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Wafa Ghorbel : Du ‘‘Jasmin’’ iconoclaste au ‘‘tango’’ suspendu

Les romans de Wafa Ghorbel donnent des voix et dessinent des voies aux silences immémoriaux qui se complaisent dans une sorte de non-existence du côté des coulisses de la vie.

Par Rym Kheriji *

En lisant les deux romans de Wafa Ghorbel, je me suis retrouvée confrontée à un dilemme totalement inextricable, non pas à deux mais à trois ou encore plus de propositions ou de parties incompatibles. Soit je ne connais pas du tout Wafa, soit je croyais la connaître sans véritablement saisir la quintessence de son être, soit c’est une fabuleuse affabulatrice.

Discordance entre la romancière et son roman

Pour qui connaît un tant soit peu Wafa Ghorbel, ses romans pourraient sonner comme un hiatus. Le hiatus ne s’arrête pas à l’apparente et potentiellement justifiable contradiction entre la romancière et ses œuvres.

Une sorte de discordance les caractérise et les distingue également parmi tant d’autres productions écrites, bizarrement de plus en plus nombreuses depuis que le vent libertaire a balayé de ce côté-ci de la Méditerranée les brises liberticides qui berçaient, en le dorlotant, le bon peuple soudé dans une béatitude artificiellement maintenue.

Imaginez des tas de gens sous perfusion et reliés entre eux par une gigantesque machine leur assurant une assistance respiratoire permanente. D’un coup et d’un seul, la machine éclate en mille morceaux, les fils se détachent. Ils se découvrent brutalement dans leurs individualités propres, dans leur singularité, dans leur infinie solitude face à eux-mêmes.

Les romans de Wafa Ghorbel mettent en scène cet éclatement qui permet une prise de conscience aussi soudaine que douloureuse et c’est ce qui est terrible. Elle dé-soude un corps (dans ses dimensions sociale et individuelle) qui, pendant des millénaires, a œuvré à trouver, tant bien que mal, le moyen de se trouver, de se voir, de se concevoir et de se projeter comme un tout indissociable et indissoluble. Les genres se confondent dans les deux sens du terme. Le féminin et le masculin s’entremêlent, s’entrechoquent, s’entrecroisent, s’imbriquent, sans vraiment le faire. Leurs traits sont exagérés sans frôler la caricature ; leurs voix sont permutées d’un roman à l’autre tout en étant contaminées l’une par l’autre. Elles portent en elles l’inénarrable solitude de l’être face à lui-même et à ses propres impuissances.

Les contes de fées ont bercé notre enfance en continuant à transfuser aux unes comme aux autres des valeurs désuètes et assassines qui ont traversé les siècles sans vergogne et qui continuent d’empoisonner les consciences en toute bonne conscience. ‘‘Le Jasmin noir’’ est, à l’inverse de cette bonne vieille morale vicieuse, pernicieuse et sournoise, un conte bien humain où tout commence mal et tout finit mal dans le pire des mondes, le vrai. Mais, qu’on ne s’y trompe pas.

Un roman qui détonne et étonne

Dans un paysage «littéraire» tunisien qui brille par un excès d’intérêt pour le fait politique, le mot «jasmin» n’a aucun lien avec notre actualité qui tiédit de plus en plus, qui n’en finit pas de moisir, en prenant des allures de pain de lie, de beurre rance. L’inattendu est bien là.

Le roman détonne et étonne. Suffit-il de déménager pour tourner la page et tout recommencer? Cela suffit-il à tout oublier? Le changement d’espace de vie correspond-il à un repositionnement par rapport à son environnement immédiat et sa destinée ? Que nenni… Pures balivernes et franche mascarade. Le récit prend l’allure d’un chemin de croix. La suite reste à venir.

Redoutant fort que la «suite indépendante» du ‘‘Jasmin noir’’ ne soit perçue, notamment par «l’intelligentsia» autochtone, que comme un deuxième cri sans grande envergure emprisonné dans une bouteille jetée à la mer, j’ai entrepris la lecture du ‘‘Tango de la déesse des dunes’’ avec une légère appréhension. Une suite qui n’en est pas une, un titre aux accents exotiques et aux airs racoleurs, une couverture qui enfonce le clou. Pourtant, l’intensité de l’émotion presque palpable qui émane du premier récit est toujours présente dans le second. Sauf que les paradoxes s’amoncellent de plus belle. Un univers romanesque se profile à travers ces paradoxes qui semblent de plus en plus évidents. Le choix du style épistolaire impose un destinataire privilégié. Toutefois, ce destinataire est flouté au fil des phrases et devient presque inexistant, laissant place au lecteur qui devient le destinataire légitime d’une manière presque incontrôlable. Encore une fois, trois lettres. Mais cette fois, les lettres sont-elles aussi spontanées que ce que l’auteure a délibérément affiché dans le premier volume? Une volonté d’ordre et d’organisation affichée grâce aux titres qui annoncent chacune des différentes parties des trois lettres-réponses du deuxième volume, brouille les pistes. Le piano est désaccordé, la voix chancelle sous le poids de trémolos incontrôlables. La langue aussi. La quête du mot et de la phrase justes devient conquête de l’invraisemblable avec un langage de plus en plus familier et une syntaxe qui malmène la forme négative, comme pour effacer le déni et lui interdire l’accès à la parole.

