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À quoi sert vraiment le gouvernement en Tunisie ?

Chahed s’est laissé-faire en tolérant cet avilissant empiétement qu’est l’Accord de Carthage. 

En Tunisie, pays en transition vaguement démocratique, plus que dans tout autre pays, le gouvernement est l’exercice incertain d’un improbable pouvoir que ne guide ni morale ni savoir.

Par Yassine Essid

À quoi sert vraiment le gouvernement? Si on regarde du côté de l’autorité publique qu’incarne le chef du gouvernement et sa myriade de ministres et de secrétaires d’Etat, ainsi que du côté du leadership ambigu d’un Béji Caïd Essebsi, président de la république, tantôt paternaliste, tantôt affranchi de scrupules, ou les deux à la fois, nous sommes tentés de répondre : à pas grand chose. Oublions un moment les polémiques de ces illuminés de tous poils qui s’expriment en notre nom et pensent pouvoir endoctriner les masses à travers leurs véhémentes harangues. Passons sur les élucubrations des adeptes des théories de la conspiration qui révèlent des connexions cachées, fabriquent des modèles explicatifs des événements et accumulent les indices transformés en preuves irréfutables. Taisons les calembredaines qui enchantent l’opinion et sont prises pour argent comptant. Laissons passer les manigances de ces inconnus tout-puissants qui tirent les ficelles du pouvoir.

Enfin, passons outre les propos quotidiens des politiciens occasionnels qui exigent la démission du gouvernement, par le seul fait qu’ils sont persuadés que diriger les affaires de l’Etat est leur destinée naturelle et leur revient de droit, et ceux qui revendiquent inlassablement une légitimité périmée pour justifier leur détermination à rester.

Interrogeons-nous plutôt sur ce qu’est en réalité un gouvernement et ses effets sur l’avenir des Tunisiens.

Assurer l’ordre et la sécurité et maintenir l’unité de la nation

Il est admis, en effet, qu’un gouvernement c’est surtout les processus par lesquels une autorité représentative s’adonne aux tâches innombrables, qui vont au-delà du caractère centralisateur ou libéral de l’Etat, de résoudre les problèmes d’un pays en s’assignant des objectifs précis: veiller à créer les conditions nécessaires au développement de l’existence matérielle de la population, prélever des impôts de la manière la plus équitable, allouer des ressources de façon optimale afin que le système économique réponde aux besoins de la société dans son ensemble, protéger les bases naturelles de la vie car la vie n’est possible que dans un environnement sain, protéger la liberté et la propriété, accomplir un certain nombre de tâches d’éducation et de formation, empêcher les défaillances ou imperfections dans le fonctionnement du marché, imposer des normes qui aient une portée générale et obligatoire dans tous leurs éléments et soient directement applicables, employer la contrainte et la coercition contre tous ceux qui oseraient contrevenir à la loi, et gérer ou contrôler les administrations, institutions et organisations accomplissant cet ensemble d’activités. Bref, assurer l’ordre et la sécurité et maintenir l’unité de la nation.

Pourtant, nous ne voyons rien dans le fonctionnement du présent gouvernement qui puisse correspondre à ces finalités, notamment le nécessaire accomplissement pour assurer le bien-être général. Hier avec Habib Essid, aujourd’hui avec Youssef Chahed, le gouvernement, au casting hétéroclite formé de bras cassés, de rescapés et d’électrons libres qui n’ont à rendre compte qu’à leur mouvement ou organisation et où chaque ministre joue sa propre partition, n’arrive à prendre aucune décision pour l’avenir, ni concevoir une stratégie, ni établir un calendrier. Il ne lui reste alors plus grand-chose pour s’attaquer aux racines du mal et concevoir un nouveau modèle de vie en société, autrement dit, réinventer un système qui atteint les objectifs de l’égalité sociale et qui ne se règle pas par des promesses budgétaires par ailleurs inexistantes.

Hommes ordinaires pour résoudre des problèmes extraordinaires

Quand au Premier ministre, il se rattrape forcément en accourant pour éteindre des crises que ses ministres de tutelle n’ont pas vu venir : pénuries de médicaments et suspicion de corruption à la Pharmacie centrale, tragédie de Kerkennah, Pénurie de Xylocaine à l’hôpital de l’Ariana et, plus joyeusement, quelques cérémonies d’inaugurations par-ci, par-là. Autant de dérivatifs utiles à l’ennui du présent et à la misère politique où il s’enlise un peu plus chaque jour.

