En Tunisie, alors que le peuple ne cesse de répéter que «le compte n’y est pas», le pouvoir reste sourd et gère l’ingérable, alors que sa mission serait de transformer ce peuple et de ré-inclure «les exclus de l’intérieur».
Par Hedi Sraieb *
Le peuple tunisien est en colère, certes, mais que peut bien signifier une telle affirmation, abstraite s’il en est. En toute première approximation cela pourrait vouloir dire que ce peuple a toutes les peines du monde à se réconcilier avec lui-même.
Certaines parties accusent d’autres d’être la cause des difficultés de tous ordres que connaît la communauté nationale. Il est donc question de représentativité et de légitimité plus que de légalité.
Mais alors quels tords ont bien pu être commis ou continuent à l’être ? Certes mais à qui et par qui ? Quels litiges restent en suspens, non résolus ? Autrement dit et comme nous l’observons, une conflictualité multiforme qui n’en finit pas et qui se renouvelle à tout instant. Une conflictualité incomprise par l’opinion, générant un profond désarroi d’autant que la nouvelle «loi du peuple» serait celle du nombre (de la majorité sortie des urnes), et par là de la démocratie naissante en dépit de ses balbutiements (constitution, droits, répartition des pouvoirs, etc.)
Violences sporadiques et déchaînement des passions
Du coup que peuvent bien signifier ces accès de violences sporadiques, ce déchaînement des passions, ces troubles, cet incivisme croissant, ces frondes (venant pour l’essentiel des régions ayant été le fer de lance de la révolution de janvier 2011). Des divisions sur presque tout et sur presque rien de vital.
À l’évidence, le processus dans lequel s’est engagé le peuple pour raisonnable qu’il puisse apparaître (constitution, transition), n’apparaît pas comme «désirable» par tous. Nous sommes assez loin du «moment d’enthousiasme» qui réunissait toutes les catégories de toutes conditions le 14 janvier 2011.
D’où peuvent bien alors venir ces malentendus, ces contestations qu’une lecture strictement rationnelle ne peut appréhender. Illustration : une large frange de la population et singulièrement de ses élites s’étonnent puis s’offusquent de la perte d’autorité et de prestige de l’Etat («haibat addawla») alors même que les conditions de la libre délibération démocratique leur semblent être rétablies !
Paradoxe ou quiproquo… s’est installé, c’est selon. La stupéfaction béate des uns, faussement naïve des autres relèvent d’une méconnaissance. Le processus de transition ne peut pas être seulement juridique, il est aussi social et culturel, aspects qui sollicitent les affects (joie vs ressentiment) qui déterminent à leur tour le sentiment d’appartenance (ou pas) et par là le consentement et l’obéissance à la Loi. Il y aurait donc un décrochage de la politique de ses ressorts sociaux de justice et d’égalité.
Consensus apparent, dissensus de fond…
Quiproquo donc…pour les uns stabilité et ordre public doivent prévaloir, condition sine qua none du devenir; quand d’autres (hirsutes, braillards, iconoclastes, vandales et ignores) mettent en avant, avec leurs mots, le besoin d’une justice distributive qui reconnait la place et le rôle de chacun. Dit autrement «l’égale liberté», l’égalité concrète (et non plus formelle) de chacun avec chacun.
Ce qui caractérise par conséquent la situation vécue a pour origine la mésentente (dignité non partagée), le différend (fractures sociale et régionale), le mécompte (la part oubliée des sans parts). En clair le dissensus protéiforme que le discours dominant du «consensus» tente, en vain, de recouvrir.
Le peuple est une chimère. Il est de fait tantôt absent (près de la moitié ne vote pas), tantôt éparpillé et éclaté, silencieux ou vociférant (les fameuses hordes fanatiques toujours d’actualité et si chères à Merzi Haddad).
L’équivoque majeure et dramatique du moment, source des troubles variés dans leurs formes (instrumentalisées souvent, mais systématiquement déniées et dénigrées), tient à la reconduite d’un imaginaire faisant du peuple un «ethnos» (arabe et musulman, tous frères) ou encore un «populus» (peuple purement juridique de mêmes droits) d’où continue à être absent la «plèbe» (le petit peuple des sans droits réels). Les oublis mémoriels comme les usages discursifs témoignent de cette absence : disparition du triptyque symbolique de «travail, dignité, liberté» (dont on transfigure le premier en emploi et dont on ne retient au final que le dernier mot).
Les dichotomies habituelles sont reconduites sans la moindre hésitation ni réflexion : non pauvre/pauvre, peuple cultivé/peuple ignorant, patriotes/traîtres… toutes notions sous lesquelles disparaît la catégorie primordiale de citoyen (terme inexistant, il est vrai, en arabe). Une équivoque maintenue qui continue à faire l’impasse sur la nécessité impérieuse (ignorée) de reconstruire un bien commun et de repartager un même sensible (du lien commun fait de fierté et de joie mais pour l’instant réduit à l’intonation de l’hymne national).
La seule approche constitutionnaliste ne suffit pas
Mais alors et pour reprendre une terminologie à la mode : où est donc passée la logique «inclusive» volontariste… à l’évidence évanouie, évaporée, ou au mieux reportée à demain alors qu’une frange croissante la réclame hic et nunc (ici et maintenant) ?
Le déni est tel qu’au plus niveau du dit Etat démocratique est proposée en guise de politique de l’emploi que chacun se transforme en auto-employeur (autoentrepreneur). «La populace» a beau répéter «le compte n’y est pas», le pouvoir reste sourd ! Il se contente de gérer l’ingérable alors que sa mission attendue et espérée serait de transformer «ce peuple», (son commun désir d’égalité et de justice) comme l’avait fait en son temps le mouvement national, autrement dit de ré-inclure «les exclus de l’intérieur»; la seule approche constitutionnaliste, légaliste n’y suffira pas. Pas plus d’ailleurs que sa fumeuse gouvernance plus éthique et poudre aux yeux que réelle et effective.
C’est à ce prix que sera acceptée la souveraineté du nouvel Etat. Approche utopique…pas si sûr !
* Docteur d’Etat en économie du développement.
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