Qu’en est-il aujourd’hui de la production nationale de lait, largement assurée par des petites exploitations agricoles à dominance laitière, dont le potentiel de production est lourdement touché par un processus de désintégration ayant pris la forme de pénurie de lait sur les marchés et d’indécente cherté de ses dérivés.
Par Yassine Essid
Si l’on devait juger le Bonheur national brut (BNB) de la Tunisie, on retiendrait, entre autres références, surtout par les temps qui courent, deux éléments majeurs : le prix des denrées alimentaires et leur disponibilité, et la valeur de notre monnaie nationale. Ainsi, par exemple, le paquet de beurre de 200 grammes se vendait en janvier 2012 à 900 millimes. Quant au taux de change du dinar tunisien, il était, à la même date, de 1,990 DT pour 1 Euro. Sept ans après, le même paquet de beurre est à 3.250 DT, et seulement lorsqu’il est disponible sur les rayons. Quant à l’Euro, il frise aujourd’hui les 3.400 DT. Une impitoyable descente aux enfers qu’instille subrepticement la Banque centrale de Tunisie (BCT) en réponse aux consignes du Fonds monétaires international (FMI), sans égard pour la modicité de nos exportations et notre forte dépendance aux produits étrangers, ce qui présage un déchaînement de l’inflation.
Cependant, il n’en demeure pas moins vrai que le plus important profit tiré du tournant historique de 2011 a été incontestablement l’accès à l’inestimable liberté. La liberté de choisir souverainement nos dirigeants et nos représentants au parlement, celle de manifester à tout bout de champ, de faire grève pour un oui ou pour un non, d’être rétif à toute autorité, de critiquer sans ménagement, et enfin la liberté de se défaire de tout engagement voire, pour tous les gouvernements, de ne jamais se sentir liés par des engagements passées.
Cette restitution tant attendue du pouvoir au peuple, nous aura pourtant valu deux années d’un régime d’obédience religieuse, rétrograde et prédateur, qui a laissé place à un pouvoir politique qui a fait de l’anarchie la seule réalisation possible de l’ambition démocratique. Sept ans après la chute du régime, la Tunisie est politiquement, économiquement et socialement un champ de ruines.
Le lait est devenu un enjeu économique important
Mais retournons à notre précieux paquet de beurre, à la filière du lait et ses dérivés; des produits qui représentent avec les viandes et par leur cherté, le poste de consommation alimentaire le plus important du Tunisien moyen.
En lendemain de l’indépendance de la Tunisie, le lait était bien présent dans notre alimentation. Ainsi, on accomplissait le rituel d’aller chaque soir chercher le litre de lait et le faire bouillir. On le regardait frémir dans la casserole et on le retrouvait le lendemain matin pour pêcher délicatement à la cuillère l’étoffe de la crème qu’on rajoutait enfin au café. Quant au lait aigre, lben, ou caillé, râyeb, ils avaient aussi leurs moments privilégiés pour accompagner principalement le couscous, et l’on jugeait la qualité du lben au nombre de ces petits îlots jaunes de beurre qui flottaient à la surface.
Aujourd’hui, nous sommes bien loin de cette époque et de sa saine frugalité. Le lait, qu’il soit entier, demi-écrémé ou écrémé, fermenté ou caillé, concentrée ou en poudre, avec ses dérivés : beurre, fromage, yogourt, nature, aromatisé ou aux fruits, crème fraîche et autres composants de base de desserts lactés, est devenu un enjeu économique important, autant par la variété des produits en vente que par la forte hausse de la demande.
Les mutations de l’économie laitière en Tunisie sont caractérisées par un double processus, l’un touchant les industries de transformation, l’autre les unités de production.
La transformation de la production laitière en Tunisie est principalement concentrée autour de quelques grandes entreprises, dont une filiale de la première multinationale au monde de l’agroalimentaire, qui se partagent les parts d’un marché national en progression continue grâce à une stratégie de production et de procédés marketing qui poussent sans vergogne au gavage du public; s’efforçant d’élargir en permanence leur gamme de nouveaux produits, dont une partie est axée sur les concepts de santé et de bien-être.