Le cri spontané du ‘‘Jasmin’’ apparaît méticuleusement étudié dans ‘‘Le Tango’’, tandis que l’écho calculé ressemble fatalement aux baragouinages d’un agonisant tentant désespérément de se faire absoudre sur son lit de mort. Nul pardon possible, nulle absolution. Les jeux sont faits et la vie continue son bonhomme de chemin avec son lot d’injustices, de regrets et de morts, petites ou grandes, tout dépend de la longueur…du chemin parcouru. Et l’obsession du chiffre huit qui sonne comme une envie de démystifier le sept. Les sept péchés capitaux, les sept jours de la semaine, les sept nains de blanche neige et les sept merveilles du monde. Tout est faux et la supercherie a assez duré. Le bien et le mal s’enlacent, se bercent, se consolent de ne pas être assez parlants dans une langue et un espace qui les dépassent.

L’empathie est-elle encore possible ou seulement envisageable dans un monde inculte, brutal, informe, difforme? Contre toute attente, selon Wafa Ghorbel, la question ne peut être résolue par une formule pragmatique. La culpabilité ou le cynisme n’éclaircissent d’aucune manière l’équation et tout reste à découvrir.

Les silences immémoriaux

Comment une lectrice de Bataille et, de par sa formation littéraire, de plein d’autres qu’ils soient Français, Algériens, Tunisiens, Marocains ou autres, peut-elle créer des narrateurs et des personnages qui aient un regard aussi «naïf» sur l’amour, les hommes, la vie, l’existence, la société et Dieu !? Question facile et pourtant inutile.

Les romans de Wafa Ghorbel donnent des voix et dessinent des voies aux silences immémoriaux qui se complaisent dans une sorte de non-existence du côté des coulisses de la vie. Des récits prenants, qui se lisent d’une traite et que l’on a du mal à quitter, même après le dernier mot qui reste suspendu comme un parfum entêtant. Ce que l’on pourrait considérer par moments comme de la naïveté, crée un style, une vision, une manière nouvelle d’interroger le monde en le pointant du doigt, à la manière des fieffés garnements qui narguent, avec un zeste d’espièglerie et une bonne dose de cruauté, les adultes bien-pensants. La lumière en devient moins aveuglante, malgré la noirceur décuplée de la nuit.

Faut-il se précipiter sur le premier manuel d’analyse littéraire et se presser de jargonner en classant l’un comme l’autre des deux romans dans des moules préétablis afin de passer rapidement à autre chose ? Qu’il s’agisse de romans autobiographiques, de romans épistolaires, d’autofictions ou de fictions , que ces romans soient de facture réaliste, fantasmagorique, néoromantique, les textes de Wafa Ghorbel, en remuant la fange infecte et en faisant éclater les chaînons bien solides de l’hypocrisie qui enserre les sociétés actuelles, libèrent non des relents fétides mais la senteur du pur bonheur. Bonheur d’écrire certes, mais aussi bonheur de s’ouvrir au monde et d’ouvrir son être tout entier au pire comme au meilleur. Souffrir, ce n’est pas mourir.

Jouir, ce n’est pas vivre. L’essentiel est ailleurs et la quête de cet ailleurs ‒ peut-être une sorte de «métaphysique de la séparation» (corporelle et spatiale) ou de «dialectique du désamour» (des êtres et des choses) ‒ est fondamentale dans ces deux premiers textes d’une romancière qui trouve ou retrouve sa voix en s’adonnant à ce qui est certainement sa vocation première, l’écriture.

* Wafa Ghorbel, ‘‘Le Jasmin noir’’, Maison Tunisienne du Livre, 2016, 237 pages, 18DT; ‘‘Le Tango de la déesse des dunes’’, Maison Tunisienne du Livre, 2017, 280 pages, 20DT.

 

 

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