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Bloc-notes : Ennahdha est-il un mouvement terroriste ?

Avec les preuves des enquêtes sur les deux assassinats politiques majeurs de la Tunisie révolutionnaire, qui peut douter encore d’une responsabilité du principal parti au pouvoir lors des faits ? Mais est-ce suffisant pour déclarer Ennahdha terroriste ?

Par Farhat Othman *

On dit que la plus belle femme ne peut donner que ce qu’elle a. Il en va de même du vieil homme combien même est grand son talent manouvrier. Ainsi, en matière d’innovation, l’âge pour le moins empêche d’oser nos dirigeants, tous ou presque d’âge vermeil. Pourtant c’est ce qu’attend le peuple qui est jeune et dont c’est la marque non seulement de son âge, mais aussi de celui de l’époque, un temps des foules aux sens débridés, avides de droits et de libertés.

Contrairement à ce que disent les laudateurs de Béji Caïd Essebsi ou de son alter ego Rached Ghannouchi, à peine moins âgé, et ceux comme eux qui ne font et ne jugent la politique qu’à l’antique, alors qu’elle a changé tout autant que le monde, la classe politique issue du 14 janvier en Tunisie n’a fait jusqu’ici que s’aplatir devant les desiderata occidentaux. Agissant à travers un leurre national nommé Ennahdha, un précieux allié pour ses ambitions géostratégiques hier et, aujourd’hui, pour le service d’un libéralisme économique échevelé. D’où les turpitudes politiciennes dénoncées par le ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, dont le peuple est la victime de choix.

Victime, car on lui fait surtout assumer une condition qui n’est pas la sienne, celle d’être conservateur. C’est un mythe colporté par les minorités au pouvoir, qui en profitent pour que rien ne change dans le pays, puisqu’il y va de leurs pouvoirs et privilèges. Le changement nuirait surtout aux intérêts occidentaux pour lesquels ces derniers ont noué cette alliance avec le parti islamiste, meilleur garant de leurs intérêts et du maintien du statu quo actuel avec l’ouverture du pays au capital sauvage dans la cadre d’un inique néolibéralisme ne se souciant nullement des droits et des libertés de qui ne doit savoir que consommer en une sous-démocratie d’élevage.

Les islamistes mentent comme ils respirent, simulant et dissimulant…

Un tel constat est l’arrière-plan de la situation de la Tunisie plus que jamais livrée aux menées terroristes dont nul ne pouvait déjà douter, avec tout ce que l’on sait de ce qu’on cache sur la supposée révolution du jasmin; ainsi n’a-t-on toujours pas daigné éclaircir la fausse énigme des snipers. Or, le doute est encore moins permis sur le double assassinat de ces deux éminentes figures patriotes que furent Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, en février et juillet 2013, après les dernières terribles révélations de leur comité de défense. Elles mettent en cause le parti islamiste et ce, pour le moins, dans sa prétention d’incarner les valeurs de l’islam dont il se réclame. Car être musulman, c’est d’abord être juste de voix et de voie, cette foi étant une parole de vérité. Où est-elle avec Ennahdha ? Ses responsables, comme leurs semblables en politique à l’antique, mentent comme ils respirent, simulant et dissimulant, jouant alternativement au lion et au renard, feignant d’ignorer que le peuple n’est pas si demeuré qu’ils le veulent et qu’il sait bien qui parle vrai et qui ment. Or, il ne s’agit plus que de politique, mais de mort d’hommes; et mentir à ce sujet, pour qui veut incarner l’islam, c’est pécher doublement : par rapport au devoir de faire la politique de manière intègre et à celui d’honorer la religion dont il se réclame.

Michel Foucault, qui a aimé notre pays et chanté les louanges de sa jeunesse éveillée et mûre, parle de «courage de la vérité», cette parrêsia grecque qui est, en tant que parler juste et vrai dans une assurance solide, une justice qui est également justesse, un gouvernement de soi et des autres. Ce qui suppose de s’assurer du vrai sens des mots et des choses employés. Cela impose à celui qui fait la politique, mais aussi qui en parle d’être juste. Aussi n’hésitons-nous pas à nous appliquer ici ce principe en nous assurant du sens des mots pour ne pas être injuste à l’égard d’Ennahdha en nous demandant s’il est ou non terroriste. En effet, il n’y a pas qu’un seul terrorisme ! Si terroriste signifie, comme nom, celui ou celle qui exécute des actes de terrorisme, en adjectif, c’est ce qui est relatif au terrorisme. La nuance est à retenir.