Les idées reçues sur les vertus présumées du lait
Aujourd’hui, le lait, selon une idée reçue, est déclaré aliment essentiel, le principe même de la vie. L’industrie laitière en a fait ainsi une denrée vitale. Réduit en poudre et vendu en boîtes métalliques, il est censé offrir une transition commode entre le lait maternel et les aliments non lactés. Pour les autres âges, le lait peut se boire en nature, ou absorbé sous forme de dérivés, ou accommodé à d’autres aliments qu’il aide à préparer.
En fait, les laitages n’ont guère d’intérêt nutritionnel. Or on n’arrête pas de recommander qu’on en consomme trois produits laitiers par jour, et à les vanter comme des alicaments, tantôt pour lutter contre le cancer du côlon, tantôt pour prévenir l’ostéoporose car riches en calcium. Qu’ils sont bons pour la vue et la croissance et un carburant pour le cerveau et les muscles. On les considère bénéfiques aussi bien pour modérer le surpoids que pour prévenir le diabète, la pression artérielle et les maladies cardiovasculaires. Souffrez-vous de problèmes de transit ? Courez vite acheter les yogourts «Activia» pour une cure de quinze jours. Avez-vous une surcharge pondérale? On a prévu pour vous le modèle «Taille fine». Quant au beurre, il est déclaré, en dépit du bon sens, l’aliment anti-cholestérol par excellence!
Autant d’effets magiques qui ne reposent sur aucune preuve scientifique. Ces mêmes entreprises, prospères et stables, qui portent atteinte à l’environnement par la nuisance de leurs millions d’emballages en plastique sans débourser un sou, ne se privent pas non plus d’aller à l’assaut des enfants grâce à une infinité de boissons lactées.
Ceux qui n’arrêtent pas de nous raconter ces belles histoires, sorties du pot de lait, au point de se transformer en dogmes, avaient omis de mentionner le fait que, si en Europe c’est surtout les restrictions de la guerre qui ont révélé combien les gens étaient devenus tributaires du lait et des produits laitiers, dans d’autres parties du monde, des centaines de millions d’hommes, qui possèdent par ailleurs des animaux laitiers mais ne leur demandent que du travail ou de la viande, laissent le lait sans utilisation. Une fois sevrés, les bébés se passent complètement de lait. On parle même de mépris du lait en Extrême-Orient et chez certaines peuplades d’Afrique tropicale.
Il a fallu les arrivées massives de colons européens pour entraîner une transformation des habitudes alimentaires de nombreuses sociétés qui s’étaient initiées à l’élevage laitier. Séduits par l’imagerie de propagande, le matraquage publicitaire, les dégustations gratuites, les échantillonnages distribués aux enfants et les cadeaux offerts au personnel soignant dans les hôpitaux par une industrie agro-alimentaire envahissante, les peuples du Tiers-monde, en dépit de leur bas niveau de vie, se sont finalement convertis à la consommation des produits laitiers. Pour revitaliser une population, rien de mieux que le lait et le sucre !
Comment sommes-nous passés de l’autosuffisance à la pénurie ?
Qu’en est-il maintenant de la production nationale de lait, largement assurée par ces petites exploitations agricoles à dominance laitière, dont le potentiel de production est lourdement touché par un processus de désintégration qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui a pris, par la conjonction de l’incurie gouvernementale et la cupidité des marchands, la forme à la fois de pénurie de lait sur les marchés et de l’indécente cherté de ses dérivés dans l’indifférence totale des grandes marques qui profitent des avantages que confère en compensation le recours à la poudre de lait importée. En effet, les laiteries affichent leur désintéressement à aller vers la transformation du lait cru, une option jugée de plus en plus économiquement non rentable.
Dans la mesure où on est sans cesse dans une politique de rattrapage, la question du lait est aujourd’hui largement dépassée et irrattrapable. C’est d’ailleurs le cas de la majorité des secteurs de l’économie de ce pays.
Alors comment sommes-nous passés de l’autosuffisance à la pénurie ? Comment ce pays est-il devenu importateur de lait ? Pour répondre à cette question, il faut regarder du côté des producteurs de lait dont 92% d’entre eux possèdent moins de neuf vaches laitières et sont les principaux pourvoyeurs des entreprises de transformation. Or un grand nombre d’entre eux ont été acculés à se défaire, d’une façon ou d’une autre, de leur troupeau, le revenu monétaire en chute libre avait vidé cette possession d’une partie de son contenu.
