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Tunisie-Maroc, affaire des cahiers scolaires : Une «guerre» commerciale non proclamée

L’Etat tunisien doit veiller à la protection de ses fabricants de cahiers scolaires, en défendant leurs intérêts sur les marchés internationaux, et notamment sur le marché marocain, où ils sont désormais taxés. La collecte des moyens de défense constitue le défi majeur.

Par Bassem Karray *

Le 5 juillet 2018, la Tunisie a saisi l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour la première fois dans son histoire d’une affaire en matière de défense commerciale contre le Royaume du Maroc au sujet des mesures antidumping sur les importations des cahiers originaires de la Tunisie, et ce, conformément aux prescriptions du mémorandum d’accord régissant le règlement des différends (MARD).

Etant tous les deux membres de l’OMC, le Maroc et la Tunisie sont liés également par des accords bilatéraux et régionaux. La convention de Rabat de 24 février 2004 conclu dans le cadre de processus d’Agadir de 2001 instaure une zone de libre-échange entre eux, l’Egypte et la Jordanie.

La Tunisie porte le différend devant l’OMC

L’article 17 de cette convention stipule que les parties contractantes adoptent les mesures appropriées contre les pratiques de subventions et de dumping conformément aux accords concernés de l’OMC. L’absence de mécanismes appropriés de règlement de différends et des voies alternatives de résolution de conflits au niveau bilatéral, ou même de mécanismes préventifs de différends commerciaux, a conduit la Tunisie à porter sa cause devant l’OMC.

Selon les accords de l’OMC, parallèlement à l’obligation de mettre en conformité son système avec les principes et règles multilatéraux (article 16.4 de l’acte constitutif de l’OMC), la Tunisie dispose, par la même, de prérogatives lui permettant d’engager des actions en défense commerciale pour adopter des mesures, appelées mesures de défense commerciale, visant soit à protéger sa production nationale sur son marché local soit à défendre ses intérêts sur le marché international.

Les mesures de défense commerciale ayant pour objet la protection de la branche de production de production nationale prennent la forme «des mesures douanières accessoires à la taxation, adoptées pour une période déterminée afin de réparer un dommage causé à une branche de production soit par des importations déloyales mettant en jeu l’élément prix (dumping et subventions) soit par des importations loyales ayant été effectuées d’une manière imprévisible en quantité massive et à l’égard desquelles un droit d’action est multilatéralement reconnu» (voir notre thèse de doctorat portant sur les mesures de défense commerciales à l’importation en droit tunisien, faculté de droit de Sfax, 2005, p. 11).

Quant à la défense des intérêts de la branche de production nationale sur les marchés extérieurs, elle consiste à saisir l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC pour résoudre le différend par voies diplomatiques ou le cas échéant à engager la phase contentieuse pour faire disparaître les mesures litigieuses ayant causé un dommage à la branche de production nationale. Ces mesures prennent la forme de droits antidumping, de droits compensateurs et de mesures de sauvegarde. La défense commerciale reconnue aux pays membres de l’OMC constitue le revers de leurs engagements en matière de libre-échange.

Les mesures antidumping provisoires du Maroc

Dans la présente affaire, le Maroc a adopté des mesures antidumping provisoires contre des cahiers tunisiens exportés sur le marché marocain par des entreprises tunisiennes. Le Maroc accuse ces entreprises de vendre leurs articles sur son marché à un prix de dumping ; c’est-à-dire que le prix de leurs exportations vers le Maroc est anormalement bas par rapport aux prix pratiqués par ces mêmes-entreprises pour leurs ventes sur le marché local tunisien.

Le dumping est une pratique déloyale qui vise à évincer la production nationale d’un pays afin d’écarter la concurrence et de maîtriser le marché en rehaussant, par la suite, les prix pour compenser les pertes occasionnées et réaliser des bénéfices.

