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Jeûne et goinfrerie : Ramadan ou la faim du monde

Entre privation physique, ascèse spirituelle, exacerbation des désirs, surconsommation alimentaire, boulimie gargantuesque, hausse des prix et dérèglement des marchés, le jeûne de ramadan rapproche le musulman davantage de son corps que de son Dieu.

Par Yassine Essid

On avait prévu, paraît-il, une hausse substantielle des produits alimentaires non-subventionnés durant le mois de Ramadan. Pourtant, le gouvernement n’a pas cessé depuis des mois de réfléchir sur les mesures à prendre pour assurer le bon fonctionnement des marchés pendant cette période désormais cruciale. Sauf qu’une fois le mois du jeûne entamé, les pouvoirs publics se mettent à égrener les appels pour que le consommateur fasse preuve de retenue, modère ses achats de nourriture, accorde plus d’attention à ses besoins et à ses choix. C’est d’ailleurs l’unique mois de l’année où le mot de consommateur acquiert la légitimité d’un label politique. Le Tunisien devient alors le détenteur d’une dignité éminente, un personnage que l’on craint et en faveur duquel tout gouvernement doit agir pour défendre ses intérêts, faire valoir ses droits et lui éviter l’angoisse de la pénurie et de la cherté des vivres.

Mais malgré toutes les précautions prises et les problèmes de prévisions envisagées au niveau de la nation, et nonobstant les niveaux de vie, notre consommateur se révèle être un personnage complexe dont les décisions échappent aux seules règles de la comptabilité construites en référence à une économie de marché, mais exigent qu’on fasse appel à des domaines bien plus vastes, que l’on prenne en compte les dimensions psychologiques, physiologiques, ethnologiques et psychosociologiques, ainsi que les structures de la civilisation, les valeurs qui la marquent, les aspirations et les mentalités des hommes qui la vivent, car les techniques d’analyse de la capacité à consommer grâce au revenu disponible renoncent à expliquer le pouvoir d’achat.

Du jeûne à motif religieux à la grève de la faim

Les motifs habituels attachés à la dépense des ménages s’embrouillent et mutilent indéniablement la réalité. Il en résulte un malaise. Les notions fondamentales de besoins, de train et de style de vie, de motif d’achat deviennent aberrantes par rapport aux catégories et aux concepts de l’économiste.

Pour divers motifs, dans les siècles passés comme dans le monde contemporain, des hommes se privent volontairement du minimum vital nécessaire à leur survie: de nourriture, de boissons, de sommeil et même de paroles.

Les motifs de la privation de manger et de boire, je veux parler du jeûne alimentaire, sont divers et nombreux. Il y eut d’abord la pratique de l’ascèse comme effort de renoncement qu’on s’impose et qui s’inscrit au plus profond de la démarche spirituelle, à travers l’abstention de prise de nourriture.

Des religions ont ensuite inclus le jeûne dans leur système de pratiques et de croyances, en imposant à leurs fidèles quelques jours ou quelques semaines d’abstinence, comme un acte surérogatoire et méritoire.

Une autre forme de privation, typiquement moderne cette fois, est la grève de la faim, individuelle ou collective, en protestation contre une situation subie considérée comme injuste. Ainsi, on a su, à partir de pratiques anciennes de l’ascèse, transformer en une forme nouvelle d’action sur autrui ce qui était, depuis des siècles, réservé à une action sur soi destinée à perfectionner ou purifier le fidèle ou l’ascète, pour le rapprocher de l’absolu.

Comme moyen de pression, la grève de la faim démontre que pour celui qui ne s’alimente plus, la cause qu’il défend est plus importante que sa propre vie. Elle est donc aussi, d’une certaine manière, spirituelle.

Dans les sociétés modernes, qui souffrent de la malbouffe et de l’obésité, se priver de manger constitue encore le moyen le plus efficace et le plus radical de se débarrasser des kilos superflus.

Enfin, il y a un jeûne qui n’est ni un jeûne religieux, ni un jeûne de retenue, ni un jeûne de pénitence, ni un jeûne minceur, mais qui peut constituer une étape dans une expérimentation sur soi, l’occasion de se montrer meilleur par la pensée.

Que le jeûne soit à vocation religieuse, mystique, thérapeutique, bienfaisante ou esthétique, la rupture par rapport à la normalité, sans boire ni manger, est propre à développer chez l’individu le moyen de restreindre ses désirs, de dominer ses passions ou de se rapprocher de Dieu.

Répugnance au travail le jour et agitation stérile la nuit

En islam, le mois de ramadan, que le croyant est tenu de respecter, ne se limite pas seulement à l’arrêt de consommation de nourriture ou de boisson, mais doit être vécu comme un renoncement avant tout aux désirs corporels.