Parce qu’il y a longtemps que son produit n’est plus un produit qu’il transforme lui-même et porte au marché, ou qu’il écoule dans son échoppe, notre producteur est soumis à une livraison au jour le jour, dans des conditions de régularité que seule une collecte organisée par une entreprise peut assurer. Il ne connaît le prix qui lui est payé pour son lait qu’après l’avoir livré. Et dans la mesure où les entreprises se font de moins en moins concurrence, il n’a pas la latitude de choisir l’acheteur de son produit et les conditions de sa vente.
Cette vente n’aura servi, le plus souvent, qu’à éponger ses dettes. Dès lors, son indépendance marchande devient purement formelle : tributaires de l’écoulement de son lait, il le devient également des laiteries qui peuvent imposer leurs conditions. Par ailleurs, la politique laitière suivie depuis de longues années a toujours privilégié l’aide à la consommation en mettant à la disposition du consommateur un lait bon marché, fabriqué à partir de poudre de lait anhydre importée.
Le critère régulateur de cette production n’est pas le taux moyen de profit, mais le minimum requis pour que les petits producteurs puissent se reproduire en tant que tels. Alors, il suffit que le prix de l’aliment concentré pour le bétail augmente pour que le prix du litre de lait se vide de tout élément de profit et se retrouve bien en-dessous de sa valeur marchande.
Le casse-tête de l’alimentation des vaches laitières
Le problème majeur que rencontre la production est en effet fortement lié à l’alimentation des vaches laitières. L’insuffisance de l’offre fourragère et la quantité d’aliment concentré sont autant de contraintes qui freinent son essor.
La production laitière en Tunisie s’inscrit dans un espace marqué à la fois par l’aridité du climat, la diminution de la superficie cultivée en fourrage, la dégradation des parcours et de la composition floristique des prairies. Il faut ajouter à cela la faiblesse de la qualité du fourrage dont la majeure partie est composée par l’usage excessif des foins secs au détriment des fourrages verts. La luzerne, le trèfle d’Alexandrie et le sorgho n’occupent que très peu de surfaces. Ne parlons pas du soja et du colza, riches en protéines, mais totalement absents. Pourtant, le recours à une eau d’irrigation au cours de l’été, le soja en double culture est une très bonne opportunité pour les débouchés en alimentation animale.
Par ailleurs, les vaches laitières importées, de type Holstein, ces usines sur pattes qui produisent en moyenne par an plus de 9 tonnes de lait chacune, pourvu que leur alimentation soit adaptée aux performances laitières, reçoivent une ration distribuée indépendamment de leur stade physiologique ou de leur niveau de production tout le long de l’année. Or la nature de la ration de base de ces animaux ainsi que le niveau et la nature des aliments concentrés, sont des facteurs de variation importants de la composition du lait en acides gras, vitamines et caroténoïdes.
Au vu de cette réalité géographique et physique, les exploitants se retrouvent avec une marge de manœuvre étroite et personne ne s’intéresse à leur difficultés, principalement le désormais pathétique et irresponsable ministre de l’Agriculture qui croit régler à chaque fois la crise en important de grandes quantités de lait.
La première de ces difficultés, la plus déterminante, est le coût du concentré. En 2011, le prix du sac de super plus n° 7 était de 17 DT, il est aujourd’hui à 54 DT sans parler des marge indûment réalisées par certains fournisseurs. Lorsqu’on sait qu’une vache laitière a besoin de 6 kg de concentré par jour, pour produire de 12 à 15 kg de lait, le facteur économique devient, de fait, déterminant pour la survie de leurs exploitations.
Aujourd’hui, le producteur, astreint à vendre le kg de lait à 940 millimes, demande à l’Etat une revalorisation de son produit de 160 millimes. Ce qui lui donnera une raison objective de continuer à produire du lait même si, dans la filière, il est celui qui réalise le moins de bénéfice par rapport à la marge du producteur et du revendeur. Pourtant, ce supplément, qui augmentera forcément le prix du lait, demi-écrémé, vendu au particulier, sera toujours inférieur au prix du litre importé par l’Etat au prix de 1.200 DT pour être revendu, subventionné, au consommateur tunisien à 1.120 DT.
