Caïd Essebsi – Ghannouchi: On sait maintenant qui paye le prix fort d’une impossible cohabitation.
Le consensus qui a donné le pouvoir à une coalition molle entre Nidaa Tounes et Ennahdha a fini par installer une sorte de dictature soft, empêchant toute alternance.
Par Rachid Barnat
On a vu apparaître l’idée du consensus au lendemain des premières élections libres en Tunisie, en 2011, augurant un nouveau type de démocratie que certains Tunisiens qualifient de démocratie au rabais. Idée soutenue par les Etats-Unis (EU) et l’Union européenne (UE) et à laquelle les responsables politiques progressistes en Tunisie semblent s’être résignés; puisque même l’UGTT, l’Utica, la LTDH et l’Ordre des avocats ont été distingués par un prix Nobel de la paix, en 2015, pour s’y être ralliés.
Il faut pourtant, malgré la sorte d’unanimité qui a salué cette idée, se poser la question de sa pertinence. Et ce n’est pas parce qu’elle a été saluée unanimement, parce qu’elle arrangeait à la fois certains partis et l’Occident, qu’elle est utile au pays.
Les démocrates piégés et discrédités
Peut-être cette idée a-t-elle eu un mérite, celui de faire baisser la tension qui était créée par les islamistes dont on sait, par expérience, qu’ils n’hésitent pas à recourir à la violence et au terrorisme, ne reculant pas devant les assassinats politiques. Mais c’était une façon de céder à leur chantage car même si elle a joué son rôle d’apaisement, cette idée a très vite montré ses limites tout en discréditant les «démocrates».
Pourtant l’idée du consensus n’est pas neuve en politique. Un pays comme l’Allemagne ou une institution comme l’Union européenne (UE) fonctionnent sur ce mode qui consiste à discuter et à trouver des solutions acceptables par le plus grand nombre.
En ce qui concerne l’Europe, on voit que cette manière de procéder a créé de grandes difficultés et une désaffection des citoyens qui ne comprennent pas les demi-mesures, les accommodements et, en général, le plus petit dénominateur commun qui bloque l’achèvement de la construction de l’UE. Encore qu’en Allemagne et en Europe, ceux qui discutent et qui ont des idées contraires partagent des valeurs essentielles comme les droits de l’homme, la défense des libertés, l’idée d’une certaine justice sociale et donc d’une redistribution. Ce qui n’est pas le cas des islamistes que l’Occident veut maintenir au pouvoir par tous les moyens et notamment en proposant le consensus qui trouve son origine dans «al-ijma’â» (accord unanime), concept auquel recourent les théologiens pour clore un débat difficile mais qui convient parfaitement aux Frères musulmans qui ne sont démocrates qu’avec ceux qui sont d’accord avec eux ou qui cèdent à leur pression, à leurs menaces voire à leur terrorisme; puisqu’ils sont passés maîtres dans le dévoiement des concepts : «ennahdha» (renaissance), démocratie, consensus, «ijma’â» (accord unanime), «tawafuq» (consensus)… qu’ils ont vidés de leur sens !
Le professeur Iyadh Ben Achour fait une analyse théorique complète de cette idée de compromis. Il a fini par admettre que ce genre de démarche aboutit à dire souvent le tout et son contraire : «Nous sommes bien, devant un compromis qui maintient les contradictions, ‘‘en attendant que…’’, chacun attendant selon ses propres ambitions et espoirs», conclue-t-il.
Deux systèmes de valeurs totalement opposés
Le problème en Tunisie est que, quelles que soient les déclarations destinées à amadouer le peuple, on est en présence de deux systèmes de valeurs totalement et irrémédiablement opposés. D’un côté des partis qui acceptent clairement l’idée de démocratie et l’idée de liberté et notamment de conscience. D’un autre côté, des partis qui instrumentalisent la religion et veulent appliquer la chariâ et qui sont de fait contre la démocratie et contre la liberté, notamment de conscience. Si on les laissait faire, ils iraient très rapidement, comme l’expérience l’a montré, à la dictature au nom de Dieu. Que l’on se souvienne de l’exemple iranien et de celui des Frères musulmans en Egypte, à Gaza ou encore en Turquie.
Dès lors, il faut clairement se poser la question : Quel consensus peut-on trouver entre ces deux conceptions? Est-ce sérieux de seulement y penser?
Certes la réponse peut sembler difficile dans la mesure où les islamistes, conscients des rapports de force, font pour le moment profil bas, adhèrent en parole à l’idée démocratique, aux libertés tant qu’ils ont une part du gâteau. Mais qui peut croire réellement qu’ils renoncent à leur vrai projet? Et qui peut croire que ce projet est compatible avec la démocratie et les libertés? Il suffit de voir Erdogan à l’oeuvre depuis 2002 en Turquie pour en finir avec la laïcité instaurée par Kamel Atatürk et installer un régime totalitaire.
Le plus curieux c’est que les responsables politiques occidentaux, qui ont «poussé» Nidaa Tounes dans les bras d’Ennahdha, se verraient mal faire alliance avec les partis d’extrême droite, chez eux !
Dès lors, le consensus n’est qu’une duperie et ne permet que la coexistence des contraires laissant le champ libre aux islamistes de s’infiltrer partout et de distiller leur idéologie mortelle pour, un jour, prendre le pouvoir.
Dans cette politique dite du «consensus», il y aura tôt ou tard un perdant. Le perdant évident c’est d’abord le pays lui-même, empêché de progresser réellement par des mesures fortes et claires. Mais ce sera aussi, n’en doutons pas, les progressistes qui seront balayés lorsqu’ils auront laissé se diffuser suffisamment les idées arriérées des islamistes qu’ils laissent s’infiltrer un peu partout dans les rouages de l’Etat. Il sera alors trop tard pour s’y opposer car les Frères musulmans, contrairement à ce que raconte leur chef, Rached Ghannouchi, n’ont pas changé d’idéologie ni de projet. C’est le cas de la Turquie où Erdogan est en train de faire le ménage dans l’administration mais aussi celui de l’Algérie où le Front islamique du salut (FIS) s’est bien implanté et dicte désormais sa loi aux militaires qui gouvernent pour le moment mais pour combien de temps encore.
Enfin il est clair que ce consensus, qui a donné le pouvoir à une coalition molle entre Nidaa Tounes et Ennahdha, finira par installer une sorte de dictature soft, empêchant l’alternance. Consensus qui est en train de décourager les citoyens qui ne se retrouvent pas dans cette politique qui, par ailleurs, a complètement échoué sur de nombreux terrains.
Tout cela ne marche que parce que les deux grands partis ont adopté l’idée du «consensus mou» dans lequel le jeu de dupe profite aux islamistes qui par la menace parviennent petit à petit à leurs fins face à des progressistes tétanisés par la peur du terrorisme. Ces deux partis se contentent de gérer – plutôt mal – le pays qui ne cesse de reculer sur tous les plans.
Il est clair que cette situation ne pourra pas durer.
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