Pendant ce temps…

Il est dit que la politique se fait par des hommes ordinaires pour résoudre des problèmes extraordinaires, mais pour ce faire il faut un certain savoir-faire. Depuis son investiture, de quels résultats le gouvernement Chahed pourrait-il se prévaloir? Les réformes sont toujours à l’arrêt, le chômage ne cesse de s’aggraver, la jeunesse sans perspective transforme sa vie en tragédie méditerranéenne, le commerce informel, la contrebande et la corruption prennent force et ampleur, le tissu urbain se dégrade et la population est plus que jamais désabusée et démobilisée.

C’est dans un tel contexte que devrait pourtant s’appliquer toute la responsabilité du politique par sa capacité à exercer un pouvoir effectif dans sa forme institutionnalisée, gérant la société et établissant un ordre public afin d’arriver à appliquer les réformes nécessaires. Mais, au lieu d’agir, le gouvernement laisse faire, par peur ou incompétence, tergiverse sur l’application de la loi, évite les sujets qui fâchent, se dérobe à ses responsabilités face à l’application de la légalité en omettant de aire face avec vigueur, détermination et célérité à toutes les actions visant à l’anéantissement de toutes les possibilités de progrès socio-économique et culturels du pays.

Quant à l’administration, elle n’a nul besoin du gouvernement pour fonctionner avec, toutefois, un grand laxisme et laisser-aller. Enfin, rien n’incite les autorités à engager des efforts de maîtrise des moyens financiers et à réformer la gestion publique car cela lui est coûteux politiquement. Il suffirait alors, qu’à l’approche de chaque échéance de décaissements du FMI, le gouvernement exprime à intervalles réguliers son ferme engagement, jure ses grands dieux à agir rapidement sur des réformes économiques urgentes qui rendront les pauvres encore plus pauvres et les inégalités obstinément plus élevées.

Le politique a non seulement pour finalité de porter des valeurs, mais également de réaliser des fins, et une part importante de sa légitimité découlerait de l’efficacité de sa gestion. De ce fait, le gouvernement devrait assumer, en dépit des offensives irresponsables de ses détracteurs, les conséquences de ses choix dans l’élaboration d’une politique publique qui ne se limite pas simplement à distribuer des prestations, diminuer des prélèvements, satisfaire les gens en reportant sur les générations futures, via le déficit et l’endettement, les problèmes présents.

La difficulté de survivre en milieu hostile et agressif

Pour Youssef Chahed, l’aptitude à gouverner, une fois débarrassé des ses incompétents notoires, permet de créer le contexte propice pour engager une politique économique efficace et cohérente à travers l’organisation méthodique du travail et la rationalisation des rapports entre production, circulation et consommation. Des questions telles que la reprise économique, la relance de l’emploi, ou la lutte contre la misère sociale apparaissent aujourd’hui comme étant hors de portée de tout gouvernement car en équilibre instable permanent.

En bon agronome qu’il est, Youssef Chahed devrait savoir qu’une plante aurait bien du mal à survivre en milieu hostile et agressif. Afin de trouver l’énergie nécessaire pour se développer et fleurir, elle a besoin d’eau, de lumière, d’un sol fertile, mais doit posséder également la capacité de résister aux conditions extrêmes, telles que les gros contrastes de températures, et se prémunir contre les insectes ravageurs ou nuisibles. Autant de sources d’angoisses végétales.

Il en est de même de la pratique du pouvoir politique. Dans une démocratie, dont on avait vite fait une malédiction mais qui, curieusement, demeure encore objet de convoitises et que l’on persiste à revendiquer comme un modèle de stabilité et d’innovation en termes de politiques publiques, les nuisances liées aux luttes de clans, aux micmacs et autres embrouillaminis de manœuvres politiques où le diable ne pourrait se reconnaître, causent de graves préjudices à la marche des affaires du gouvernement et jouent un rôle d’obstacle mécanique au bon fonctionnement des institutions. La conduite de l’Etat est en effet l’affaire de tous et la croissance se réalise par la contribution de toutes les forces vives d’une nation.

Comme si cela ne suffisait pas, le chef de gouvernement s’est retrouvé soumis au verdict d’une commission, une sorte d’inspection générale, un gouvernement du gouvernement, à l’image de la police des polices, chargée d’évaluer son rendement et dresser une feuille de route pour la prochaine période. Il faut reconnaître qu’on ne doit pas s’attendre à autre chose des cerveaux des membres signataires de l’Accord de Carthage dont les idées qui les traversent en sortent toutes tordues, chargées de mille aberrations de jugement et de mille écarts où divague la pensée.

Le plus désolant est que Chahed s’est laissé-faire en tolérant cet avilissant empiétement, laissant violer des usages dans les dispositions si précises des prérogatives de l’exécutif.

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