Le chef du gouvernement Youssef Chahed laissé seul face à la grogne populaire.
Le gouvernement et les partis politiques sont fautifs autant que les casseurs, voleurs et bandits de grand chemin qui ont semé le désordre ces derniers jours en Tunisie.
Par Asef Ben Ammar, Ph.D. *
De par leurs causes, leurs méfaits et leurs modes de «gouvernance», les récentes émeutes anti-austérité et anti-chômage suscitent plusieurs inquiétudes, amenant de plus en plus d’observateurs à se demander si la démocratie tunisienne n’est pas en passe de se tourner contre elle-même!
Inquiétudes grandissantes, questions brûlantes!
En célébrant le 7e anniversaire de la révolution du jasmin, trois questions cruciales se posent avec acuité.
Primo, plusieurs se demandent si la coalition au pouvoir, Nidaa-Ennahdha (parti libéral affaibli par ses fissures internes et parti islamiste), ne s’est pas déjà métamorphosée en collusion d’«arrivistes», prêts à tout pour s’agripper au pouvoir.
Secundo, des médias et des partis d’oppositions cherchent à identifier les coupables et «boucs émissaires», à qui imputer les maladresses décisionnelles et les errements économiques ayant déclenché les émeutes et violences de ces derniers jours.
Tertio, quels sont les coûts économiques de ces émeutes et qui paient ultimement la facture de cet énorme gâchis pouvant faire dérailler le processus de transition démocratique?
Ces questions cruciales tiennent en haleine plusieurs citoyens, intellectuels et organismes de la société civile, ayant vu des centaines de manifestants, dans l’ensemble des régions du pays scander le slogan «Fasch nestanow», ou «Plus rien à attendre»!
Des manifestations contre la cherté de la vie qui dégénèrent en actes de vandalisme et de pillage.
La coalition face à ses contradictions
Élus sur la base de programmes diamétralement opposés, de référentiels idéologiques antinomiques et avec des méga-promesses électorales fortement axées sur le bien-être économique et sur la création d’emplois, la coalition Nidaa et Ennahdha a fini par dominer en duopole l’ensemble du paysage politique et gouverner la main dans la main, depuis quasiment 3 ans.
Cela ne peut que fausser les principes élémentaires et fondateurs de la jeune démocratie en Tunisie. Principes voulant que les partis gouvernent dans le respect de leurs électeurs (mandants) et dans le respect de leurs promesses électorales et référentiels idéologiques.
Sans vergogne, cette coalition a sur-administré et sous-gouvernée, au point de s’auto-paralyser par ses propres contradictions et incompétences dans la gestion des dossiers économiques. Progressivement, elle s’est métamorphosée en collusion motivée par l’exercice du pouvoir, à tout prix!
Sacrifiant leurs principes fondateurs et promesses électorales respectifs, le duopole Ennahdha-Nidaa a privilégié le politique, sacrifiant totalement l’économique, et mettant à plat la croissance et virant quasiment tous les indicateurs économiques au rouge (dévaluation du dinar, chômage, inflation, déficit, endettement, recul du PIB par habitant…).
La hausse de la TVA de 1%, décrétée depuis le 1er janvier 2018, a fait déborder une coupe déjà pleine; et a fait basculer le pays dans un nouveau cycle de contestations et de graves émeutes. Un cycle qui est porté à se répandre et à gangrener davantage la confiance collective envers la coalition au pouvoir et sa capacité à gérer l’économie pour contrecarrer le cycle baissier du pouvoir d’achat.
Le maintien en l’état d’une telle coalition ne pourra aucunement arranger les choses! Considérant les contradictions profondes qui opposent l’idéologie et l’électorat de ces deux formations politiques, et en gouvernant ensemble, ces deux partis sont incapables (en théorie et en pratique) de répondre aux attentes grandissantes des jeunes chômeurs et des familles déshéritées. Et le slogan scandé («Plus rien à attendre») en dit long sur les revendications et l’impatience qui les véhicules.
Une coalition contre-nature composée d’arrivistes et d’incompétents notoires.
La coalition face à ces (ir)responsabilités
Les observateurs restent béats face à l’indifférence et l’incompréhension de la coalition des divers enjeux et attentes sociales sur le terrain de l’économique. Un fatalisme, plutôt religieux («maktoub», «allah galab», etc.), corrélé à une mal-gouvernance patente chez la plupart des ministres en charge des dossiers économiques, financiers et commerciaux, sont derrière les résultats catastrophiques des politiques économiques, budgétaires et monétaires menées par cette coalition contre-nature.
Le discours des élites, députés et ministres issus des partis Nidaa et Ennahdha s’apparente à un déni doublé par un aveuglement refusant de voir en face l’ampleur de l’érosion du pouvoir d’achat des populations déjà démunies. Un discours qui cherche à dédouaner les élus et les ministres, en enfonçant les manifestants, casseurs ou pas! Ce même discours occulte et minimise constamment les méfaits de l’endettement, de l’informalité grandissante de l’économie (contrebande, trafic de devises, corruption, etc.), du chômage, des déficits budgétaires, du crash du dinar…
Agrippés au pouvoir, les Nahdaouis comme les Nidaistes refusent tout mea-culpa, toute auto-évaluation et répètent en boucle que les émeutes et les soulèvements des jeunes et des régions déshéritées constituent plutôt un «complot» et une «délinquance» condamnable, n’ayant rien à voir avec la hausse des prix, et encore moins avec la morosité économique et la paupérisation généralisée qui l’accompagne.
