Prière collective en pleine rue à l’avenue Habib Bourguiba, le 3 août 2018.
Pour les Tunisiens tout va bien, tant que l’immangeable baguette qui pourrit en quelques heures est à 200 millimes et qu’on lui promet que cette année l’offre de moutons est supérieure à la demande. Reste que le précipice n’est jamais très loin.
Par Yassine Essid
Béji Caïd Essebsi, dans une déclaration, à peine voilée à l’adresse de Youssef Chahed, qui lui paraissait lorgner déjà les présidentielle de 2019, avait rappelé avec une gravité affectée et dans la forme dénonciatrice dont se drape vertueusement tout orateur qui se veut convaincant et convaincu, qu’un dirigeant politique doit s’occuper d’abord du présent du pays plutôt que de son avenir politique.
À notre tour de lui rappeler aussi doctement, afin d’élever davantage la portée de la parole présidentielle, qu’un chef d’Etat doit essentiellement faire en sorte de laisser le pays dans un état bien meilleur que celui où il l’a trouvé.
Un tohu-bohu de jour de marché
Pendant plus d’un mois, nous avons suivi, non sans un certain abattement, l’interminable feuilleton à rebondissements, largement médiatisé, du limogeage du ministre de l’Intérieur, de l’attentat terroriste de Ghardimaou contre les agents de la garde nationale et la question à la fois urgente et décisive pour le futur du pays du changement de gouvernement. Certains l’exigeaient dans sa totalité, d’autres, bien plus conciliants, se seraient bien contentés d’un remaniement partiel. Tous cependant continuaient de prétendre agir, en leur âme et conscience, dans l’intérêt de la nation.
La gente politique était ainsi traversée de part en part par d’interminables débats, en fait l’habituelle bataille de langage qui vise à fonder la politique sur un antagonisme entre, d’un côté, des auto-dénommés révolutionnaires au gauchisme délétère, les soi-disant défenseurs d’un «nous-le-peuple» totalisant et unitaire, représentés par les biens trop orthodoxes dirigeants de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui n’arrêtent pas de se revendiquer comme l’expression politique de tout mouvement social et, de l’autre, des «hors-peuple» dénoncés comme les gardiens du statu quo, à la fois pro-Chahed et anti-Hafedh Caïd Essebsi, représentés principalement par Ennahdha, par les éternels caméléons opportunistes trop bien connus au sein des divers partis politiques qui manifestent des vocations d’inquisiteurs et balancent entre le complot et le chaos.
Pour mettre un terme à tout ce tohu-bohu de jour de marché et afficher un retour à la routine gouvernementale, quoi de mieux qu’un bon vieux conseil des ministres. On découvre, en effet, qu’après la confiance accordée au nouveau ministre de l’Intérieur Hichem Fourati et l’audition du chef de gouvernement, en fait une suite de réprimandes humiliantes, l’affaire du départ si controversé de ce dernier s’est dégonflée comme un ballon de baudruche. Youssef Chahed s’en sort, pour le moment du moins, renforcé.
Société en déclin vertical et dégradations tout azimut
Pour l’avenir, parce qu’aimant l’immobilité, se nourrissant de l’habituel, il continuera autant que les membres de son gouvernement, propulsés ministres de plein exercice sans réelle formation, aux propos hallucinants, qui rivalisent d’incompétence et de maladresses, à s’occuper de questions franchement triviales, nullement adaptées aux enjeux du moment: des lois qui attendront longtemps leurs décrets d’application, des engagements renvoyés aux calendes grecques, des négociations salariales qui traînent en longueur, s’épuisent ou carrément disparaissent, des déclarations d’autosatisfaction sur une saison touristique prometteuse, autant de serments qui n’arrivent plus à occulter les conditions de vie de jeunes frappés par un chômage de masse et des retraités paupérisés à l’heure où s’édifient de grosses fortunes.
Par ailleurs se prolonge la dégradation des services publics, persiste l’effondrement du système éducatif, s’aggrave l’insalubrité des villes et des campagnes, augmente les ras-le-bol des uns, se multiplient les discours tonitruants des autres, sans oublier les cérémonies d’inauguration de projets insignifiants. Bref, une société en déclin vertical en rupture profonde avec les systèmes de représentation de cette épopée de pacotille mise en place depuis 2014 avec ses dignitaires maîtres de chœur.
À ce propos d’ailleurs, deux grosses pointures accompagnées de leur suite, le puissant secrétaire général de l’UGTT et le ministre de l’Industrie, avaient rehaussé de leur présence l’inauguration d’une unité… pour décortiquer les fruits secs ! Il faut savoir gré aux investisseurs d’un projet aussi grandiose, fruit d’une vraie politique industrielle, de contribuer à stimuler la soif des piliers de bars, des amateurs de bière et des partisans d’interminables apéros qui peuvent désormais grignoter sans peine cacahuètes, pistaches et autres amandes salées.
