Alors que le sort de Youssef Chahed et de son gouvernement semblait scellé, un revirement de dernière minute a vraisemblablement renversé le cours des événements en sa faveur.
Par Ahmed Ben Mustapha *
Ce revirement a été traduit par la décision présidentielle de mettre en sourdine un programme laborieusement élaboré par les principales parties associées au «document de Carthage» et destiné à servir de feuille de route à un nouveau chef de gouvernement censé sortir le pays de l’impasse politique et économique dans la perspective des prochaines échéances électorales de 2019.
La plupart des observateurs ont attribué ce revirement à un changement d’attitude du parti Ennahdha qui, plaidant en faveur de la stabilité gouvernementale, aurait fait pencher la balance en faveur du maintien de Youssef Chahed à la tête du gouvernement moyennant quelques aménagements au sein de son équipe gouvernementale.
Mais plusieurs indices laissent supposer que les interférences étrangères, notamment occidentales, ont joué un rôle décisif dans la reconduction de Youssef Chahed en tant que chef de gouvernement en échange d’engagements précis et concrets pris par ce dernier dans le sens de l’activation des «réformes» et des engagements convenus avec les institutions financières internationales et l’Union européenne (UE).
L’une des principales traductions de cet engagement occidental en faveur de Youssef Chahed a été la reprise, contre tout bon sens, le 28 mai 2018, d’un nouveau round de négociations avec l’UE du très controversé Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca), alors que la Tunisie, engluée dans une interminable crise économique et politique, n’est pas préparée à ce genre d’engagements qui touchent à son destin et à son avenir.
En fait, se sentant isolé et ciblé de toutes parts, et redoutant un sort semblable à celui de Habib Essid, son prédécesseur, Youssef Chahed aurait fait valoir le crédit qu’il estime avoir au plan international et notamment auprès des Occidentaux pour se repositionner sur l’échiquier politique interne face à ses ennemis et détracteurs moyennant des engagements précis sur certains dossiers qui intéressent particulièrement l’UE et le G7.
Il convient de rappeler que ces deux institutions ont été, dès le lendemain de la révolution instrumentalisées par la France et ses alliés occidentaux pour imposer à la Tunisie et aux autres pays touchés par les soulèvements arabes, le maintien des mêmes politiques économiques qui servent leurs intérêts et leur influence et notamment l’extension du commerce inégal à travers l’Aleca.
Les termes de l’entente entre Chahed et le G7
En fait, il s’agit d’une sorte de transaction conclue lors de la réunion de Youssef Chahed tenue à la Kasbah avec les ambassadeurs des pays du G7, le 11 mai écoulé, suivie des déclarations élogieuses de l’ambassadeur de France exprimant l’appui occidental à la politique gouvernementale notamment dans la mise en œuvre des «réformes» à savoir les plans d’ajustement structurel et les projets d’extension du «libre échange» convenus avec le Fonds monétaire international (FMI) et l’UE.
Ainsi et en échange de l’appui du G7 à son maintien à la tête du gouvernement, Youssef Chahed a établi une feuille de route où il s’est engagé à accélérer la conclusion de l’Aleca et la mise en œuvre des engagements pris avec le FMI et ce en dépit des oppositions multiples qu’ils suscitent en Tunisie. Ensuite il s’est rendu à Bruxelles où il a présenté cette feuille de route tout en s’engageant à conclure l’Aleca avant 2019 ce qui avait suscité de vives réactions en Tunisie.
Ce scénario bien ficelé s’est confirmé par la tenue à Bruxelles, le 15 mai courant, du conseil d’association entre la Tunisie et l’UE qui a adopté la feuille de route sus mentionnée dans le cadre des «priorités stratégiques» convenues entre les deux parties 2018-2020. Au nombre de celles-ci figurent l’Aleca et l’accord sur le rapatriement forcé en Tunisie des migrants clandestins non seulement Tunisiens mais également étrangers soupçonnés d’avoir transité par la Tunisie.
En effet, le communiqué final annonce l’accélération des pourparlers sur ces deux dossiers et s’engage à les boucler «dans les meilleurs délais». Et c’est ce qui explique la tenue le lundi 28 mai 2018 du nouveau round sur l’Aleca qui coïncidait aussi avec les derniers soubresauts ayant abouti au maintien de Youssef Chahed en tant que chef de gouvernement.
À noter que cette date revêt une importance symbolique du fait qu’elle coïncide avec le 7e anniversaire du sommet de Deauville du G7, tenu en mai 2011, qui a imposé à la Tunisie le maintien et l’extension du libre échange avec l’UE par le biais de l’Aleca – en échange des fameux engagements d’aide financière massive incluant la restitution des avoirs volés – qui n’ont pas été tenues.
En somme, le chef de gouvernement a choisi de lier son sort et le destin de son gouvernement à une alliance avec le parti Ennahdha au plan intérieur et au plan international avec ses soutiens étrangers dont en particulier la France, l’UE et le G7.
L’Aleca n’est pas la cause des dissensions gouvernementales
Il reste à souligner que Youssef Chahed est loin d’être isolé au sein de l’équipe dirigeante sur les options économiques ultra libérales et les choix diplomatiques y associés incluant l’extension du libre échange inégal qui sont partagés par les deux piliers de la coalition gouvernementale (Nida et Ennahdha) ainsi que la majorité des formations politiques représentées au parlement.
En effet, c’est plutôt la lutte incessante pour la succession à la tête de l’Etat, la conquête du pouvoir ou le maintien au sein de la coalition gouvernementale qui détermine l’attitude des principaux protagonistes au sein de la scène politique tunisienne.
Quant aux parties étrangères, et en particulier la France ainsi que les membres du G7, ils demeurent fidèles à la ligne de conduite immuable qui a été la leur au lendemain de la révolution à savoir le maintien au pouvoir en Tunisie des forces politiques qui servent leurs intérêts et leur influence au niveau régional.
Dès lors, et profitant de la crise gouvernementale, ils se positionnent d’ores et déjà en prévision des prochaines échéances électorales majeures, afin de favoriser les candidats jugés fiables et favorables à la reconduction des mêmes politiques économiques dans la perspective des prochaines échéances électorales en Tunisie.
Il importe de souligner que l’objectif de l’UE est de faire adopter l’Aleca et l’accord sur les migrations clandestines le plus rapidement possible afin d’éviter leur inclusion dans le débat public notamment à l’occasion des élections présidentielles et législatives de 2019.
Au final, c’est la transition démocratique qui est la principale victime de cette connivence entre les intérêts étrangers et leurs relais locaux. Et le vrai défi auquel sont confrontées les forces patriotiques tunisiennes est de restituer au peuple tunisien sa souveraineté décisionnelle dans la détermination de ses grands choix politiques, économiques et diplomatiques.
* Ancien ambassadeur, chercheur en diplomatie et relations internationales.
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