Paradoxe de la médecine en Tunisie : un jeune médecin ne peut plus s’installer dans son pays et partira à l’étranger parce que des médecins fonctionnaires de l’Etat ont la haute main sur le secteur libéral.
Par Dr Mounir Hanablia *
Une fois encore, je me vois contraint de sortir de ma réserve pour m’exprimer relativement à de récents événements dont la scène professionnelle a été le théâtre, plus précisément à la clinique Taoufik de Tunis, où un collègue, professeur de médecine, fonctionnaire civil exerçant à l’hôpital militaire de Tunis, avait été pris en flagrant délit d’exercice illégal de la médecine par l’inspection de la Santé publique, c’est-à-dire en dehors de ses horaires reconnus d’activité privée complémentaire.
Un droit de cuissage hérité de la dictature
En fin de compte, une fois encore, une fois de plus, l’administration publique a démontré qu’en matière d’activité privée complémentaire, son principal souci n’était pas de faire respecter la loi, et le professeur en question, jouissant d’une impunité de fait , ne s’est pas fait faute de railler ses détracteurs , en les qualifiant de «Don Quichotte», et les accusant même d’avoir cherché à lui nuire en le filmant à son insu et en transmettant à l’inspection des documents prouvant sa culpabilité… une chasse aux sorcières a subséquemment été déclenchée par l’administration de la clinique, par le biais de sa direction médicale, pour en expulser les coupables.
Evidemment, ayant déjà eu maille à partir avec mon collègue il y a quelques semaines, et étant nommément contre l’activité privée complémentaire (APC) des professeurs, un véritable droit de cuissage hérité de la dictature, dans une société qui se prétend démocratique, de telles accusations, pour peu qu’elles ne me visent pas, ce qui n’est pas le cas, ne me laissent pas indifférent…
Avant d’y répondre, il m’a paru nécessaire d’abord de replacer les faits dans leur contexte avéré. A dire vrai, mon collègue n’en est pas à un paradoxe près : démocrate qui use – mal – de l’intimidation contre ses contradicteurs; défenseur de la réputation de la profession portant préjudice à ses collègues; patriote convaincu et au service d’intérêts étrangers, en l’occurrence un fonds d’investissement international basé à Dubaï; défenseur des sit-inneurs d’El-Kamour, à Tataouine, exprimant son mépris pour ses collègues chômeurs; familier des plateaux télévisés, mais qualifiant la liberté d’expression de journalisme d’investigation; civil œuvrant dans une institution qui ne l’est pas; fonctionnaire de l’Etat passant une bonne partie de son temps dans une institution privée; partisan de Samia Abbou mais s’opposant à ceux qui dénoncent les scandales médicaux.
Des malades issus de l’hôpital public adressés vers le secteur privé
Le cher professeur de médecine possède apparemment une personnalité à facettes multiples qui ne l’empêche pas de disposer d’une clientèle considérable à la clinique Taoufik, naturellement aux dépens de ses collègues libéraux qui n’ont jamais été professeurs ou assistants, dont beaucoup possèdent pourtant plus d’expérience que lui, ou sont simplement, aussi compétents, sinon plus, de l’avis même de ses propres initiateurs, à l’hôpital français où il avait exercé. Simplement c’est le titre académique de l’intéressé, celui de professeur, qui fait la différence dans un pays cultivant le sens hiérarchique. Un titre d’ailleurs bien commode puisqu’il permet à des fonctionnaires de la santé publique d’adresser vers le secteur privé des malades issus de l’hôpital public sans encourir les soupçons de corruption qui pèsent depuis l’affaire des stents sur la profession, tout en bénéficiant d’un appui précieux dans les jurys d’examens.
Mais il n’y a pas que cela : le cher professeur fait appel à ses collègues du service qui eux n’ont pas le droit à l’activité privée, dans les interventions qui ne sont pas de son ressort, et cela naturellement constitue un autre nœud d’intérêts, bien entendu contre ceux de ses collègues libéraux.
Le dernier élément, le plus important évidemment, est la volonté de l’Etat tunisien d’attirer les investisseurs étrangers, dont les Emirats arabes unis (EAU) constituent l’une des principales cibles, et à ce titre, il semble que l’administration tunisienne n’ait pas l’intention de déplaire aux investisseurs de ce pays qui se sont portés acquéreurs d’établissements de santé privée, comme la clinique Taoufik, et qui désirent réaliser des bénéfices en Tunisie; y compris au détriment des lois du pays, et des intérêts des médecins qui y exercent.
Autrement dit la complaisance dont continue à bénéficier le cher professeur, et lui permettant de violer les règlements, et de défier ses contradicteurs est d’ordre purement politique, mais elle a néanmoins des conséquences d’ordre médical : mon collègue semble tout au dessus des lois du pays que des contraintes physiologiques liés à la fatigue, et des lois de la physique liées aux radiations ionisantes. Il est disponible à tout moment pour prendre en charge les urgences que lui confie la clinique.
Au mépris des normes et des risques
Jeudi avant-dernier, selon ce qui m’a été rapporté, il aurait réalisé 14 angioplasties dans la journée; en admettant qu’il eût réalisé son activité de professeur hospitalo-universitaire (il est quand même payé pour cela), il faut considérer qu’il a possède les ressources physiques et psychologiques pour assurer un tel nombre d’actes avec des tabliers de plomb sur le dos pesant au minimum 1 kg, toute la concentration pour assurer avec succès des actes à haut risque; généralement pour un médecin normalement constitué, au bout de 6 actes, on est lessivé, et ceux qui possèdent une activité aussi intense travaillent en équipes de 2 à 3 médecins.