Dans ce cas, et si la situation perdure, la seule décision rationnelle pour le propriétaire est de vendre une à une les vaches de son maigre troupeau. Ça tombe bien, car après la Libye, l’Algérie s’impose comme un nouveau marché attractif. Certes, l’exportation est strictement interdite, mais comme tout ce qui se passe par ailleurs, il y a toujours moyen de se débrouiller…
L’actuelle pénurie de lait n’est pas simplement une distorsion du mécanisme de l’offre et de la demande, elle est une véritable affaire d’Etat par sa récurrence et par ce qu’elle révèle comme défaillances dans le fonctionnement de nos organismes de contrôle.
La première fâcheuse occurrence a eu lieu sous le gouvernement de la Troïka, entre 2012 et 2014. Une grande quantité de la production locale de lait est allée approvisionner, par un commerce de contrebande, le marché libyen. On avait alors dû importer du lait de Turquie, déjà pourvoyeuse, sur la base d’un accord de libre-échange entré en vigueur en 2005, d’articles ménagers, de vêtements, de jouets et de produits alimentaires exposés sans complexe aussi bien sur les étalages sauvages que dans les rayons des grandes surfaces.
Fuite du cheptel en Algérie et ruine inexorable des petits producteurs
Aujourd’hui ce n’est plus le lait qui fait l’objet de ce trafic illicite, mais la vache laitière elle-même, qui traverse chaque jour nonchalamment et illégalement la frontière algérienne. Ce mouvement très profitable dont bénéficie le marché de nos voisins repose sur deux facteurs : l’un, propre aux conditions de production de lait en Algérie, l’autre, relatif à nos propres modalités de production et de distribution exposées plus haut.
Le déficit de production laitière en Algérie est tellement profond qu’il a fait de l’Algérie le deuxième importateur mondial, après le Chine, de lait en poudre (60%). Cette insuffisance est imputable à divers facteurs parmi lesquels l’infécondité, le manque d’une politique rigoureuse de sélection génétique, un mauvais état sanitaire du cheptel, etc. Durant les quatre dernières années, la fièvre aphteuse a anéanti plus de 30% du cheptel bovin non sans conséquence pour la filière laitière. Pour combler ce déficit, l’Etat algérien encourage les producteurs en distribuant gratuitement le concentré spécial «vache laitière», composé de son de blé, et d’un mélange d’orge et de maïs, donné quotidiennement à tous les animaux. Il incite par ailleurs ses éleveurs à acheter à tout prix des vaches laitières. Une aubaine pour les petits exploitants tunisiens jusque-là acculés à vendre leur lait à perte en l’absence de toute politique rigoureuse d’encouragement de l’Etat.
En Tunisie, et dans le but de développer une base de production locale pouvant supporter la forte consommation en lait et diminuer les importations de ce produit, 37.000 unités femelles on été importées d’Europe pour augmenter la part de ce type d’animaux dans le cheptel national qui restait composé en majorité de races locales peu productives mais très rustiques. On a mis des années pour adapter ces animaux à haut potentiel génétique au climat et à l’herbage local afin qu’ils puissent produire au moins 12 kg de lait/jour. Leurs progénitures sont en train d’être transférées clandestinement en Algérie. Les défaillances de contrôle y sont forcément pour quelque chose dans cette lente perdition du cheptel qui s’achèvera par la ruine inexorable des petits producteurs.
Ainsi, lassés d’attendre indéfiniment une revalorisation du prix à la production, travaillant à perte, suite à la forte hausse du prix des aliments pour le bétail, les petites exploitants ont cédé à la tentation de vendre leurs vaches laitières à des fins maquignons qui leur font passer clandestinement la frontière pour les revendre au prix fort aux Algériens, jusqu’à quatre fois leur prix d’achat. Ce trafic qui perdure dans l’indifférence générale a touché 20% du cheptel bovin du pays et nous privera, par conséquent, d’une bonne partie de la production de lait.
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