Le 24 septembre 2018, le président tunisien Béji Caïd Essebsi a annoncé la fin d’une alliance, qui aura duré quatre ans, entre son parti laïc, Nidaa Tounes, et le parti islamiste Ennahdha. Serait-ce, là, la fin de la paralysie du système démocratique en Tunisie?
Par Sharan Grewal * et Shadi Hamid **
L’alliance entre Caïd Essebsi et le président d’Ennahdha Rached Ghannouchi avait commencé, en août 2013, avec une série de rencontres qui a permis de désamorcer une crise provoquée par un assassinat politique.
Au lendemain des élections de 2014 et de la victoire de Caïd Essebsi et de son parti, le consensus avec Ennahdha, qui était alors la deuxième force parlementaire, a été codifié sous la forme d’une large coalition qui a gouverné à ce jour.
La coalition Nidaa-Ennahdha n’a laissé aucune place à l’opposition
Les deux dirigeants, aussi différents qu’ils pouvaient être, ont été acclamés pour avoir choisi de placer l’intérêt du pays au-dessus de ceux de leurs partis. Après tout, qui oserait contester l’idée judicieuse de partage du pouvoir dans une région où celui-ci était rarement partagé?
Cependant, alors que le monde félicitait la Tunisie pour ses réussites très réelles, le côté obscur du consensus devenait de plus en plus visible.
Cette alliance entre les deux partis tunisiens les plus importants a généralement trouvé justification à deux égards. Premièrement, Caïd Essebsi et Ghannouchi souhaitaient atténuer la polarisation qui envenimait l’environnement politique tunisien en 2013 et, par conséquent, éviter que la transition en Tunisie n’emprunte la voie égyptienne, c’est-à-dire celle de la rupture du processus démocratique. Deuxièmement, les deux hommes estimaient que les défis économiques et sécuritaires auxquels la Tunisie était confrontée nécessitaient qu’il y ait stabilité et unité dans le pays.
Alors que les arrangements convenus en 2013 ont épargné à la Tunisie l’effondrement de son processus démocratique, cette volonté de consensus est devenue, depuis lors, problématique pour la démocratie à part entière. D’abord, elle a de facto exclu l’existence d’une opposition forte. Avec une coalition au pouvoir disposant de plus de 80% des sièges parlementaires, il ne pouvait y avoir aucune opposition réelle capable d’exercer un contrôle sur le gouvernement.
En conséquence de quoi, la coalition au pouvoir a adopté un ensemble de lois vivement critiquées par les organisations de la société civile, en Tunisie aussi bien qu’à l’étranger, pour leur régression dans le domaine des droits humains.
Par exemple, en 2015, la coalition au pouvoir en Tunisie a adopté une loi anti-terroriste se fondant sur une acception excessivement étendue de la notion de terrorisme – englobant potentiellement même l’activité politique pacifique – et autorisant la détention de personnes soupçonnées de terrorisme sans mandat et sans avocat pendant quinze jours.
En 2017, la coalition a également réussi à faire passer une loi sur la réconciliation [administrative et financière, ndlr] qui a amnistié les fonctionnaires accusés de corruption sous le régime du dictateur déchu Zine el-Abidine Ben Ali, alors même que les sondages d’opinion indiquaient clairement que la majorité des Tunisiens étaient opposés à cette législation.
Malgré les protestations de militants et l’opposition des organisations de la société civile, ces deux lois ne pouvaient jamais être ni bloquées ni amendées de manière significative sans une opposition forte –et il n’y en avait aucune.
Indocilité d’Ennahdha
En l’absence d’une représentation ou d’une opposition crédible, les Tunisiens ont de plus en plus recours à d’autres moyens pour exprimer leur désaccord avec le processus politique. En janvier dernier, la Tunisie a été le théâtre d’intenses mouvements de protestation, à travers toutes les régions du pays, et l’influente Union générale tunisienne du travail (UGTT) a décrété, le 20 septembre dernier, l’organisation d’une grève générale dans le secteur public [le 24 octobre et une autre, le 22 novembre, dans la fonction publique, ndlr]. L’instabilité que Caïd Essebsi et Ghannouchi ont toujours souhaité éviter par le moyen du consensus semble, à présent, avoir pris une forme encore moins contrôlable de protestations régulières de jeunes Tunisiens en colère et frustrés.
De plus, ces manifestations et grèves sont en train de porter davantage atteinte à l’économie, créant ainsi ce cercle vicieux de l’échec gouvernemental et de l’instabilité politique et sociale.
Ces derniers mois, l’alliance entre Caïd Essebsi et Ghannouchi a été mise à rude épreuve en raison du refus d’Ennahdha de donner son aval à l’éviction du chef de gouvernement Youssef Chahed, qui est en concurrence avec le fils de Caïd Essebsi, Hafedh Caïd Essebsi, pour la direction de Nidaa Tounes.
En outre, pour la première fois, le Conseil de la choura d’Ennahdha a publiquement exprimé son désaccord avec Caïd Essebsi sur une question politique, rejetant le projet du chef de l’Etat, en août dernier, sur la parité successorale. Caïd Essebsi a donc annoncé la fin de son alliance avec Ghannouchi, bien qu’il reste à voir si Ennahdha décide de se placer dans l’opposition ou s’il opte pour la formation d’un gouvernement divisé avec un groupe de parlementaires dissidents favorables à Youssef Chahed. Dans n’importe quel cas de figure, ce qui paraît évident, c’est qu’Ennahdha n’éprouve plus le besoin de fonctionner en harmonie avec Caïd Essebsi.
Normalement, l’on pourrait considérer la fin de l’accord sur le partage de pouvoir –un principe qui a jusqu’ici été au centre de la transition démocratique en Tunisie– comme étant un développement à déplorer.
Toutefois, cela pourrait être une bonne nouvelle pour la démocratie tunisienne. Son système politique naissant gagnerait à voir les deux formations [de Nidaa Tounes et d’Ennahdha, ndlr] revenir vers leurs bases électorales et s’appliquer à élaborer des programmes politiques et économiques en préparation des élections législatives de 2019. Une telle séparation, aussi douloureuse qu’elle puisse être, pourrait s’avérer comme étant la meilleure manière de consolider la démocratie en Tunisie.
Analyse traduite de l’anglais par Marwan Chahla
*Sharan Grewal est chercheur postdoctoral auprès du Centre for Middle East Policy au sein de la Brookings Institution. Dans le cadre de ses travaux, il analyse les processus de démocratisation, les développements sécuritaires et l’islam politique dans le monde arabe –notamment en Tunisie et en Egypte.
**Shadi Hamid est chercheur à la Brookings Institution, auteur de ‘Exceptionalism: How the Struggle over Islam is Reshaping the World’ [L’exceptionnalisme islamique ou comment la lutte autour de l’islam est en train de façonner le monde], publié en 2016.
Pour rappel, le Centre for Middle East Policy est axé sur l’engagement et la participation des Etats-Unis au Moyen-Orient.
*** Le titre et les intertitres sont de la rédaction. Le titre original de l’article ‘‘Tunisie perd l’ancrage de sa stabilité et c’est tant mieux ainsi’’.
Source: ‘‘Foreign Policy’’.
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