente est requise».
«Il ne faut pas sous estimer l’autorité», a pour sa part admis Mme Chaabane, en rappelant un adage populaire selon lequel lorsque des administrations, des militaires ou des politiques sont impliqués dans des litiges, il n’y a plus lieu de parler d’un quelconque détachement de la justice du pouvoir politique. «Si votre litige est avec le gouvernant, à qui allez-vous vous plaindre?», dit le célèbre adage.
Nadia Chaabane.
Un Collectif pour une Justice indépendante et équitable
Lors du débat, plusieurs intervenants ont souligné la nécessité de maintenir une pression constante pour que la justice soit un jour «indépendante, équitable et respectueuse des libertés individuelles», comme a appelé l’universitaire et homme de gauche Hichem Skik, également l’un des signataires de la lettre ouverte.
M. Skik a également préconisé à cet effet «la création d’un collectif, au sein duquel il y aurait des avocats, des magistrats et des juristes et dont le rôle serait de mobiliser les citoyens pour la défense de l’indépendance de la justice.»
Il a aussi insisté sur l’urgence d’une formation des juges et des policiers pour «les mettre au diapason de l’évolution sociale». «Ces juges et ces policiers peuvent être de bonne foi, mais ils peuvent aussi être influencés par le conservatisme idéologique. Il faut inclure dans leur formation le respect des libertés individuelles», a-t-il dit, en rappelant de nouveau l’affaire du «Bisougate».
«Par conservatisme idéologique et pour des considérations de ‘‘mœurs’’, des jeunes policiers sont effarouchés devant des jeunes qui s’embrassent. Certains juges sont aussi en retard sur l’état de la société et jugent des faits sociaux selon des critères très dépassés. Une mise à jour sociologique s’impose», a-t-il confié à Kapitalis.
D’autres intervenants ont souligné plusieurs fois évoqué lors de la conférence de presse qui a brillé par l’absence quasi-totale des médias, la nécessité de «s’organiser virtuellement», d’«exploiter les réseaux sociaux pour la défense d’une manière permanente l’indépendance de la justice» et pour «briser le mur de la peur».
«La justice n’avance qu’avec l’audace afin de protéger les libertés et d’asseoir l’Etat de droit», déclarait récemment à la presse le juge administratif à la retraite, Ahmed Souab, au franc parler.
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