Bourguiba n’a pas pu s’émanciper de la tutelle française, européenne et américaine.
La stratégie de décolonisation adoptée par la Tunisie au lendemain de son indépendance, en 1956, notamment dans le domaine économique, a été hypothéquée par l’imposition de l’économie de marché et du libre échange par la France et la Communauté économique européenne.
Par Ahmed Ben Mustapha *
Dès le début des années 60, la Tunisie se trouve confrontée à l’attitude peu coopérative de la France dans la mise en œuvre du protocole d’indépendance et à l’ampleur des défis internes et externes associés à la mise en place des fondements d’un Etat tunisien moderne.
Elle prend conscience qu’une véritable libération nécessite une transformation profonde de la société tunisienne et ne peut se concevoir que sur le long terme par la mise en œuvre d’une stratégie de décolonisation multidimensionnelle – politique, économique, sociale et culturelle – basée sur la planification centralisée pilotée par l’Etat stratège.
Dans cet article nous évoquerons la dimension économique de cette stratégie et les facteurs géostratégiques qui ont hypothéqué la mise en œuvre du protocole d’indépendance ainsi que les perspectives décennales de développement.
Le contexte géopolitique défavorable à la décolonisation
L’indépendance tunisienne n’a pas été favorisée par le contexte géopolitique de l’époque marqué par la guerre froide et la propension des pays occidentaux à imposer l’économie de marché et le «libre échange» aux pays du tiers monde afin d’y préserver leurs marchés et leurs zones d’influence face à la puissance montante du bloc socialiste.
En outre, cette politique devait se heurter à l’instabilité régionale et aux relations très tendues avec la France en raison des difficultés d’application du protocole d’indépendance et des divergences sur le dossier algérien.
Mais le défi majeur qui a hypothéqué l’indépendance tunisienne a été la globalisation économique et la multilatéralisation prématurée des relations économiques et commerciales à l’échelle internationale associée à l’apparition de nouveaux acteurs internationaux incontournables et en particulier la communauté économique européenne ainsi que les institutions financières internationales.
Ainsi la Tunisie s’est trouvée impliquée d’emblée dans deux processus parallèles de négociation aux objectifs contradictoires. L’un au niveau bilatéral avec la France destiné au recouvrement de sa souveraineté et l’autre au niveau multilatéral avec la Communauté économique européenne (CEE) destiné à l’intégrer à travers le commerce inégal au marché commun européen.
En réalité, la France et l’Europe ont privilégié et instrumentalisé le processus multilatéral pour se désengager des obligations du protocole d’indépendance.
Les difficultés d’application du protocole d’indépendance
Ces difficultés sont essentiellement dues aux incohérences et aux contradictions du protocole d’indépendance qui ont ouvert la voie à un conflit d’interprétation sur sa nature, son contenu, ses objectifs et sa finalité.(1)
En effet celui-ci maintenait en vigueur les conventions sur l’autonomie interne tout en prévoyant des négociations afin d’en modifier ou d’en abroger les «dispositions… qui seraient en contradiction avec le nouveau statut de la Tunisie, Etat indépendant et souverain».
Or ces conventions sont par essence incompatibles avec les impératifs de l’indépendance du fait qu’elles préservent, au profit des Français et des Européens, leurs privilèges et leur statut économique dominant. En outre, elles engagent la Tunisie à ne pas recourir à la nationalisation et à maintenir des relations économiques et commerciales spéciales et privilégiées avec la France basées sur le libre commerce avec les pays de la zone franc.
Ce faisant, le nouvel Etat tunisien s’est retrouvé prématurément inséré dans la globalisation et sciemment dépouillé de son autorité sur la composante française et européenne de la population vivant sur son territoire.
De même, sa souveraineté décisionnelle a été hypothéquée du fait des contraintes imposées à sa politique économique et commerciale.
