Patrice Bergamini, ambassadeur à Tunis de l’Union européenne, déplore les résistances aux réformes et aux changements en Tunisie, qui freinent la transition économique, pourtant nécessaire pour renforcer la transition politique et protéger la Tunisie de «la détérioration de l’environnement régional».
Par Imed Bahri
Dans un «grand entretien» au journal ‘‘Le Monde’’, publié aujourd’hui, 10 juillet 2019, le diplomate européen, qui montre une franchise très peu diplomatique, n’y va pas par quatre chemins. Il se dit «inquiet du refus du système d’évoluer économiquement», refus qu’exprime, entre autres, les résistances exprimées à l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne, pourtant très favorable et sans doute très bénéfique aussi, selon lui, à la Tunisie et à son économie.
Difficile de faire bouger les lignes économiques en Tunisie
«Quand on parle de libre concurrence, loyale et transparente, c’est d’abord entre opérateurs tunisiens. Si l’on doit aider la transition économique, la forcer, la pousser, c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopoles. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent», affirme M. Bergamini.
Selon lui ces rugosités et ces aspérités, tiennent à l’ancien temps et remontent à l’empire ottoman, avec la licence accordée à des monopoles. «Il y a encore ces apories-là qui font obstacle à la transparence et à la concurrence loyale. L’Aleca est prise pour cible par ce qu’on craint cela. Or les positions monopolistiques sont un frein à l’émergence de nouveaux opérateurs économiques, mais aussi la porte ouverte à la corruption, aux prébendes et au marché noir», souligne encore M. Bergamini, ne craignant pas de braquer davantage contre l’Aleca, ces «groupes familiaux» à «positions monopolistiques», qui tiennent les rênes du système politico-économique en Tunisie.
Selon lui, ce sont ces résistances qui menacent d’empêcher le modèle démocratique d’évoluer et de s’installer durablement dans le pays, car «ce qui est en jeu dans une démocratie, c’est la redistribution : aider à l’enrichissement et à la consolidation des classes moyennes pour tirer vers le haut les plus démunis et rendre moins insupportable le fossé avec les plus privilégiés. Mais c’est difficile de faire bouger les lignes économiques en Tunisie. Plus difficile que de les faire bouger au niveau sociétal.»
Le diagnostic du diplomate européen, en poste depuis septembre 2016 à Tunis et qui a eu le temps de bien observer et connaître la Tunisie et les Tunisiens, est sans appel : se sont «les positions d’ententes et de monopoles» qui entravent une transition économique aujourd’hui à la traîne par rapport à la transition politique.
La preuve par la spéculation des grossistes de l’huile d’olive
Prié de citer un exemple de ces positions monopolistique qui empêchent l’économie tunisienne de respirer et d’évoluer dans une logique de transparence et de concurrence saine porteuse de richesses, M. Bergamini ne réfléchit pas longtemps : «Le meilleur exemple que j’ai vécu ici, c’est sur l’huile d’olive. En 2018, la Commission européenne a décidé d’octroyer un quota additionnel de 30.000 tonnes d’huile d’olive, en bouteille, conditionnée. Or il n’y a pas eu, malheureusement, de réponse tunisienne formelle. Le président [de la Commission, Jean-Claude] Juncker est revenu sur cet épisode lors de sa visite à Tunis en octobre 2018. La vraie raison tient sans doute à ce que des grossistes, dont certains sont des spéculateurs, ne voient pas d’un bon œil ce soutien européen, susceptible de favoriser l’émergence de nouveaux opérateurs tunisiens se lançant dans l’huile d’olive conditionnée made in Tunisia. Pour eux, l’essentiel tient à la préservation de positions non concurrentielles, et qui leur permettent a fortiori d’exporter de l’huile d’olive en vrac.»
Conscient d’être ainsi sorti de l’habituelle réserve exigée des diplomates et d’avoir poussé très loin sa critique de l’immobilisme économique empêchant la Tunisie de profiter des opportunités qui se présentent à elle et de défendre, à l’insu de son plein gré, les intérêts d’une coterie de notables bien installés dans leurs privilèges anciens et continuellement renouvelés, M. Begamini lance : «On me dit : il faut faire attention, il ne faut pas bousculer. Mais ne pas bousculer quoi ? Les habitudes ? Les positions installées ? Les positions dominantes ? Personne n’aime le changement, mais l’inverse du changement, c’est le déclin.»
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