La restauration de la confiance chez les Tunisiens est tributaire d’un Béji Caïd Essebsi qui se ressaisit du sens de l’Etat, arrête de se mêler de tout, cesse d’être l’homme qui tire les ficelles, pratique le népotisme et conclue des alliances contre-nature. Et qui agit enfin pour le bien les Tunisiens…
Par Yassine Essid
La semaine dernière, le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) s’était rendu comme de coutume à Carthage, pour s’entretenir avec le chef de l’Etat «sur la situation générale du pays», formule devenue un leitmotiv après avoir été un thème accessoire des communiqués de presse du palais.
Jusqu’ici, l’événement n’est qu’un banal fait divers dans le ronron berceur de l’activité présidentielle. Sauf qu’en poussant un peu plus loin la lecture, on y découvre que l’entretien s’est agrémenté d’un très joli gag : sur instruction du président de la République, Mohamed Ennaceur a été mandaté pour accomplir la laborieuse mission de «prendre les mesures nécessaires pour rassurer les Tunisiens et rétablir leur confiance en l’avenir».
Une extravagante lubie fruit de la douce oisiveté d’un patriarche
Bien trop respectueux des opinions et des personnes, s’attendant à tout d’un vieillard sans détours, le président de l’ARP, qui habituellement obéit moins qu’il n’acquiesce et ne consent, jugea pour une fois cette idée bien saugrenue mais se garda d’exprimer la moindre réserve, affichant un semblant d’approbation, un enthousiasme mesuré et, de manière tronquée, une volonté d’agir avec toute la diligence nécessaire.
Il trouva en effet l’idée de rendre confiance au peuple totalement inédite, qui dépasse de loin autant les usages qu’impose la séparation des pouvoirs, que l’état mental et émotionnel des citoyens, leur prospérité ou leur misère ordinaire. Autant de questions qui ne sont pas de son ressort mais relèvent fondamentalement de l’activité du gouvernement.
Sur le chemin le menant au Bardo, Mohamed Ennaceur, que tout semble l’incliner inexorablement à une triste résignation, car il avait toujours cru, naïvement, à la poursuite du bien commun, aux liens d’une solidarité nationale inébranlable, à l’union de toutes les forces sociales susceptibles de rassembler les différentes fractions pour créer l’impulsion démocratique, se mit à réfléchir à la meilleure manière de s’en sortir plutôt qu’à la mise en œuvre d’une extravagante lubie fruit de la douce oisiveté d’un patriarche voué au farniente et complètement déconnecté des réalités. Rassurer aujourd’hui les Tunisiens c’est comme donner de l’espoir à un cancéreux en phase terminale. Or le faux espoir n’est pas de la médecine.
Des brigades de psychologues et de psychiatres au chevet du peuple
Mohamed Ennaceur, nullement motivé, ne sachant pas comment s’y prendre, avait le visage pensif. Il se consola toutefois à l’idée qu’une telle proposition ne pouvait être fortuite. Même si son auteur est loin d’être un vieux routier de l’humanitaire, elle rend bien compte d’un constat indiscutable quant à l’état de stress qui accable la population.
Le premier plan qui lui vint à l’esprit, bien que difficilement réalisable et que d’aucuns jugeraient puéril, méritait cependant d’être pris en considération. Pourquoi, se dit-il, ne pas dépêcher des brigades de psychologues et de psychiatres qui sillonneraient le pays, feraient du porte-à-porte, non pas pour demander aux gens s’ils ont mal au ventre, à la tête, mais si les enfants font pipi au lit, si leurs parents font des cauchemars, ont le cœur qui bat la chamade, ou souffrent d’états dépressifs. Ils offriraient aux habitants l’occasion d’exprimer leur souffrance, et leur expliqueraient que leurs réactions sont normales, que le monde entier est en crise, et donneraient des informations claires, car les rumeurs aggravent le stress. Mais dans la mesure où une telle solution n’est envisageable qu’en cas de catastrophes naturelles, typhon ou tremblement de terre, ou le fait de l’homme, comme une guerre civile ne laissant indemnes ni les corps, ni les esprits, il finit par l’abandonner.
Pour ranimer la confiance du peuple dans un pays moribond, mieux vaudrait commencer par passer en revue tous les domaines de la vie quotidienne du Tunisien, or pour ce faire, il faut passer par les modes d’exercice du pouvoir, la gouvernabilité d’un pays où a été organisée une démocratisation à la hâte.
Le bonheur des citoyens ne dépend pas des députés
Afin d’identifier le mal qui ronge la société, quoi de mieux que de commencer par l’image désastreuse que renvoie une représentation nationale appelée à concrétiser la volonté du peuple.