Le SG de l’UGTT inaugure le projet grandiose d’une unité… pour décortiquer les fruits secs !
Quant au Premier ministre, il s’est placé un degré plus haut. Pour lui, ce sera la célébration du lancement d’un projet d’usine de pick-up Peugeot à Mghira, un 25 juillet, le jour où le temps s’est arrêté et où, pour paraphraser Karl Marx, «l’histoire se répète, tout d’abord comme une tragédie, après comme une farce». Car de tels événements nous renvoient à la décennie 1960 et 70 et leurs cortèges d’inaugurations par Bourguiba ou ses ministres du vaste programme de construction de l’infrastructure de base : hôpitaux publics, routes, barrages hydrauliques, ainsi que les usines d’assemblage de véhicules utilitaires. Un demi siècle après l’indépendance, la Tunisie de Béji Caïd Essebsi et de Youssef Chahed se réindustrialise avec tambour et trompette!
Rappelons, sans vouloir faire figure de rabat-joie, qu’en matière de travail salarié une telle entreprise vient à point nommé compenser partiellement les 11.000 postes de travail perdus dans le secteur textile suite à une vaste activité de contrebande qui s’est organisée pour l’importation des textiles imprimés d’origine asiatique et turque !
Incrédules, on écarquille les yeux au spectacle de ces hauts responsables embourbés dans un beau marasme économique qui applaudissent au-delà du nécessaire un projet qui, bien qu’utile, représente une goutte d’eau qui ne saurait contribuer à résorber le chômage, générer de la croissance et réduire le déficit.
La politique du train-train quotidien
Sincèrement, on aurait espéré que, suite à cette pénible épreuve et les nombreuses interrogations quant à la pertinence de sa présence à la tête de l’exécutif, M. Chahed aurait un sursaut de conscience, qu’il modifierait avec la plus grande diligence ses méthodes de travail, admettrait finalement et au vu du rendement dérisoire de son équipe que l’entrée en politique dépend des capacités de certains individus à maîtriser un certain nombre de compétences requises pour occuper des positions de pouvoir, et que prétendre à la fonction d’un haut commis de l’Etat on doit faire la preuve d’autorité dans un domaine particulier.
On s’attendait, on souhaitait même, à ce qu’il procéda à une refonte globale de son mode de gestion des affaires publiques, qu’il s’affranchisse de la tutelle du chef de l’Etat, de la politique du train-train quotidien, évite les slogans dérisoires et les clichés sans substance à l’adresse d’une opinion publique qui ne sait plus qui croire, parce que ses dirigeants prétendent posséder la solution définitive et entière des problèmes du pays.
Cependant, le chef de gouvernement n’est pas seul en cause. Car à quoi se réduit la culture politique des Tunisiens, y compris celle de leur élite ? Sur quoi s’interrogent-ils ?
Les choses qu’on ne dit pas, qu’on ne reproduit pas à la télévision et sur les réseaux sociaux existent-elles vraiment pour eux?
Ces choses son rarement une réflexion politique, mais un objet judiciaire, un objet de rigolade, d’arrogance, de polémiques, d’affaires de familles, des luttes de clans, de doute, d’hésitation, ou un spectacle de divertissement.
Ce n’est pas la démocratie qui motive le public, mais les mauvaises querelles de sectes qui ne représentent pas le peuple, les futiles controverses, l’esprit de contestations qui prend le pas sur le quotidien d’une manière totalement irrationnelle ou épisodique, les fréquentes interférences de personnalités qui occultent les vrais problèmes et même leur propre présence sur la scène politique. L’opinion publique se focalise plutôt sur le dérisoire en faisant perdre à l’élite dirigeante toute réflexion sur la juste mesure de ses actions, ratifiant ainsi la fragilité d’un système condamné.
Le précipice n’est jamais très loin
Pour contrarier le scepticisme des rationalistes, intellectuels ou économistes, fermés à la pensée magique, qui objecteront qu’il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde si on ne le partage pas, ni d’élévation du niveau de vie du plus grand nombre si on ne réduit pas les écarts de revenus et si on n’agit pas avec plus de célérité et d’autorité pour lutter contre les fraudeurs du fisc, les membres du gouvernement, rompus aux des tours de passe-passe, devenus les spécialistes des incantations pour faire venir la pluie, innovent en appliquant simplement le concept de la débrouillardise, en encouragent le laisser-faire ou en regardant ailleurs.
À moitié en vacances, à moitié en pleurs, anesthésié par l’émotion, le Tunisien ne sent pratiquement pas l’avalanche des hausses des prix et n’a plus la force de lutter contre une inflation mortelle. Mais tant que l’immangeable baguette qui pourrit en quelques heures est à 200 millimes et qu’on lui promet que cette année l’offre de moutons est supérieure à la demande, c’est que tout va bien !
On marche tous sur un fil, mais le précipice n’est jamais très loin.
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