D’ailleurs, les négociations censées amender ou abroger ces conventions n’auront jamais lieu et celles ci sont toujours mentionnées sur les sites officiels français au nombre des accords régissant ses relations avec la Tunisie. Laquelle n’a jamais songé à les abroger ou à les déclarer caducs par décision souveraine ce qui aurait permis de lever toute équivoque à ce sujet.
De même, le protocole prévoit de définir ou compléter par la négociation «les modalités d’une interdépendance librement réalisée… en organisant leur coopération dans les domaines ou leurs intérêts sont communs notamment en matière de défense et de relations extérieures».
Ainsi ce protocole, supposé ouvrir la voie à une émancipation concertée de la Tunisie a été une source de tensions permanentes du fait qu’il institue une sorte de «droit d’ingérence» au profit de la France dans des secteurs stratégiques clés relevant des attributs souverains de la Tunisie indépendante.
En fait, il s’agissait d’une simple déclaration d’intention tributaire de futures négociations censées reprendre le 16 avril 1956, «en vue de conclure dans les délais aussi brefs que possible et conformément aux principes posés dans le présent protocole, les actes nécessaires à leur mise en œuvre».
En vérité, le seul acte qui sera effectivement conclu en application du protocole d’indépendance a été l’accord signé le 15 juin 1956 en vertu duquel la France «reconnaît la souveraineté de la Tunisie en matière de politique étrangère».
Pour les autres secteurs clés tels la défense, la sécurité, l’économie et l’évacuation des forces d’occupation, la France exigeait la conclusion préalable d’un traité organisant «l’interdépendance» entre les deux pays selon une conception proche des conventions du 3 juin 1955.
Stratégie de décolonisation et globalisation commerciale
Face à l’attitude française hostile à une véritable émancipation de la Tunisie(2), le président Bourguiba a d’abord eu recours à des mesures souveraines portant tunisification des forces de sécurité et de la justice ainsi que la création de l’armée nationale tunisienne.
De même que la nationalisation (ou le rachat) de certains secteurs clés tels que l’électricité, les banques, les assurances, le commerce extérieur… ainsi que ses décisions souveraines de mettre en place sa Banque centrale et la monnaie nationale. .
Mais, au début des années 60, la Tunisie opte officiellement pour le développement stratégiquement planifié orienté vers la décolonisation économique adossé à un service public et à des entreprises publiques industrielles et agricoles conçus en tant que pôles de développement régionaux. Ce faisant l’Etat tunisien stratège et régulateur a joué un rôle clé et déterminant dans la mise en place du cadre stratégique, institutionnel et politique de la Tunisie nouvelle.
Durant cette décennie, caractérisée par des relations particulièrement instables avec la France, la Tunisie a nationalisé ses terres agricoles et a du recourir à l’affrontement pour parachever son intégrité territoriale par l’évacuation de Bizerte.
Dans un prochain article nous évoquerons le bilan relativement positif des «Perspectives décennales de développement» (3) qui ne sera toutefois pas menée à son terme en raison de la politique d’obstruction française hostile à l’indépendance ainsi que l’insertion prématurée de la Tunisie dans le commerce inégal à travers l’accord de libre échange de 1969 conclu entre la Tunisie et la CEE.
Sans compter la rupture avec le développement planifié initié par le retour au début des années 70 à une politique néolibérale basée sur les incitations et privilèges octroyés aux investissements étrangers aux dépens des secteurs productifs tunisiens.
* Ancien ambassadeur chercheur en diplomatie et relations internationales.
Notes :
1) Werner Ruf, thèse de doctorat soutenue en Allemagne en 1967 intitulée ‘‘Le Bourguibisme et la politique étrangère de la Tunisie indépendante’’, traduite en arabe par Sahbi Thabet, en 2011, et publiée par l’Institut tunisien des relations internationales, Sousse.
2) Samir Saul : ‘‘Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945- 1962)’’, Librairie Droz, Genève 2016, p. 664.
3) Moncef Guen : ‘‘Les défis de la Tunisie : Une analyse économique’’, L’Harmattan, Paris, 1988.
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