Si les fous sont au pouvoir, c’est parce que nous votons pour les plus fous : pour les séducteurs, les menteurs et les bonimenteurs. Parce que nous préférons voter pour ceux qui nous ressemblent plutôt que pour les gens raisonnables et consciencieux. L’électeur serait-il encore plus fou que celui qu’il élit ?
Par Yassine Essid
En se déclarant candidat à la présidentielle, Abdelkrim Zbidi a pris de court ses rivaux en se soumettant volontairement à une série d’examens médicaux. Son bilan de santé jugé normal, il pouvait dès lors se considérer physiquement apte pour entrer en campagne. Quant au reste, je veux parler de ses déclarations comme candidat, elles n’ont impressionné personne, inquiètent même le public et n’ont fait que lui attirer les commentaires ironiques voire acides des internautes.
La publication du bilan de santé des candidats est donc un acte de transparence au même titre que la déclaration sur le patrimoine.
Établissons le profil psychologique de chaque candidat !
Cependant, malgré la singularité des institutions de la deuxième République et les pratiques politiques qui en découlent, la fonction de chef de l’Etat reste encore nourrie de traditions anciennes qui confortent un système de représentations privilégiant la fonction sur les dispositions de la constitution, l’homme sur l’organisation, l’individu sur le collectif.
Autrement dit, dans l’imaginaire populaire, l’élection présidentielle dépasse en importance toutes les élections législatives. Ainsi, incarner la République n’est pas simplement un enjeu physique déterminé par l’âge : jeunesse contre vieillesse, ou par les courants de pensée, archaïsme religieux contre modernité. C’est surtout l’obligation pour le futur président de la République, qui sera assigné pendant un mandat de cinq ans à de multiples tâches, d’avoir la parfaite maîtrise de ses facultés mentales.
Dans la mesure où la mise à contribution des fonctions exécutives ou représentatives requièrent une quantité considérable de ressources attentionnelles, un bilan psychologique préalable à toute candidature est autrement plus essentiel que l’appréciation de la santé physique tant la prévention des conséquences vivifiantes ou délétères du chef de l’Etat dans l’élaboration des enjeux politiques rattachés à sa fonction est déterminante et engage le présent et l’avenir de la nation.
Si la santé physique et tributaire d’examens objectifs et précis, la détermination des troubles mentaux de l’homme politique est plus complexe car ils se manifestent sous des formes différentes. Ils se caractérisent généralement par un ensemble anormal de pensées, de perceptions, d’émotions, de comportements et de relations avec autrui.
Dans ce cas, on peut imaginer que, sur un plan pratique, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) ne pourra plus se contenter de l’examen des références relatives aux conditions formelles d’éligibilité : état civil, nationalité, religion, casier judiciaire, etc. Cette procédure doit être élargie à l’établissement d’un profil psychologique de chaque candidat.
La maladie mentale, par exemple, ne se manifeste pas avec la franche évidence des certitudes, il faut déceler dans les plis du psychisme la psychopathologie (on ne dira pas folie pour rester dans le politiquement correcte) afin de cerner l’existence de certaines déviations qui se prêteraient mal à la prise en charge de l’avenir d’un peuple.
Un moyen souhaitable de mesurer et de garantir la confiance dans les valeurs morales du candidat et de consacrer par là une culture de sincérité, consiste à ce qu’il se présente devant une commission de spécialistes, psychologues et psychiatres, qui établiront leur diagnostic selon un système de notation consensuel et détermineront un score au-dessous duquel l’éligibilité sera rejetée.
Les instables et les fraudeurs peuvent être charismatiques
En matière de bilan psychique, les candidats sont légion. Nabil Karoui, le visiteur des mausolées, représente un cas intéressant n’eût été le fait que sa personnalité complexe relève plutôt de la psychologie criminelle, celle des arnaqueurs et des fraudeurs, ce qui ne les empêche guère d’être charismatiques, d’attirer la sympathie et de réussir à instaurer des relations de confiance avec le public au point de prétendre à la magistrature suprême.
