La démesure et l’outrecuidance de Nabil Karoui témoignent d’une désinvolture impertinente qui le fait monter dans les sondages et lui permet de séduire une fraction de la population, corruptible à volonté, en dépit de toutes les casseroles bruyantes qu’il traîne derrière lui.
Par Yassine Essid
Pour les uns, tout autre que lui serait déjà inculpé, lourdement condamné et incarcéré. Il est inutile de se pencher vers la présomption d’innocence ou la présomption de culpabilité. Nabil Karoui, qui a cogéré longtemps la république depuis l’arrivée de Béji Caïd Essebsi et sa clique à Carthage, où il a su se rendre incontournable sans se mettre en avant, leur semblait l’exemple vivant que les pratiques du pouvoir et l’état de déliquescence des valeurs de justice et de probité étaient encore d’un usage courant nonobstant le changement de régime. Pire. Si du temps de Ben Ali les pratiques mafieuses étaient circonscrites à la «famille» et à ses courtisans, les huit années de liberté dite démocratique ont considérablement élargi le périmètre de la corruption et du mépris de la loi.
Pour d’autres, il n’est désormais passible que de la justice, éternelle celle-ci, d’un Dieu miséricordieux qui l’aurait déjà absout pour tous ses écarts passés. Comment, en effet peut-on en vouloir à un homme au cœur brisé en mille morceaux par la perte de son fils et dont l’unique ambition dans la vie est désormais de venir en aide aux familles en détresse, d’atténuer leurs souffrances sans contrepartie? Voilà bien une vocation innovante et solidaire. Qui oserait de nos jours se charger d’en faire autant?
Mais dépassons les informations médiatiques trop manichéennes qui circulent sur les uns et les autres et voyons les choses autrement, plus posément.
Délitement de l’autorité de l’Etat et sentiment général d’impunité
L’enrichissement sans cause, les détournements des biens publics, le népotisme, les abus de toutes sortes touchant tous les secteurs de l’économie, la violation de la loi, l’accélération du délitement de l’autorité de l’Etat, les complicités, les allégeances, le clientélisme, le vol et la rapine qui devenaient un ultime moyen de survie, les trafics juteux couverts par les pouvoirs politiques et surtout le sentiment général d’impunité qui règne chez tous les contrevenants, avaient reproduit une dynamique mortifère qui a largement concouru, et participe encore, à la désintégration du tissu économique et social.
Evidemment, certains vous diront que la liberté démocratique n’a pas de prix et qu’elle vaut bien tous les écarts de conduite.
Devant ce sinistre processus, Youssef Chahed, qui a voulu faire de la transparence et de l’anti-corruption le point central de sa politique à travers des de lois stéréotypées inspirées de principes néolibéraux globaux, qui a engagé des dispositifs visant à lutter contre le blanchiment d’argent, qui a cherché à mieux encadrer les marchés publics et faire adopter la loi sur la déclaration du patrimoine, vient d’installer un duo explosif chargé de promouvoir un code de bonne conduite politique. Il est même en train de réfléchir, paraît-il, à encadrer l’accès démocratique à l’offre politique. Un amendement de la loi électorale, qui n’a aucune chose d’aboutir, permettrait d’éliminer ainsi certains candidats qui ne posséderaient pas comme lui la stature suffisante pour être identifiés à l’Etat, ou de passer au crible les motivations et les idées qu’un candidat libre et sphérique d’opinion, qui n’a pas de bords ni de parti, veut défendre.
C’est là le propre des régimes dictatoriaux, et Youssef Chahed est sur la bonne voie.
En disant cela on ne se réfère évidemment ni à Robespierre ni à Hitler ni à Staline. En référence à l’étymologie, la dictature désignait à l’époque de la République romaine une magistrature exceptionnelle qui attribuait tous les pouvoirs à un seul homme pour un temps déterminé. Ainsi, si l’on élargit cette notion à la politique du présent chef de gouvernement et président de parti, et à l’état chaotique dans lequel se trouve le pays dans bien de domaines, y compris celui des libertés publiques, on peut imaginer que nous sommes dans une configuration qui laisse entendre que la démocratie est capable de se muer très vite en pouvoir autoritaire.
La république des experts en coups tordus et criminalité financière
En huit années on aura tout vu. L’incertitude est devenue le paramètre central de la «transition», et la démocratie est de moins en moins l’objectif premier. Elle est recherchée pour d’autres fins et émerge comme un sous-produit fortuit des conflits et des luttes entre des élites incapables de s’entendre sur des règles minimales, d’institutionnaliser le pluralisme pour sortir le pays de l’impasse.
