Cheikh Abdelfattah Mourou, candidat à la présidentielle, est le Dr Jekyll et Mr Hyde de la politique et de la religion. Avec ses propos mielleux et apaisants, sa soi-disant modération et sa fausse indignation devant les aberrations de ses «frères islamistes», doivent pousser les électeurs à la prudence et à la vigilance.
Par Hechmi Trabelsi *
Le 26 mars 2011, je publiais un post sur mon compte Facebook, où je voulais tirer la sonnette d’alarme sur le danger que constituait Abdelfattah Mourou. Maintenant qu’il se présente aux élections présidentielles, comme candidat officiel d’Ennahdha, ce post me semble plus actuel que jamais.
En mars 2011 donc, j’avais suivi avec effarement l’interview de Me Abdelfattah Mourou, l’un des membres fondateurs du Mouvement de la tendance islamique (MTI), devenue Mouvement Ennahdha. Jamais parti n’a aussi mal porté son nom, car l’histoire contemporaine du monde arabe a connu un mouvement socio-culturel sans précédent qui voulait sortir cette région du monde de sa torpeur et de son sous-développement par la renaissance (ennahdha) de la pensée arabe. Qu’on repense à Rafaa Tahtaoui, à Kacem Amine, à Tahar Haddad, à Taha Hussein et à bien d’autres et qu’on analyse le projet passéiste de ce parti tunisien si mal nommé. Le fossé entre la pensée de ces partisans de la renaissance intellectuelle arabo-islamique et celle des dirigeants du parti tunisien Ennahdha est abyssal !
Mourou tel qu’il a toujours été : un prosélyte zélé et obtus
Pour en revenir à M. Mourou, je me souviens du jeune adolescent, pour avoir fréquenté en même temps que lui le collège Sadiki de Tunis. Il était gringalet, bon élève, excellent en allemand et se faisait chahuter par les élèves quand il essayait de faire du prosélytisme. À sa première année de faculté, il avait adopté la tenue traditionnelle tunisienne et commençait (déjà) à se singulariser de la masse des étudiants. Que d’années sont passées depuis et quel changement s’est opéré !
Il continue certes à faire du prosélytisme mais les journalistes qui lui accordent un temps de parole auquel nul autre n’a droit sont comme des toutous admiratifs, lapant presque un débit inextinguible de contre-vérités assénées dans une langue (aussi bien classique que dialectale) parfaitement maîtrisée.
Qu’on était loin du cheikh Mourou dogmatique et vindicatif dans ses prêches à la mosquée ! Me Mourou n’a rien contre le tourisme : au contraire, il faut le renforcer parce qu’il constitue la deuxième ressource du pays. Il n’est pas contre le Code du statut personnel, sans pour autant justifier sa position. Il aurait été d’accord avec Bourguiba s’ils s’étaient rencontrés… en 2011. Mission impossible. Il comprend qu’une partie des Tunisiens, peu enclins à faire la prière, puissent aller, après le boulot, prendre un petit apéro. Il s’étonne qu’un des membres influents de son parti ait prôné l’adoption de la chariâ comme mode de gouvernement. Il s’offusque même du retour aux châtiments corporels. Il est pour la démocratie et n’a que faire (il ne l’a pas dit mais laissé sous-entendre) d’un Majlis Al Choura, conclave d’une caste de jurisconsultes, triés sur le volet et généralement sûrs de leur bon droit. L’aurait-on titillé sur la laïcité, il n’aurait peut-être pas été contre, lui qui la fustigeait dans un prêche, il n’y a pas si longtemps, mettant, au passage, la laïcité à l’allemande et la laïcité française dans le même sac.
Fanatisé et haineux à la mosquée et mielleux et apaisant à la télévision
En fait, qu’est-ce-qui différencie Me Mourou et son parti islamiste des autres partis civils ? Si on ne connaissait pas le personnage et qu’on floute l’image, on croirait entendre un progressiste du premier cru. Il s’insurge contre les procès d’intention qu’on pourrait lui faire, mais pourquoi cette leçon de duplicité politique ? Pourquoi ce double langage : fanatisé et haineux à la mosquée et mielleux et apaisant à la télévision? Est-ce pour se démarquer de ses camarades nahdhaouis et les faire apparaître comme passéistes et rétrogrades ? Est-il à la pêche aux voix des indécis, aussi bien parmi les religieux pratiquants que les indifférents ? S’il est d’accord avec les composantes de la société et du régime actuels, pourquoi joue-t-il alors aux opposants ? En quoi est-il moins islamistes que les autres «khwanjias» (Frères musulmans)? Pourquoi tient-il tant à son étiquette d’islamiste ? Se refait-il un lifting, lui qui n’avait pas totalement rejeté l’idée qu’il pourrait fonder son propre parti ?
Quand il recevait, il y a quelques années, l’infâme Wajdi Ghanim, le parangon de l’excision féminine, Mourou, tel un toutou, disait que la génération actuelle ne peut être gagnée aux idées islamistes, mais que tout le travail de ces derniers devait se concentrer sur les enfants et les petits enfants des «fils de Bourguiba». La situation actuelle d’un nombre de plus en plus croissant de femmes tunisiennes qui se choisissent de mettre le hijab (voire le niqab), qui manifestent pour revendiquer qu’on réinstaure la polygamie, semble déjà lui donner raison.
L’islamisation rampante de la société, la religiosité ambiante qui gagne toutes les couches de la population constituent, si besoin est, une preuve patente de la victoire des «fréristes» qui sont arrivés, après seulement trois ans de pouvoir, à ébrécher les principes que Bourguiba a mis une cinquante d’années à instiller dans la société tunisienne.
Le Dr Jekyll et Mr Hyde de la politique et de la religion
Il y a quelques semaines, quand on interviewait M. Mourou sur les déclarations de Ghanim à la suite du décès de Béji Caid Essebsi, il jurait ses grands dieux que Ghanim est un moins que rien et que la seule évocation de son nom exigeait qu’on refasse ses ablutions.
Ce Dr Jekyll et Mr Hyde de la politique et de la religion est vraiment dangereux. Ses propos mielleux et apaisants, sa fausse indignation devant les aberrations que pourrait constituer l’établissement d’une république islamique à l’iranienne, son reniement (même partiel) de l’idéologie et de l’image que se forgent les Nahdhaouis à coup de manipulations et de menaces à peine voilées sont autant d’éléments qui doivent pousser à la prudence et à la vigilance. Un adage tunisien dit que la langue d’une personne très éloquente pourrait tisser une toile en soie. Méfions-nous de tomber dans les mailles de cette toile.
* Universitaire.
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