Voilà un milieu que Mohamed Ennaceur connaît bien, presqu’autant que le public qui suit attentivement le spectacle consternant des débats, le comportement erratique des députés de la nation, leur manque de maturité et de respect, leurs propos grossiers, leur cupidité, leur absentéisme qui constitue, à l’évidence, un phénomène d’autant plus révoltant que leur mission est censée impliquer des obligations et de contraintes : sacrifice de soi, exemplarité morale, poursuite de l’intérêt général, désintéressement.
La perception que les Tunisiens ont de leur parlement, qui reflète si lamentablement l’état de la république et dont ils endossent le coût de fonctionnement, est forcément génératrice d’inquiétude. Mais que faire dans ce cas pour libérer émotionnellement les gens de toute dépendance vis-à-vis de l’exercice du pouvoir législatif ? Organiser des thérapies de groupe? Imposer des exercices de relaxation couplés avec une initiation aux lois de l’indifférence pour apprendre à l’opinion à considérer que le bonheur ne dépend des autres, encore moins des députés ?
L’impuissance d’un gouvernement de moins en moins utile
Mohamed Ennaceur s’est retrouvé ensuite contraint de regarder pour une fois la réalité en face, du côté du travail du gouvernement. Force lui fut de reconnaître que le mode de gestion des affaires publiques, qui relève pleinement de la responsabilité du Premier ministre, est désordonné et, d’autant plus inefficace, qu’il est contrecarré en permanence par de nombreuses et hostiles interférences : le président de la république, Nidaa Tounes, Ennahdha, UGTT privent Youssef Chahed de la possibilité de se consacrer effectivement au gouvernement de la chose publique.
Cependant, les effets de la politique politicienne ne sauraient l’absoudre en accusant la fatalité. Après tout, il est responsable de la dégradation des conditions de vie des citoyens par une cherté de vie devenue intenable, un déficit financier qui va en grandissant, la politique sournoise de dépréciation du dinar, les atermoiements de l’exécutif pour assainir les entreprises publiques déficitaires et mal gérées, la stagnation en matière d’emploi, l’hémorragie des diplômés, l’incapacité de restaurer l’autorité de l’Etat et bien d’autres joyeusetés. C’est à se demander à quoi sert le gouvernement.
La permanence d’un tel cafouillage renforce évidemment le sentiment d’impuissance collective que partagent la plupart des Tunisiens. De ce côté, le président de l’ARP estima qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. Le traumatisme psychologique est tel qu’il ne faut pas s’attendre à une résilience possible, qu’il faut accepter ce qui ne peut qu’empirer.
Des partis malades du manque de crédibilité de leurs dirigeants
Du côté de l’action politique, le constat est encore moins réjouissant. Mohamed Ennaceur estima que tous les partis, sans exception, souffrent de tares visibles et cachées et communiquent leur souffrance au public. Ils sont malades du manque de crédibilité de leurs dirigeants qui ne sont pas à la hauteur de la responsabilité historique que leur confère leur position politique actuelle. Ils souffrent de la parole barbouillée, des égo surdimensionnés, du manque d’idées, des propositions insignifiantes, des emballements médiatiques qui trompent l’opinion publique, de la langue de bois, du pouvoir de l’argent, des allégeances dissimulées, de la course à la visibilité et aux honneurs avec, au bout, le pouvoir à tout prix.
Tout cela ferait que la vie en société n’est pas loin de devenir un véritable cauchemar. Au cas où on se laisserait aller à suivre cette pente, nous nous verrions bientôt dans l’incapacité absolue de faire machine arrière. En vérité, face à la catastrophe, nous n’avons d’autre choix qu’entre la démocratie réelle, et une épouvantable barbarie.
Ceci étant, Mohamed Ennaceur avait fini par admettre, à contrecœur, que nonobstant les turpitudes des uns et des autres, tout le mal vient d’en haut et atteint, par un effet de ruissellement, l’ensemble des institutions politiques et socio-économiques.
On ne peut dès lors envisager un changement sociétal qui soit à la mesure des enjeux actuels qu’à la condition de passer par l’instauration d’un régime réellement démocratique et irréprochable. En d’autres termes, une restauration de la confiance qui soit tributaire d’une meilleure gouvernance, mais aussi d’un Béji Caïd Essebsi qui se ressaisisse du sens de l’Etat, arrête de se mêler de tout, cesse d’être l’homme qui tire les ficelles, pratique le népotisme et conclu des alliances contre-nature. Qu’il agisse enfin pour que les Tunisiens, aujourd’hui dépossédés de tout pouvoir, se réapproprient les instruments de leur souveraineté, afin de tisser entre eux les liens indéfectibles d’une solidarité humaine, plutôt que de succomber aux mirages des marchands d’illusions.
Ainsi, et malgré toutes les tentatives de manipulations qui montent en escalade, le chaos a été à chaque fois évité grâce à la maturité du peuple qui refuse de mettre le pays en danger, plutôt qu’à la sagesse de son chef suprême. Mais cela, Mohamed Ennaceur n’oserait jamais le dire.
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