Les ministres et les élus de cette coalition resserrent leurs rangs et font feu de tout bois contre les partis de la gauche et les sensibilités à vocation sociale ou syndicale. De toutes évidences, les élus politiques du Nidaa et d’Ennahdha ont déjà renoncé à leurs valeurs idéologiques et à l’esprit de toute démocratie qui se respecte. Ces deux partis ont mené une politique qui mine leurs ancrages dans les classes moyennes et sont prêts à tout pour rester au pouvoir, coûte-que-coûte.
Gouverner en porte-à-faux, gérer sans résultats, s’agripper autant au pouvoir… continuer à pratiquer une gouvernance aussi erratique et appauvrissante pour les citoyens fera, tôt ou tard, voler en éclat la confiance collective en la transition démocratique. Cela ne peut que donner des munitions aux contestataires et aux forces rétrogrades opposées à la démocratisation en Tunisie et ailleurs dans les pays arabo-musulmans. Le cycle de la contestation des derniers jours se nourrit de la mal-gouvernance des dossiers économiques et monétaires. Le tout ne rendant pas service à la transition démocratique et l’apaisement d’un pays déjà épuisé par les incertitudes des 7 dernières années.
C’est la collectivité des contribuables qui va payer les coûts en perte sèche liée à une taxe mal étudiée.
Qui paiera la facture économique, qui assumera la fracture sociale!
Les émeutes, manifestations et troubles de l’ordre public vécus par la Tunisie durant les 5 derniers jours ont d’énormes coûts socio-économiques, financiers et politiques. Qui paiera la facture et combien ça coûte ce type de soulèvements issus de décisions gouvernementales erratiques et non convaincantes (ministres, élus et bureaucrates); et ayant suscité la grogne et la contestation dans la rue ?
La question mérite d’être posée au porte-parole du ministère de l’Intérieur et autres responsables concernés. Sans aller trop loin, on peut nommer certaines de ces conséquences et sources de coûts liés : plusieurs pays ont conseillé à leurs ressortissants d’éviter la Tunisie, les obligations 2025 de la Tunisie ont perdu presque 2% de leur valeur en 4 jours (voir communiqué de Reuters le 12 janvier), le blocage de certains mouvements de transport de marchandises, la présence d’articles très critiques du gouvernement tunisien dans les principaux journaux internationaux (‘‘The Guardian’’, ‘‘New York Times’’, ‘‘Le Monde’’, ‘‘The Economist’’, etc.), et chaînes d’information continue (CNN, etc.).
Aux fins de cette chronique, on s’est livré à une estimation simulée (avec 20% de marge d’erreur) pour quantifier les coûts directs des émeutes des derniers jours. À l’évidence et à la grandeur du pays, un minimum de 50.000 agents de sécurité et 20.000 soldats ont été mobilisés pour gérer sur terrain les émeutes et travailler jour et nuit, accumulant en moyenne 8 heures supplémentaires par nuit/jour, par agent de sécurité. Avec 25 dinars de l’heure de travail (salaire, matériel roulant, carburant, munitions, communications, équipements armés….); cela avoisine 10 millions de dinars tunisiens, MDT (50.000x25x8), par nuit d’émeutes.
À cela s’ajouté presque autant en dégâts, saccages de banques, destructions de 20 voitures de police, une mortalité, soins pour blessures pour une centaine, incendie de poste de police, destruction d’administration, hospitalisations, blocage de routes… Au total, on peut tabler sur un coût minimum de 20 MDT par jour/nuit d’émeutes. Pour 10 jours d’émeutes, le total dépassera largement les 200 MDT, juste en coûts directs.
Qui paiera les pots cassés et qui facturer? C’est bel et bien la collectivité des contribuables qui va défrayer ces coûts en perte sèche liée à une taxe mal étudiée, mal calibrée et mal communiquée.
Cela dit, ceux au niveau du gouvernement (ministres et administrations publiques), au niveau des partis politiques, ceux qui ont pris des décisions lourdes de conséquences sans avoir les études requises, sans prévoir les mesures d’accompagnements, ni la communication mobilisatrice requise sont fautifs autant que les casseurs, voleurs, malfrats et bandits de grand chemin qui ont saccagé les postes de police, les voitures administratives, les édifices publics, les banques, etc.
Le calcul est à faire et il faudra que les casseurs paient pour leurs dégâts, et les politiques pour les leurs, et surtout pour une gestion très politisée, irresponsable et non regardante des impacts économiques de la mal-gouvernance d’un pays déjà meurtri par des décennies de gestion à l’aveuglette faisant fi de tout effort d’évaluation et d’autocritique.
* Analyse en économie politique.
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