D’autres patients, aux profils moins problématiques, feraient bien de se prêter à ce genre d’examens approfondis. Tenez, arrêtons-nous au cas de Mohsen Marzouk. Chef de parti et candidat à la présidentielle, il représente un cas d’école en matière de psychologie politique. À l’origine de sa névrose, son intarissable soif du pouvoir qui lui sert à chaque fois d’exutoire provisoire par où s’épanche sa déraison et ses extravagances. Il ne guérira que le jour où il ira jusqu’au bout de son ambition : son élection à la présidence de la République.
Cependant, à l’instar de presque tous les leaders du tiers-monde, il ne manquera pas de tomber en dépression le jour où il sera mis fin à sa fonction. Dès lors, il usera de mille subterfuges pour ne pas lâcher le pouvoir et trouvera le moyen et les soutiens nécessaires pour le prolonger au-delà de ce qui est constitutionnellement prévu.
Cet enflant de la patrie, doté d’un ego nettement plus démesuré que son charisme, fondateur de Mahcrou Tounes, ne se s’est jamais départi de l’idée que Carthage lui revient de droit. Laissons au spécialiste, chargé de tracer son profil psychologique, chercher l’origine des ses traumatismes en remontant à son enfance. Etait-il mal aimé, incompris, empêché́ de s’exprimer? A-t-on constaté une carence affective, ou au contraire une survalorisation de sa personnalité ? Les conflits non résolus et refoulés avec ses parents l’auraient-ils poussé à vouloir prouver à tout prix ce dont il était capable?
N’ayant aucune expertise dans ce domaine, tenons-nous en plutôt à ce qu’on sait de lui, à ce qu’il raconte sur lui-même, à travers le tumultueux parcours politique de cette personnalité singulière.
Mohsen Marzouk et la revanche sur les coups du sort
Tous les candidats ont besoin d’une histoire qui fait pleurer dans les chaumières. Celle de Marzouk relève du mauvais feuilleton dans lequel on devine que son parcours n’est en fait qu’une revanche sur les coups du sort.
Issu d’un milieu défavorisé de la campagne tunisienne où les crises se succèdent en avalanche, il a connu très tôt, trop tôt peut-être, la précarité, l’exclusion, l’inégalité du partage des richesses, la fracture sociale, la coupure entre eux et lui. À l’impuissance à y arriver par ses propres moyens, s’ajoute l’impuissance de la société à le comprendre et l’aider. C’est alors qu’il s’approprie la maîtrise de sa propre vie. C’est ce qui le pousse à entrer en politique dès l’âge de 15 ans car déjà conscient du dysfonctionnement social. C’est que, plus exposés, les enfants pauvres sont les premiers à signaler ce qui ne marche pas dans la société. La misère qui lui collait à la peau loin de le briser avait contribué à forger sa personnalité, à maîtriser le temps : du passé au présent et vers l’avenir. Quel est l’électeur qui serait insensible à ce besoin de gloire, à cette quête de succès, à cette confiance en soi.
Mais, malgré cette base solide sur laquelle il s’est toujours appuyé pour croire en sa propre valeur, jusqu’à l’obsession, le voilà entièrement tributaire du jugement d’autrui, des choix futurs des électeurs.
Campagne oblige, cette épopée lui permet de concevoir un «Projet» pour la Tunisie, transformant ainsi un idéal en mot d’ordre voire en slogan à l’intention de tous ceux qui s’en réclameront bientôt, et s’arroger les qualités qui justifient sa prétention à diriger l’Etat : compétence politique, expertise diplomatique, compréhension de la question sécuritaire, et l’intelligence des questions de société qui n’avaient cessé d’assombrir la politique des gouvernements depuis 2011. N’a-t-il pas été chef de campagne de Béji Caïd Essebsi, alors candidat à l’élection présidentielle, puis l’incontournable éminence grise du nouveau chef de l’Etat à Carthage avec qui il entretenait une relation humaine profonde, sans parler de l’éphémère direction de Nidaa Tounes ?