Le super-professeur, lui, en enchaînant 14 angioplasties coronaires d’affilée, ne travaille qu’avec la collaboration du surveillant de la salle, pour des raisons que l’on devine aisément, et ne semble de ce fait prendre en compte ni le risque que sa propre santé encourt, ni celle de son patient. Il faut savoir que la dose annuelle autorisée pour un médecin exerçant dans les radiations ionisantes, sur 5 ans, est d’environ 100 mSv, la dose annuelle ne devant pas dépasser, durant ces 5 ans, 50 mSv.
Un autre problème se pose, celui de l’assurance professionnelle : en principe tout médecin exerçant des actes à risque pour le patient est tenu de contracter une assurance professionnelle, et naturellement celle-ci ne couvre qu’un exercice professionnel légal; l’activité du super-professeur à la clinique Taoufik, elle, ne respecte pas les horaires réglementaires de l’APC, et c’est là un fait qui a été dument établi.
D’où la question incontournable : dans une activité à haut risque ne respectant pas toujours la réglementation en vigueur, qui sera responsable le jour où, inévitablement, le coup de chien, dont pâtira un patient, surviendra?
En fin de compte, mon collègue n’est que l’incarnation d’un nœud d’intérêts associant l’Etat tunisien, des investisseurs émiratis, ses collègues du service, quelques collègues du privé impliqués plus qu’il n’eut fallu dans les affaires, des correspondants discrets des hôpitaux publics. Un nœud d’intérêts qui associé à ses titres universitaires a contribué à l’élaboration d’un mythe, celui de ses compétences professionnelles hors pair.
Mon collègue n’est pas manchot de ses mains, c’est une évidence. Sauf qu’il n’est pas le seul à l’être, loin de là. Faut-il pour autant situer TOUTE cette affaire sur le plan d’un combat entre collègues se disputant les malades? C’est évidemment la thèse dont lui-même et tous ses commanditaires ont un intérêt à convaincre l’opinion publique.
Des médecins publics ont la haute main sur le secteur libéral
En réalité, la médecine libérale, pour dire les choses prosaïquement, est-ce qu’elle est avec l’APC, et un certain nombre de ses membres sont loin d’être des saints. Pourtant le fait est là : elle l’est d’autant moins avec l’APC.
Ce qui n’était à l’origine qu’une faveur révocable accordée par le ministère est devenu pour les postulants un droit acquis, et c’est un fait qu’aujourd’hui aucun ministre de la Santé n’oserait mécontenter l’ensemble de la corporation universitaire en remettant en cause son droit au privé. Aucune loi n’en limite le nombre, ils ne sont pas soumis aux contraintes matérielles et financières de leurs collègues libéraux, et ils ont le pouvoir de recruter à tour de bras dans les hôpitaux et d’en exiger la contrepartie en malades dans les cliniques.
L’activité d’un seul parmi eux, le professeur en question, prive 20 cardiologues de chances de s’installer dans le privé et de gagner honorablement leur vie, à un moment où l’Etat s’efforce d’empêcher les jeunes médecins d’émigrer sous des cieux plus cléments.
Ils ne sont pas non plus soumis aux mêmes lois fiscales; aucune réglementation ne fixe un minimum à déclarer pour un APC, contrairement aux médecins libéraux, ainsi que le stipule l’article 44 alinéa 2 du code de l’impôt sur les revenus des personnes physiques et morales, leur faisant obligation de ne pas déclarer moins que les salaires de leurs homologues de la santé publique.
Il n’ y a pas de loi faisant obligation à un APC de ne pas déclarer moins que son collègue en question par exemple, et les conséquences en sont énormes : un jeune médecin ne peut plus s’installer dans une grande ville et partira en Allemagne parce que, et c’est un comble, des médecins fonctionnaires de l’Etat ont la haute main sur le secteur libéral, associés à ses membres qui dénués de scrupules sont assez effrontés pour les tenir en respect en usant des moyens tristement connus qui confèrent à la médecine tunisienne son aspect actuel glauque de cour des miracles.
En conclusion, la loi sur l’APC est mauvaise parce qu’au sein d’une même profession, elle crée deux catégories de citoyens qui n’ont ni les mêmes droits, ni les mêmes chances d’accès aux ressources, et la seule garantie qu’elle concède aux médecins du privé et aux malades et étudiants des hôpitaux, est sa limitation dans la durée.
Pourtant, l’administration ne la faisant pas respecter, et s’abstenant de prendre des sanctions lorsque les irrégularités sont clairement établies, elle est allègrement violée, et aucune mesure n’est jamais prise contre l’établissement complice; il a fallu des faits graves et un ministre relativement volontariste comme Saïd Aïdi pour que des mesures soient prises à l’encontre de ces établissements responsables, des mesures qui ont d’ailleurs été ultérieurement révoquées.
Pour conclure je répondrai à l’accusation de mon collègue: ne me rendant jamais à la clinique Taoufik, je n’ai matériellement pas eu l’opportunité de le prendre en film, ni de détourner des documents l’impliquant.
Pourtant, je ne m’en cache pas, si j’avais été en mesure de le faire je n’aurais pas hésité un seul instant, et cela aurait été pour moi un immense plaisir de le faire mettre sous pression par l’administration; afin qu’il apprenne une fois pour toutes à respecter les lois et à ne pas mépriser ses collègues. Et il vaut encore mieux que l’administration se charge de faire respecter les lois, et non pas les particuliers. Le véritable sage est celui qui ne dédaigne pas les leçons. Mais mon collègue ne l’est visiblement pas.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
** La rédaction a préféré ne pas citer nommément le professeur de médecine en question pour éviter de personnaliser un débat sur une problématique qui pourrit la médecine libérale en Tunisie : les abus commis par certains professeurs en médecine au nom de l’APC.
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