Dans un récent entretien, le géographe Fabrice Balanche résume parfaitement la position devenue prédominante de la Russie en Syrie : «la Russie a mis fin à la parenthèse de l’hégémonie occidentale; cette guerre est le symbole de son retour sur la scène internationale et Poutine, qui parle à toutes les parties y compris ennemies, est en position d’arbitre».
Par Roland Lombardi *
En effet, les raisons du succès russe en Syrie sont multiples. Nous ne reviendrons pas ici sur les détails strictement militaires qui ont permis à la Russie de s’imposer sur le terrain. Le colonel Michel Goya l’a déjà très bien expliqué dans une remarquable analyse en septembre 2017 . Il y décrit avec une grande précision tous les aspects techniques et tactiques de la réussite militaire russe en Syrie.
Rapidement, nous pouvons juste rappeler que les Russes n’agissent et ne prennent jamais de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis. Certains «spécialistes» français, plus par idéologie et un anti-Poutine viscéral, avaient pourtant prédit, au début de l’implication directe des Russes en septembre 2015, que la Syrie serait pour l’armée russe un bourbier et un nouvel Afghanistan. Mais comparer l’intervention russe en Syrie avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979 était une pure aberration.
Les Russes agissent souvent avec des intermédiaires
Tout d’abord car le contexte local et international n’était absolument pas le même. De plus, les stratèges russes ont toujours appris de leurs erreurs (Afghanistan, première guerre de Tchétchénie) ou de leurs cafouillages (Géorgie) passés. Aussi, on n’oublie trop souvent que la Russie est l’un des rares pays (avec la France dans les années soixante et l’Etat algérien dans les années 1990) à avoir «remporté» une guerre asymétrique (Tchétchénie dans les années 2000).
Dernier point, les Russes agissent souvent avec des intermédiaires. Le plus souvent, ils évitent de faire les choses eux-mêmes. Même s’ils contrôlent les opérations au centimètre près, en Syrie par exemple, ils ont laissé les troupes du régime, du Hezbollah et des forces spéciales iraniennes, œuvrer au sol lors des opérations. Leurs forces terrestres ne sont intervenues que très rarement et très ponctuellement.
Par ailleurs, l’état des forces des armées russes s’est sensiblement amélioré depuis 2008 et la guerre en Géorgie.
L’armée russe bénéficie d’un plan de modernisation extrêmement ambitieux (23.000 milliards de roubles jusqu’en 2020) et prévoit un renouvellement de 70% des matériels. Les premiers effets de ce programme, mais également des évolutions tactiques et opérationnelles, ont été constatés lors de l’affaire de Crimée, où l’intervention russe fut un modèle de professionnalisme.
Mais en définitive, le succès russe en Syrie est sûrement dû à une stratégie beaucoup plus globale, alliant tactique et outil militaire modernisés et expérimentés, à une efficacité diplomatique internationale, régionale mais aussi locale (rappelons la création, sur le terrain, par les Russes, d’un Centre de réconciliation destiné aux négociations de guerre, la protection des transferts de combattants, l’aide aux populations en coordination avec les autorités civiles, les ONG et l’Onu).
De fait, c’est peut-être moins la victoire militaire que les réussites diplomatiques du Kremlin, et de ses négociateurs, dignes successeurs du grand orientaliste et diplomate, Evgeni Primakov, que l’histoire retiendra…
Les Russes défendent leurs intérêts nationaux… et pas seulement commerciaux
Poutine n’a pas fait que lire Clausewitz, il applique ses principes : «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens» ! Car au Moyen-Orient, les Russes font de la politique, leur politique. Et à la différence des Occidentaux, celle-ci, ancrée dans le réel et servie par une connaissance empirique de la région, est fondée sur le pragmatisme et leurs propres intérêts nationaux… et pas seulement commerciaux !
Grâce à sa politique de puissance décomplexée au Moyen-Orient, imperméable aux rivalités internes de la région, Poutine parle à tout le monde et tous les grands acteurs locaux se tournent dorénavant vers le Kremlin : la coopération avec Israël, et ce dans tous les domaines, est beaucoup plus profonde qu’on ne le pense et l’Iran, le «partenaire» en Syrie, à présent en grande difficulté, ne peut plus compter que sur les Russes…
La Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, ses anciens adversaires géopolitiques dans la zone, ils sont depuis allés à Canossa (cf. le partenariat russo-turc en Syrie, le dernier accord entre l’Opep et la Russie, «le Pacte de Moscou» sur le dos des Iraniens et même des grands groupes pétroliers russes !).
Quant à tous les nouveaux (et futurs) autocrates arabes (le Président Sissi, le maréchal Haftar en Libye et même Mohamed Ben Salman à Riyad…), ils ont tous les yeux de Chimène pour le «Tsar» Poutine, ce dernier ayant démontré avec Assad, qu’il était un allié fiable, solide et sérieux.
La Russie réussira-t-elle là où les Occidentaux ont échoué ?
Reste enfin à savoir quelle sera la suite donnée à ce nouveau leadership, notamment concernant la reconstruction de la Syrie et le développement économique de cette région en général et si malmenée jusqu’ici. De toute évidence, la Russie, puissance musulmane (près de 15% de la population russe est musulmane soit entre 20 et 22 millions – la plus importante des minorités – sur 150 millions d’habitants) et continentale (près de 2.500 km de frontières avec l’islam), n’aspire qu’à la stabilité du Moyen-Orient.
Or, même si le pays dispose d’atouts non négligeables comme sa superficie et ses innombrables ressources naturelles, Moscou n’est pas encore en mesure de subvenir à toutes les demandes et les besoins financiers de la région. C’est la raison pour laquelle, là encore, ce sont les diplomates russes qui sont à la manœuvre afin, notamment en Syrie et aidés en cela par les Egyptiens, de faire revenir, pour des raisons certes politiques, mais aussi économiques, les Etats du Golfe (les Emirats arabes unis viennent de rouvrir leur ambassade à Damas). La Chine est également très attendue…
Seul l’avenir nous dira donc, si la Russie parviendra finalement à réussir là où les Occidentaux ont jusqu’ici lamentablement échoué.
* Consultant indépendant, associé au groupe d’analyse de JFC Conseil.
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