Un profil psychologique de petit dictateur : dominant et ambitieux
De peur de finir un jour comme un Ridha Belhaj, Noureddine Ben Ticha ou Selim Azzabi, il laissera le parti à Hafedh Caïd Essebsi pour aller fonder le sien avec tambour et trompette. Mais à peine constitué, son mouvement connaît entre 2016 et 2018 une vague de désertions. Marzouk est alors qualifié de paresseux, tyrannique, incapable de gérer un parti politique et, plus grave, de quelqu’un qui fait des promesses aux électeurs qu’il ne tient pas. Sa personnalité mégalomaniaque, poussée par la volonté de marquer l’Histoire, de voir son nom appris et transmis, y est certainement pour quelque chose.
On perçoit aisément chez M. Marzouk le profil psychologique d’un petit dictateur : dominant, ambitieux, avec une tendance à la psychopathie. Car pour arriver à être dictateur, il ne faut pas hésiter à écraser les autres. Quelqu’un qui a des scrupules, des dispositions bienveillantes à l’égard de ses semblables, ne pourra jamais y arriver.
Ce manque de constance, cette précipitation et cette agitation permanente avaient mené M. Marzouk vers d’inlassables reconversions et de mobilité vivace. Car le personnage est d’un tempérament versatile, nerveux, tyrannique et insatiable, au comportement anxieux, celui de quelqu’un qui ne sait pas lui-même sur quelle jambe se tenir et vers quel horizon se tourner, toujours à la merci de sa fantaisie présente, toujours excessif.
Cette tendance à une inquiétude exagérée correspond à des personnes condamnées non seulement à ne pas contrôler leur vie, mais aussi à saboter celle des autres. Or la part émotionnelle dans la décision politique est un phénomène inaltérable que l’homme politique doit intérioriser sinon elle devient un danger pour diriger la raison d’État, nécessaire à la stabilité politique. Seul le souci pragmatique et direct de dévouement, mû par l’altruisme bienveillant envers chacun, doit constituer la principale condition de décision de l’homme d’Etat.
En entrant en campagne, chaque candidat dispose de certains atouts, susceptibles de mobiliser autour de lui un électorat qui le suivra jusqu’au bout. Dans un contexte où les programmes se ressemblent tous, la construction des relations interpersonnelles candidat-électeur se trouvent bâtie sur d’autres critères que ceux des projets politiques. Tel candidat est admiré pour ses qualités d’orateur, tel autre pour le respect que l’on doit à son intégrité et à son long et irréprochable passé politique, un troisième pour la confiance que l’on accorde à ses profondes convictions, traditionalistes ou modernistes, etc.
La politique comme un échange commercial «donnant-donnant».
La main levée, le geste amical, le large sourire, qui attestent d’une ouverture au peuple, seront pour tous les dispositifs ritualisés de la communication.
Pour sa campagne, M. Marzouk a une conception de la politique comparable à celle d’un échange commercial qui suit la loi du «donnant-donnant». Si vous me garantissez vos voix, dit-il, je vous promets en échange de dévoiler tous les détails de l’appareil secret d’Ennahdha, les affaires d’assassinats et l’implication des islamistes dans l’organisation du départ des jeunes tunisiens pour le jihad. Même engagement pour lutter contre la corruption. Le poing levé et la main sur le cœur, il annonce qu’il est prêt à en découdre contre le comportement fautif des usurpateurs et des indécis. Enfin, rassurez-vous braves gens, il ne sera jamais l’allié des islamistes, même s’il avait été dans le passé moins catégorique sur cette question. Mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Quant à son amitié (désintéressée ?) avec les Emiratis, il la revendique, comme d’autres revendiquent la leur avec les Qataris (aussi désintéressée).
La psychologie politique peut-elle aider à prédire le choix des électeurs ? Non, car ce choix n’est pas rationnel, mais émotif, et que la communication non verbale est cruciale. Alors si les fous sont au pouvoir, c’est parce que nous votons pour les plus fous : pour les séducteurs, les menteurs et les bonimenteurs. Parce que leurs défauts nous rassurent sur nous-mêmes et que nous préférons voter pour ceux qui nous ressemblent plutôt que pour les gens raisonnables et consciencieux. Celui qui peut être élu n’est pas forcément celui qui fera le bon dirigeant. L’électeur serait-il encore plus fou que celui qu’il élit ?
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