Par la privation, souvent sévère par temps de canicule ou de grand froid, il est recommandé de mettre son cœur et son corps à l’écoute de l’absolu et approfondir sa relation à Dieu. Plus que toute autre obligation, ramadan est le mois du recueillement, du recul par rapport aux préoccupations du monde et de la solidarité envers les nécessiteux.

Cependant, il n’est pas sûr que tous les pratiquants actuels du jeûne soient conscients que l’approfondissement spirituel doit accompagner la privation de nourriture. Ce mois sacré se retrouve alors réduit au strict souci de manger et de ce qu’on va faire à manger et divisé entre la répugnance au travail le jour et l’agitation stérile la nuit.

Alors que la privation est totale dès le lever du soleil, toute restriction alimentaire s’achève aussitôt le soleil couché et ceux qui croient perdre du poids pendant le ramadan se trompent lourdement. Les dépenses en produits alimentaires augmentent plus que pendant toute autre période de l’année. Une plus grande quantité d’aliments est ingurgitée pendant ce mois et les plats sont bien plus riches que de coutume, qu’ils soient salés ou sucrés. Selon un hadith «beaucoup de gens qui observent le ramadan ne gagnent du jeûne rien de plus que la faim et la soif», car une simple observance n’est pas suffisante pour les vrais croyants.

Le ramadan est devenu ainsi le mois de l’épreuve de la faim, non pas celle physiologique destinée à ressentir ce qu’endurent les nécessiteux, ni l’effroyable réalité chaque jour répétée que vivent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants dans les zones sinistrées, mais des stands des hypermarchés devenus non-lieux d’un capitalisme de distribution totalement séparé de toute activité productrice, qui sont pris d’assaut par ceux-là mêmes qui fulminent contre la hausse intolérable des prix.

C’est pour l’Etat, qui entend acheter la paix sociale au poids de la viande rouge et blanche, des œufs et du lait importés, le mois de la boulimie, de la goinfrerie, de l’appétit immodéré, des mets de la veille dont on évoque avec regret les saveurs et les mets du jour qu’on s’apprête à déguster.

Un rôle quasi végétatif de récepteurs passifs

Le repas à peine achevé, repus, rendez-vous est pris devant la télé. Dans la fervente attente du feuilleton quotidien, on se gave littéralement de quantités de produits que le matraquage publicitaire débite sans retenue: pâtes, margarine, yogourts, sodas et autres confiseries.

La publicité, en médiatrice parfaite entre l’offre et la demande, profite alors au maximum de ce moment tactique, de cette opportunité conjoncturelle où on est exactement à l’endroit et au moment.

Croyants le jour, adeptes de la société de consommation le soir, nous voilà coincés entre un producteur fier de sa production et un média soucieux de ses recettes; nous voilà tenus dans un rôle quasi végétatif de récepteurs passifs, sans capacité de choix, sans résistance, sans culture, sans réflexes ni motivations autre que le désir d’être manipulé, séduit, détourné de nos véritables préoccupations, dignes représentants d’une catégorie de consommateurs qui relèvent désormais de deux univers considérés d’ordinaire comme distincts : celui de la science économique et celui de la pratique religieuse.

La faim est une sensation qui s’impose à nous tous. Elle habite notre corps de façon permanente, rythme notre quotidien et souligne efficacement notre précarité. Ceux qui anticipent avec bonheur ce qu’ils vont avaler au prochain repas, qui ont les yeux plus gros que leur estomac n’est capable de tenir, se priver ponctuellement de nourriture leur rappellera ce que c’est que de ne pouvoir compter sur rien. Ils exagèrent alors leur appétit et sont prêts à tout. Car la faim est capable d’anéantir les valeurs spirituelles les plus élevées, nous priver de toute orientation éthique. Elle est une forme d’esclavage qui menace notre dignité humaine, sape l’édifice de notre caractère, nous rend vulnérables, efface nos grands discours et nos sentiments nobles.

Des créatures totalement soumises aux appétences

L’ami dévoué, le citoyen honnête, le travailleur consciencieux, l’étudiant appliqué que nous croyions être redeviennent, à mesure que la pression des besoins physiques augmente et que nous «songeons à manger», des êtres lâches, hypocrites et méprisables.

La faim devient alors un signe précurseur de la fin du monde, révèle en nous des créatures totalement soumises aux appétences et sur qui les engagements préalables et le sens du devoir n’ont plus aucune prise.
Avoir faim et l’assouvir représentent non seulement notre asservissement aux lois de la nécessité, mais s’avèrent aussi la source d’une libération spirituelle. Le manger plus que le jeûne nous affranchit.

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