Par ailleurs, le nom terrorisme est, dans sa définition propre, l’usage systématique d’actes de violence par une organisation politique en vue de créer un climat d’insécurité. C’est important à avoir en mémoire, surtout en rapport du sens au figuré qui signifie l’attitude d’intolérance et d’intimidation dans le domaine moral, intellectuel ou légal.

Ajoutons que le terrorisme n’est pas que le produit des dictatures ou leur apanage; il peut être le prolongement d’une révolution porteuse d’espoirs de liberté pour les peuples. Ce fut bien le cas de la Révolution française qui a engendré une politique de terreur durant la période 1793-1794. Et finissons par la précision que l’étymologie du mot terreur (terror en latin) renvoie à la peur violente et incontrôlable qui empêche d’agir, qui paralyse. C’est aussi l’ensemble des mesures arbitraires et violentes imposant un pouvoir sur une population et donc la peur collective engendrée par l’application de telles mesures qui prennent la forme de lois.

Terrorisme actif d’Ennahdha ?

Nous en avons déjà parlé en ce bloc-notes, il est un péché originel qui plombe le parti islamiste : son arrivée au pouvoir qui a été à la suite d’un coup de force yankee. Que l’on ait bien voulu en faire un coup du peuple (notre expression depuis le début), l’enjolivant par les attentes populaires de libertés et de droits, cela ne suffit pas à le libérer de ce péché sans actes concrets.

Or, malgré mes appels répétés aux islamistes, dès le lendemain du 14 janvier 2011, de répondre à l’espoir fou suscité dans les rangs populaires par la chute de la dictature, les exhortant à libéraliser le pays sur le plan des mœurs, car touchant à l’immédiate vie quotidienne, ils ont a fait la sourde oreille. Je rappelle cela dans mon dernier livre ‘Conquêtes Tunisiennes. Postmodernité islamique’’ où j’interpelle Rached Ghannouchi. Or, on me dit qu’il en a été irrité et qu’au lieu de faire amende honorable, il fait tout pour que les médias, y compris les indépendants, n’y fassent pas référence. C’est à croire qu’il s’obstine à ne faire qu’à sa tête. Ce qui semble ne plus convenir, même à ses plus proches conseillers, qui se sont fendus, fait inhabituel, d’une missive qu’ils lui ont adressée rejoignant, par l’esprit, celle par laquelle je termine mon livre précité.

Non seulement le parti est arrivé au pouvoir en violentant la législation qu’il refuse aujourd’hui de modifier pour s’en servir à son tour, il y est arrivé avec une mentalité de persécuté cherchant d’abord la réparation, un prix de la douleur qu’il impose à un peuple pauvre. Mais cela ne lui suffit pas, car outre la vengeance, il est animé de la peur de perdre sa prise de guerre. Ce qui relève de cette psychose qui fait changer l’humain. On l’a vu avec un prétendu défenseur des droits de l’Homme comme le président intérimaire du pays; que dire de qui n’a jamais été chaud pour les droits humains? Aussi, s’appuyant sur le soutien extérieur et profitant de la démission des libéraux à l’intérieur, Ennahdha n’a pas cherché à vraiment changer, sauf à la surface, se donnant un vernis trompeur tout en ne touchant pas à ses structures d’origine.

À l’origine, faut-il le rappeler, on a affaire à un parti non seulement de conquête du pouvoir — ce qui est le propre de tout parti politique —, mais de partisan d’usage de la violence pour y arriver. On ne peut donc raisonnablement, dans un environnement encore trouble, se dessaisir de ce qui constitue la protection suprême. C’est comme si l’on demandait à quelqu’un assis sur une branche de la couper.

Aussi, sans preuves tangibles, on ne peut accepter la prétention que le parti a changé dans sa nature première guerrière. On aurait pu l’entrevoir s’il avait justement changé sérieusement sa stratégie de communication, osé rompre avec sa lecture terroriste de l’islam; et je dis terroriste, car elle alimente la haine de l’autre et la violence, niant le vivre ensemble paisible. C’est justement pour ne pas scier sa branche idéologique en rompant avec ses électeurs intégristes qu’il s’est refusé et se refuse à pareil aggiornamento, pourtant impératif dans la lecture de l’islam. Certes, dans les discours, il tient des propos libertaires, mais cela ne passe pas aux actes alors qu’il est le premier parti en mesure de proposer et voter des lois.

Ainsi, s’il a accepté que la constitution contienne des acquis, comme cette notion d’État civil, le pays est quasiment devenu une théocratie avec les prêches diffusés par mégaphones dans les mosquées, outre l’appel à la prière déjà diffusé sur les ondes où l’on coupe même les émissions pour lui donner la priorité comme si l’on veut forcer les gens à prier.