Selon les règles régissant le commerce international, le pays qui prétend être victime d’une pratique de dumping doit mener une enquête administrative afin de prouver la pratique alléguée et le dommage subi. L’enquête obéit à des conditions draconiennes soumises au contrôle de l’OMC en cas de recours.

Ayant été saisi par ces entreprises, l’Etat tunisien a demandé l’ouverture de consultations avec le Maroc au sujet de ces mesures adoptées en vertu d’une circulaire émanant de l’administration de douane et des impôts indirect n° 5789/112 du 10 mai 2018. Cette circulaire se base sur un arrêté conjoint du ministre de l’Economie et de Finances et du ministre de l’Industrie, du Commerce, de l’Investissement et de l’Economie numérique du Maroc n°952-18 du 6/4/2018.

Ces droits provisoires varient selon les exportateurs tunisiens entre 33 et 51 % et seront appliqués pour une durée de 4 mois à partir de leur entré en vigueur. À l’appui de sa décision d’appliquer ces droits, les autorités marocaines se sont appuyées sur un rapport (AD-11.17.Cahier.Tun) qui comportent des éléments de preuve largement contestables surtout en matière d’évaluation du dommage subi par sa production nationale de cahiers scolaires; de choix de la période au cours de laquelle l’évaluation a été faite qui se limite à quatre exercices (2013-2016) ; de plus, rien n’a été produit au sujet de l’imputation de la part de dommage causé par d’autres facteurs (notamment les défaillances managériales des entreprises marocaines concurrentes, la part du marché parallèle dans le dommage subi…); de même, le lien de causalité entre le dommage subi par la production marocaine et les exportations des entreprises tunisiennes n’est pas bien étayé.

L’Etat tunisien au secours de ses industriels

Donc, l’Etat vient au secours des entreprises tunisiennes qui se trouvent obligées de payer des droits supplémentaires pour accéder au marché marocain suite à la décision des autorités marocaines au mois de mars 2018 de majorer les droits susmentionnés sur les produits originaires de la Tunisie sous la position tarifaire 4820.20.00.00.

Ayant reçu la demande de consultation de la Tunisie via l’OMC, le Maroc dispose d’un délai de 10 jours pour répondre à cette demande et engager des consultations de bonne foi avec la Tunisie sur ces mesures antidumping au plus tard 30 jours après la date de réception de la demande. L’objectif de ces consultations est de parvenir à une solution mutuellement satisfaisante; cette solution peut consister à une renonciation à la mesure adoptée ou à l’adoption de toute autre solution servant les intérêts des deux parties.

Ces délais peuvent être étendus par un commun accord, il s’agit, dans ce cas, d’un délai conventionnel liant les deux parties. Si le Maroc ne répond pas à la demande de la Tunisie ou n’engage pas des consultations dans le délai de 30 jours ou au terme du délai conventionnel, notre pays peut demander l’établissement d’un groupe spécial pour examiner l’affaire. La phase diplomatique se termine et s’engage la phase contentieuse par la formation d’un groupe spécial suivant un mandat type prévu par l’article 7 du mémorandum d’accord de règlement de différends.

Le rapport de ce groupe peut faire l’objet d’un recours devant l’Organe d’appel permanent suivant l’article 17. Cela dit que ce différend commercial peut être résolu dans quelques semaines par la conclusion d’un accord mutuellement satisfaisant au terme des consultations ou même suite à l’ouverture volontaire de procédures de bons offices, conciliation et médiation (article 5 du MARD) ; il peut, par ailleurs, durer des années en cas d’échec des consultations et l’engagement des procédures contentieuses.

Il ressort de cette affaire que l’Etat tunisien doit veiller à la protection de ses opérateurs en défendant leurs intérêts sur les marchés internationaux. La collecte des moyens de preuve constitue la difficulté majeure; de même, la procédure devant l’ORD est complexe et technique; elle nécessite une assistance et une expertise particulière.

* Professeur à la Faculté de droit, Université de Sfax.

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