Colombe parmi les crocos du marigot, Bochra Belhaj Hmida est, au regard de certains, une figure à part et atypique de la scène politique tunisienne. Sa sincérité, qui frise la crédulité, est une arme de destruction massive. Il ne faut donc pas en mésestimer les effets ravageurs.
Par Ridha Kéfi
Cette juriste, avocate de formation, ayant débuté sa carrière politique comme militante féministe en co-fondant en 1989 l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), qu’elle a d’ailleurs présidée de 1994 à 1998.
Sous l’ancien régime, Mme Ben Hmida a navigué comme elle a pu, sans provoquer des vagues, mais sans se compromettre non plus, se maintenant à une bonne distance de ce qu’elle considère comme un régime autoritaire.
Sage et pondérée, même dans l’adversité que constitue la posture d’opposition à laquelle elle fut acculée, comme toutes ses camarades de l’ATFD, elle est entrée réellement en politique après la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011. En octobre de la même année, elle se présente à l’Assemblée nationale constituante (ANC), sous la bannière du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, Ettakatol) qu’elle venait de rejoindre quelques mois plus tôt, dans la circonscription de Zaghouan, mais elle n’est pas élue.
D’ailleurs, elle ne tardera pas de rompre avec les camarades de Mustapha Ben Jaafar, en raison de la coalition qu’ils ont accepté de former avec Ennahdha. Se sentant trahie, d’abord en tant que militante féministe, le parti islamiste représentant à ses yeux l’incarnation même du conservatisme social hostile aux droits des femmes, elle cofonde le mouvement Nidaa Tounes, en juin 2012, avec notamment Béji Caïd Essebsi, et devient, dès septembre 2012, membre de son comité exécutif.
Savoir se tenir à égale distance de tous les crocos
C’est une véritable promotion pour cette militante féministe qui sera élue lors des législatives d’octobre 2014 à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), sous la bannière de son nouveau parti dans la circonscription de Tunis 1.
Cependant, Nidaa Tounes, conçu comme une machine électorale plutôt que comme un vrai parti, avec une identité idéologique, des valeurs partagées et un programme rassembleur, ne tarde pas à exploser au vol.
Voyant ses camarades s’étriper en public, elle choisit de se maintenir à l’écart et de continue à œuvrer, comme députée, pour parfaire le système des libertés et des droits citoyens. Elle se garde, surtout, d’émettre le moindre jugement négatif à propos de Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président de la république, principal responsable de la crise du parti de la majorité bientôt boudé par la plupart de ses fondateurs au profil de seconds couteaux. Mais, la connaissant, on sait qu’elle a exactement la même opinion négative de Hafedh Caïd Essebsi qu’en ont Mohsen Marzouk, Youssef Chahed et les autres dissidents.
C’est pour cette raison, on l’imagine, que le président Caïd Essebsi fera appel à elle pour présider la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe), la grande affaire de sa vie qui lui vaudra un quart d’heure de gloire. Le rapport qu’elle et ses collègues membres de la Commission remettent au défunt président lui vaut la haine des islamistes qui ne veulent pas entendre parler d’égalité successorale entre l’homme et la femme, de dépénalisation du cannabis ou de l’homosexualité. Aussi devient-elle, pour de longs mois, leur poil à gratter et leur ennemie jurée. Elle a même droit à des insultes sur les réseaux sociaux et des appels au meurtre dans les mosquées.
Alors que Nidaa Tounes éclate en morceaux, Mme Belhaj Hmida reste fidèle à sa position de neutralité, évitant de s’acoquiner avec un clan aux dépens d’un autre, alors que la tentation est grande, alors que les législatives de 2019 approchent, de choisir son camp et de prendre option pour l’avenir.