Tout cela se fait au nom de l’islam qui est bien innocent d’une telle fausse lecture, car en cette foi des droits et des libertés, la piété ne doit jamais être imposée ni ostentatoire, sinon elle est viciée. Inutile, bien entendu, de parler des restrictions sur les libertés privées, telles ces contraintes à la vente et consommation d’alcool, à ne pas jeûner publiquement durant ramadan ou à la tenue vestimentaire.

Tout cela relève déjà d’un terrorisme actif, au-delà de ce que les documents divulgués par le comité de défense des Belaid et Brahmi qui, s’ils n’établissent pas de manière irréfutable l’implication d’Ennahdha dans les deux assassinats, ne suscitent pas moins le fort doute qui doit amener une réaction des autorités officielles; or, elle ne vient pas encore bien que nos autorités sont habituellement promptes à réagir pour des vétilles. Elles le doivent néanmoins pour faire toute la lumière sur cette structure occulte et illégale de renseignements (on parle d’organisation secrète) ayant des rapports directs ou indirects avec ledit parti. Il en va de même de ce qu’on a qualifié de chambre noire au ministère de l’Intérieur sans nul statut légal. Tant que la vérité, vraie et non officielle, n’aura pas été faite sur ces deux questions pour le moins, le soupçon de terrorisme actif sera prompt à être excipé par les contempteurs d’Ennahdha qui l’encouragera sinon le justifiera.

Terrorisme passif d’Ennahdha ?

Comme de bien entendu, Ennahdha nie tout en bloc et se prévaut de son nouveau statut, et qui n’est qu’un slogan encore, de démocratie musulmane. Le parti affirme aussi ne s’être jamais livré à des activités «hors du cadre de la loi». Ce qui ne veut pas dire grand-chose quand on sait que la loi est trouée d’illégalités, comportant des pans entiers de textes scélérats, contraires à la démocratie.

Si, légalement, il n’est nulle preuve encore de terrorisme actif d’Ennahdha, n’y en a-t-il pas de sa part en mode passif, ce qui équivaudrait, pour le moins, à une complicité objective? On a fait état de la proximité du parti de personnes louches; on a parlé de barbouzes se présentant en conseillers sécuritaires, et même de petits malfrats; on avait même dans les cadres du parti, ayant statut de députés, des excités se signalant par des appels à la haine, au meurtre et même à un jihad qui n’était pour eux qu’une couverture halal pour rejoindre le terrorisme en Syrie.

Le parti, lors des riches heures de la troïka, l’ancienne coalition conduite par les islamistes qui a gouverné de janvier 2012 à janvier 2014, n’a-t-il pas laissé glorifier cette guerre sainte qui n’existe pourtant pas en islam? Et pourquoi donc, comme je l’y ai souvent invité, ne se déclare-t-il pas publiquement contre le dévergondage de l’esprit du jihad transformé en terrorisme et en brigandage de grand chemin? N’est-ce pas de sa part, refusant un tel service à rendre à l’islam de paix, une reconnaissance tacite de son adhésion à une dogmatique qui, si elle se présente en costume et cravate, n’est pas moins du terrorisme, mental pour le moins. Or, on sait que ce qui compte dans le terrorisme, ce ne sont pas les exécutants, souvent des victimes, objet de lavage de cerveau, mais les commanditaires, les cerveaux.

C’est une mentalité terroriste qui prévaut, assurément, chez nombre de membres d’Ennahdha. Aussi, je vais rappeler encore une fois comment le parti peut se disculper de cette accusation et qui s’ajoute à mon invitation réitérée qu’il rejoigne mon analyse que le jihad mineur est forclos en islam et qu’il n’y reste de licite que le jihad majeur, celui que le fidèle livre à soi. C’est ainsi qu’Ennahdha se dédouanera sérieusement. Surtout que le pays est comme un bateau ivre allant à la dérive. Que dire d’autre quand se multiplient quasi impunément les actes de barbouzeries, vols ou saccages de bureaux d’avocats, morts suspectes de figures publiques, mises en garde contre des assassinats que d’aucuns dénoncent comme des incitations au meurtre et d’autres attribuent aux ingérences des services étrangers de renseignements dans le pays ? Une telle déliquescence nécessite un électrochoc. Certes, cela ne saurait être un coup d’État dont rêveraient certains, songeant, par exemple, à ce qui s’est passé en Turquie. À ce niveau, le sincère cri du cœur du ministre de la Défense, dont certains politiciens malhonnêtes osent douter du patriotisme, est suffisant pour mettre enfin le holà à l’irresponsabilité de nos responsables.