Alors, et devant l’impuissance de tous les gouvernements successifs à construire une société juste et à lutter contre le mal, le chef de gouvernement devrait aller à son tour se rhabiller, car il ne fait simplement pas le poids. C’est qu’en Tunisie, il y a toujours moyen de se tirer d’affaires. Il suffit d’être expert en coups tordus et savamment rompu à toutes les techniques de la criminalité financière : corruption, blanchiment de capitaux et évasion fiscale réalisés en toute opacité tant que le contrevenant réel est non identifié et ses avoirs dissimulés à travers des sociétés écrans domiciliées dans des paradis fiscaux.
Comme d’autres ressources, le pouvoir a été largement utilisé comme moyen de transgression et de protection. La «Troïka», l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, Nidaa Tounes en passant par Slim Riahi et sa clique en savent quelque chose. Il suffit de disposer d’importants moyens financiers, bien ou mal acquis, d’enfiler la peau de monsieur propre pour contrôler les activités collectives et influencer la vie politique et institutionnelle au niveau local et national. Autant de garanties pour protéger ses avoirs et/ou monter en puissance.
Il s’agit aussi d’un phénomène organisé dans la mesure où il tend à mettre en œuvre, sur un territoire circonscrit, des fonctions de régulation qui relèvent théoriquement des fonctions caractéristiques de l’Etat.
Un patron de télévision ambitieux, sans foi ni loi
Nabil Karoui serait-il de cette trempe? D’après lui, quiconque souhaite exister en politique doit remplir deux conditions : être capable de faire céder autrui à ses instigations, et voir cette capacité reconnue par des tiers.
Homme d’affaires dans le secteur des médias, dirigeant politique et acteur associatif, son succès depuis 2014 dépendait de sa grande adaptation aux délabrements politiques, de son sens de l’organisation et de sa capacité à entretenir des relations avec le pouvoir politique, à instaurer des rapports de collusion et de complicité avec différentes sphères de la société civile et des institutions. Hier son entreprise de publicité fut mise au service d’un mouvement politique en faisant vivre et prospérer un réseau de relations. Aujourd’hui, une chaîne de télévision lui assure la promotion de sa propre image de futur président de la république au-dessus de tout soupçon.
La démesure et l’outrecuidance de Nabil Karoui témoignent d’une désinvolture impertinente qui le fait monter dans les sondages et lui permet de séduire un jour une fraction de la population en dépit de toutes les casseroles bruyantes qu’il traîne derrière lui. Désespéré par un Nidaa Tounes empêtré dans d’interminables querelles de factions, n’ayant nulle sympathie envers d’autres partis dans lesquels il se retrouverait forcément isolé, craignant un redémarrage malvenu de la machine judiciaire, questionné en permanence sur la licéité de certains programmes de sa chaîne sciemment engagée dans les partis-pris politiques, ainsi que le recours à des formes insidieuses d’émissions d’autopromotion, il lui fallait trouver d’autres moyens pour faire oublier sa réputation, vraie ou usurpée, d’ambitieux sans foi ni loi largement égratignée par ses ennemis afin de se réhabiliter aux yeux de l’opinion publique.
Entre le secteur publicitaire, sa vocation première, et la propagande politique, vers laquelle il se dirige pour se tirer d’affaires, neutraliser ses ennemis et propager sa doctrine et ses convictions républicaines, il n’y a pas l’ombre d’une feuille de papier à cigarette. Il a donc décidé de s’assagir, d’être poli, avenant, cordial et montrer que l’on peut être utile à son pays sans être un dirigeant politique et être heureux sans l’être. Il apprend à agir en citoyen soucieux des faiblesses et des indigences des laissés-pour-compte. Il est désormais convaincu que le pouvoir ne s’achète pas par les alliances éphémères, les accointances douteuses, mais par le dévouement à une cause en mettant ses réseaux et sa fortune au service d’une noble entreprise.
Une charité politiquement bien ordonnée
Pour en arriver là, il a mis en route un audacieux mécanisme. Il a déterré ainsi, sans même le savoir, un très vieux procédé qui a occupé une grande place dans la vie antique, principalement à l’époque romaine : l’évergétisme. Une pratique du don à la collectivité, une sorte de mécénat envers la cité. La magnificence, autrement dit la disposition d’une personne riche à être généreuse et le montrer avec éclat, est un trait anthropologique universel et un invariant sociologique. Et tout homme fortuné, à toute époque et en toute société dans laquelle il vit, tend, d’une manière ou d’une autre, pour assouvir sa soif de pouvoir, à être magnifique. Pour Nabil Karoui, ce sera l’Association Khalil Tounes. Elle a été créée en 2012 sous l’appellation sibylline de Nâss al-Khîr dans le but de venir en aide aux familles démunies : logements, soins médicaux, assistance aux handicapés, formation, éducation, culture et loisirs.
Or les libéralités qui viennent au secours de la misère et qui préviennent le déshonneur doivent être accordées en silence et n’être connues que de ceux qu’on assiste sans qu’ils connaissent la main de leur donateur.