Non, cette posture opportuniste ne lui ressemble pas. Aussi, et contre toute attente, elle décide de mettre fin à sa carrière politique. Son mandat actuel va prendre fin dans quelques semaines, mais elle a déjà repris sa liberté de parole et multiplie des déclarations peu amènes à l’égard de ses camarades d’hier. Pour les avoir côtoyés de près et vus à l’œuvre, manœuvrer, manigancer, comploter et marchander dans les couloirs de l’Assemblée, elle sait ce qu’ils valent tous et tout le mal que chacun d’eux est capable de faire au pays. Aussi, sa décision est-elle prise : elle dira tout ce qu’elle pense et ne ménagera personne, afin que chacun ait enfin pour son grade.
Elle verrait Chahed plutôt que Zbidi au Palais de Carthage
Dans ses dernières apparitions médiatiques, Mme Belhaj Ali ne mâche plus ses mots. Elle craint que les prochaines élections ramènent à l’Assemblée les mêmes figures malveillantes et malfaisantes, dira-t-elle, dans un entretien, hier, mercredi 14 août 2019, dans l’émission ‘‘Midi Show’’ sur Mosaïque FM. Elle parle, on l’a compris, de certains de ses collègues du bloc Nidaa Tounes, aujourd’hui éclaté en morceaux. Mais pas seulement. Car, estime-t-elle, «à l’exception des dirigeants d’Ennahdha, ceux des autres partis ne travaillent pas, n’ont pas vraiment de vision, ni de projet, ni de programme. Ils s’insultent les uns les autres du matin au soir, dans les salons et les restaurants. Et ce n’est pas ainsi qu’ils vont aider à construire une vraie démocratie et à changer la société», déplore-t-elle.
La présidentielle lui inspire aussi des inquiétudes et la principale est que les urnes ramènent des personnes louches ou corrompues au Palais de Carthage. Aussi exhorte-t-elle les Tunisiens à ne pas se tromper et à ne pas donner leur voix à n’importe qui. Elle dit craindre surtout le magnat de la télévision Nabil Karoui, «qui passe son temps à espionner, à manigancer, à monter des complots contre des gens et qui utilise sa chaîne de télévision pour dénigrer ses adversaires politiques et diffuser des intox à leur propos».
Mme Belhaj Hmida craint aussi l’élection d’autres candidats qui n’ont rien à faire au Palais de Carthage, comme le juriste Kaïs Saïed, «qui n’a pas les qualités requises pour assumer les fonctions de président de la république, car il n’y comprend rien».
A la question d’Elyes Gharbi pour qui compte-t-elle voter, Mme Belhaj Hamida a répondu avec sa franchise habituelle : «Au début, j’ai hésité entre Abdelkrim Zbidi et Youssef Chahed, deux hommes d’Etat issus de ma famille politique. M. Zbidi est un homme intègre que je respecte beaucoup, mais il a le défaut d’éviter les combats politiques. Et ceux qui sont derrière sa candidature et le soutiennent savent qu’avec lui, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, car il ne risque pas de les contrarier. D’ailleurs, lui-même dit qu’il n’est pas politisé et ne fait de politique», a dit la présidente de la Colibe. C’est pour cette raison qu’elle pense voter pour Youssef Chahed, et pour cause, dit-elle, «il a l’expérience de la gestion des affaires publiques, notamment la sécurité, s’est familiarisé avec les arcanes de la diplomatie et des relations internationales et, surtout, parce que c’est un homme qui ne rechigne pas à mener des batailles, notamment contre la corruption, et il va devoir encore en mener».
Tout en affirmant vouloir prendre sa retraite politique, Mme Colibe, actuellement très sollicitée par les médias, ne va pas se contenter de regarder ses camarades d’hier s’étriper sur le petit écran. Désormais libre de tout engagement partisan, elle compte peser à sa manière sur la vie politique nationale, avec son parler-vrai, ses pics amicales et ses petites phrases assassines. Ce sera sa manière d’aider à préserver les acquis de la révolution et à renforcer la jeune démocratie tunisienne : un rêve longtemps caressé par la génération post-bourguibienne à laquelle elle appartient et qui a aujourd’hui une chance d’être enfin réalisé. Elle veillera à ce que cette chance ne soit pas gâchée.
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