Le chef du gouvernement n’a-t-il pas fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille; quelle plus grande corruption que ces lois injustes et illégales qu’appliquent nos juges? Doit-on rappeler que la corruption veut dire gâter (du latin corrumpere) qui signifie dévaster (vastare) et désert (vastus). Notre environnement législatif qui amène des juges à rendre une justice viciée, n’est-il pas un désert pour la légalité et la justice? N’est-ce pas le cas quand on tord le cou à la loi pour blanchir les délinquants avérés d’hier sans rendre justice à ceux qui ne sont délinquants que du fait de lois injustes qu’on n’ose encore abolir ? Où est la justice en une telle injustice érigée en système, en terrorisme mental ?

Terrorisme mental d’Ennahdha

Ce terrorisme mental est évident et il est à la racine de tous les autres; qu’Ennahdha s’en lave, et elle se fera plus vite une nouvelle virginité ! Toutefois, pour y réussir sûrement, ses dirigeants doivent, au préalable, faire leur mea culpa eu égard aux innocentes victimes tombées à cause de leur idéologie faussement islamique. En tant que parti se référant à cette foi de justice, paix et d’amour, il doit cesser de pratiquer la politique comme une culture du mensonge, surtout qu’il est issu de l’illégalité, banni par l’ordre déchu, mais imposé au pays par les seigneurs du monde. Ce péché originel ne saurait s’oublier et impose d’avoir toujours à l’esprit la nécessité de la pénitence et du rachat. Ce qui suppose un investissement qui soit constant, intensif et durable en termes d’actes apportant la preuve qu’il a bel et bien changé, et ce d’abord dans sa lecture de l’islam en ses matières les plus sensibles, celles des droits et des libertés privées.

C’est à ce niveau, cœur de cible du commerce honteux des islamistes, que doit se situer l’action de rédemption d’Ennahdha. Au nom de l’islam, il lui faut arrêter de mentir et avouer les évidences afin de tourner la page, prouver être devenu sincère et honnête. Reconnaître donc la nature passée, et même présente encore, de mouvement belliqueux du parti islamiste et se décider à pratiquer un islam des Lumières et non des ténèbres. Au nom de l’islam, il lui faut surtout arrêter de violer cette foi de justice en abolissant les lois injustes, toutes les lois de la dictature et de la colonisation. De même, au nom de l’islam correctement lu et interprété, il doit appeler à l’arrêt de construction des mosquées afin d’investir plutôt dans les écoles et les dispensaires. Et pour donner le symbole qu’il faut, inviter les siens à abandonner ce projet saugrenu de mosquée sur l’avenue Bourguiba, trottant dans la tête de certains édiles municipaux.

Comme de telles initiatives salutaires sont de nature à bouleverser tant l’ordre interne qu’international, elles ne relèveront que de la vue de l’esprit si la fragile Tunisie n’est pas articulée, dans le même temps, à un système de droit fort la protégeant contre les malveillances de l’intérieur et de l’extérieur. Comme en informatique le pare-feu et l’antivirus, il en va de même en politique, et cela doit se manifester pour la Tunisie par l’adhésion en bonne et due forme au système libéral des démocraties occidentales; ce qui suppose de cesser de mentir sur la présence américaine et européenne en Tunisie en osant intégrer en plein jour l’OTAN et l’UE. Après tout, l’Occident est responsable de la situation actuelle du pays; qu’il répare ce qu’il a fait !

Rappelons-nous, au moment où l’on reparle de l’égalité successorale, que Bourguiba a échoué à l’instaurer malgré le pouvoir fort qui était le sien, reculant sous la pression des monarchies du Golfe. Il en ira d’autant plus aujourd’hui que le pouvoir est faible. Aussi, on ne fera qu’instrumentaliser cette cause et toutes les autres tant que le pouvoir ne sera pas redevenu fort. D’où l’impératif absolu de la réforme législative. Aussi, au lieu de perdre du temps à vouloir aboutir à une cour constitutionnelle dont le vote est perturbé pour cause de rapports d’influence et de peur de changement du paysage législatif au détriment de certains intérêts, que n’appelle-t-on à des assises de la réforme législative destinées à toiletter de suite, d’office et de manière radicale et totale, la législation actuelle en ses textes les plus scélérats ! N’est-ce pas la meilleure manière de démonter qui est et qui n’est pas démocrate et de faire tomber les masques de no zaïmillons d’une nouvelle dictature dans un pays dont le peuple est déjà émancipé de ses élites délitées et des apprentis terroristes dans leurs rangs ?

* Ancien diplomate et écrivain. 

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