Déployant une générosité soudaine, aussi spontanée qu’ostentatoire, qui demeure imperceptible aux sens et quasi mystique, Nabil Karoui ne donne pas par piété. Arrogant et mégalomane, il se sent supérieur au corps du peuple et, s’il le fait, c’est pour être un jour reconnu et honoré.
Le don installe en effet un rapport formel entre l’œuvre charitable et son bénéficiaire qui s’en souviendra le moment venu. C’est le geste d’un homme qui aide la collectivité, non pas en puisant dans sa bourse mais en collectant les dons auprès de généreux donateurs, un faux mécène en somme de la vie publique concurrençant glorieusement l’Etat et qui trouve un soutien auprès du peuple. Il s’attend néanmoins à un retour sur investissement. Raison pour laquelle il prélève, dit-on, l’identité des récipiendaires de ses largesses.
Pour ce faire, Nabil Karoui n’arrête pas de sillonner le pays d’ouest en est et du nord au sud. Tel un cultivateur qui laboure sa terre, il met dessus ce qui était dessous, révèle la misère, l’indigence et la forte croissance des inégalités, infligeant ainsi un démenti cinglant quant aux stratégies de réduction d’une pauvreté exténuée savamment élaborées par le gouvernement mais sans résultats tangibles. D’ailleurs il avait entretenu le chef de l’Etat de la gravité de la situation d’un pays définitivement perdu et de l’état d’un gouvernement réduit à une troupe d’amuseurs publics.
Vers une nouvelle voyoucratie prête à tous les coups
D’instrument de bienfaisance, l’activité de Khalil Tounes s’est avérée être une machine censée remplir une fonction politique. Quant à son promoteur, il aurait acquis suffisamment d’assurance pour se prendre pour l’homme providentiel et se déclarer candidat pour la présidentielle. Le voilà, comme tant d’autres, le révélateur de la magouille, de la trahison et de la forfaiture.
En fait, Nabil Karoui n’a rien inventé, il a seulement mis en évidence une nouvelle méthode permettant de mettre en place une nouvelle voyoucratie prête à tous les coups et aussi indigne que celles d’avant.
Cependant, dans l’antiquité le bienfait, qui n’est pas un impôt ni un cas de redistribution sociale, avait fini par être considéré par le Sénat romain comme de la corruption lorsqu’il est offert au cours d’une campagne électorale à une fraction des citoyens et non pas à l’ensemble de la cité. On jugea en effet intolérable que l’on fasse de la bienfaisance un moyen d’accéder à des charges politiques.
Dans l’histoire, la construction démocratique s’est accomplie avec l’imposition de la vertu politique. Comment faire vivre la relation de représentation si, d’une part, les électeurs sont corrompus par des faveurs et des cadeaux, et si, d’autre part, les candidats monnaient leur pouvoir pour s’enrichir ?
Ces deux écueils symétriques définissent deux conditions à remplir afin que dans l’avenir proche la démocratie représentative ne soit pas trop biaisée.
Il est de notoriété publique que Nabil Karoui avait longtemps entretenu ses soutiens politiques qui lui fournissaient une couverture et une protection dans ses affaires. Nidaa Tounes ne structurant plus la vie politique, la porte est aujourd’hui ouverte à tous les aventuriers. Il a choisi pour sa part de reprendre sa liberté et de jouer sa carte avec l’appui de clans solidement installés dans la vie politique, d’accointances suspectes et de relations douteuses. Dans la mesure, dit-on, où le plus petit des chefs d’inculpation dont il fait l’objet empêcherait le commun des citoyens de trouver le sommeil là où un magouilleur fini dort tranquillement, il estime qu’il est grand temps pour lui d’avoir carrément une autorité sur le pays et ses institutions : pourquoi pas la magistrature suprême ?
Hélas, Nabil Karoui n’est malheureusement pas le seul membre de cette danse du balai où s’affrontent les ambitions personnelles de petits cuistres candidats potentiels à la présidentielle de 2019 qui n’ont cure de la Tunisie et du service de l’État.
Pour le moment, il s’agit de marquer sa «différence» et s’emparer du pouvoir. Peu importe le savoir-faire : la vertu de l’onction suprême leur livrera la compétence, ce qui leur permet de faire n’importe quoi, de préférence au service de leurs intérêts.
Être à la fois bienfaiteur de l’humanité, un argument vertueux de non-culpabilité, et candidat à la présidentielle exige des moyens : de l’argent, un parti et des militants, un programme et des soutiens puissants. L’enjeu est colossal. Nabil Karoui a-t-il suffisamment de ressources ? Dans le cas contraire il y a de fortes chances pour qu’il soit pris en otage par un parti non concurrent à la recherche de l’oiseau rare qui ira crescendo dans les exigences. Il risque alors de se retrouver, tout président qu’il est, dans l’état d’un moineau ayant traversé un ventilateur.
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