La campagne de propagande hostile au candidat Kaïs Saïed, lancée depuis l’annonce de sa victoire au premier tour de l’élection présidentielle, a presque tourné au processus de lynchage médiatique compte tenu de la sévérité des critiques, qui lui sont adressées à travers les médias proches du système au pouvoir ainsi que des milieux économiques et financiers associés aux intérêts étrangers.
Par Ahmed Ben Mustapha *
Toutes ces parties perçoivent désormais le candidat hors-système comme étant une menace pour leurs intérêts et leurs chances de rester au pouvoir après l’avoir ignoré, boycotté et sous-estimé pendant la campagne électorale et au cours des dernières années, durant lesquelles il n’a cessé de promouvoir les mêmes idées et thèses qui lui ont permis de bâtir une nouvelle base électorale en contournant le système.
Pourquoi Kaïs Saïed suscite-t-il l’inquiétude de l’oligarchie dominante
À ce stade de la campagne électorale, nul ne peut donc lui reprocher son ambiguïté ou le manque de clarté de sa vision du système politique tunisien d’autant plus qu’il est demeuré fidèle à ses thèses lors de ses récentes apparitions médiatiques et dans ses discours électoraux relayés par la presse locale et les moyens audiovisuels tunisiens et étrangers.
Il convient toutefois de noter qu’il a non seulement abordé la question de la modification de la constitution, mais il a également soulevé plusieurs dossiers stratégiques importants et notamment les questions économiques et sociales qui figurent en tête de ses priorités.
À ce propos, il a évoqué la nécessité de réhabiliter le rôle économique et social assumé par de l’Etat national en s’inspirant du schéma de développement des années soixante, qui était fondé sur la mise en place d’une économie productive priorisant la dimension sociale dans la politique de développement.
Sous cette optique, le développement est conçu comme un outil de promotion et de progrès de l’être humain tunisien faisant de celui-ci le principal pilier de l’édification d’un État national doté d’institutions et pourvu de services publics de santé, de couverture sociale et d’éducation qui ne devraient pas être traitées comme un produit commercial, mais comme un droit humain.
Cela s’ajoute à l’affirmation de son indépendance absolue vis-à-vis de toutes les parties politiques internes et externes et de son attachement à la souveraineté et à l’indépendance de la décision nationale sans renoncer aux constantes de la politique tunisienne en matière de coopération et de relations extérieures. Mais nul doute que ces attitudes, liées au concept de la relance des objectifs de la révolution, suscitent les préoccupations des parties prenantes locales et des forces internationales pertinentes qui dominent l’économie tunisienne depuis que celle-ci a été injustement forcée de s’insérer dans le système d’économie de marché associé à la mondialisation commerciale inéquitable qui a conduit à l’effondrement de la situation économique et financière de la Tunisie.
Curieusement, ce sont les partis politiques au pouvoir et leurs médias affiliés, qui en se liguant contre le candidat Kaïs Saïed, ont beaucoup contribué à sa montée en puissance conférant plus de crédibilité à son discours politique extrêmement critique face à la crise de pensée de l’élite dirigeante et à son bilan économique et politique désastreux essentiellement dû au non-respect des impératifs de la Constitution et des exigences de la révolution. Cela a conduit, selon lui, à un Etat de non-droit ainsi qu’au gel des institutions et de la constitution. Ce faisant, la Tunisie est effectivement gouvernée par un système occulte et invisible échappant à tout contrôle légal et n’obéissant à aucune valeur ou éthique morale.
Partant de ce constat et des failles considérables ainsi que les dérives observées dans le fonctionnement des institutions, le candidat Kaïs Saïed a proposé l’amendement du système électoral et de la constitution afin que les députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) soient nominalement élus et éventuellement révoqués au niveau local et régional ou seront conçus les projets de développement. À mon sens, une telle proposition gagnerait en crédibilité et susciterait moins de réserves si elle est associée à l’idée d’activer les dispositions économiques et sociales de la constitution de 2014 relatives à la promotion du développement régional par la priorisation des couches et des régions défavorisées.
Nécessité d’harmoniser tout amendement constitutionnel avec les objectifs de la constitution
En effet, il importe à mon sens de situer cette proposition dans le cadre du strict respect de l’esprit et de la lettre des dispositions constitutionnelles tendant à déplacer le centre de gravité économique et politique ainsi que les pouvoirs de contrôle vers les zones intérieures et les autorités régionales élues localement et soumises au contrôle direct de leurs électeurs.
Perçue sous cet angle global, cette proposition s’insérerait parfaitement dans le cadre des dispositions économiques et sociales de la constitution de 2014, que le système en place a délibérément ignorées et gelées.
À cet égard, il convient de rappeler l’article 8 de la Constitution, qui stipule que «les jeunes sont une force agissante au service de la construction de la nation» et invite l’État à créer les conditions nécessaires au développement de leurs capacités en les plaçant au cœur du processus de développement social, économique, culturel et politique.
L’article 12 stipule également que l’État œuvre à la réalisation de la justice sociale, du développement durable, de l’équilibre entre les régions, en se référant aux indicateurs de développement et en s’appuyant sur le principe de la discrimination positive. Il œuvre également à l’exploitation rationnelle des richesses nationales, humaines et matérielles. Outre les nombreuses autres dispositions constitutionnelles y associées qui obligent l’État à soutenir la décentralisation, et la gouvernance locale ainsi que la bonne gestion des fonds publics conformément aux priorités de l’économie nationale, tout en luttant contre la corruption et tout ce qui porterait atteinte à la souveraineté nationale.
Ainsi, il est clair que la constitution actuelle, malgré ses imperfections, aurait pu être un point de départ d’un programme novateur de reconstruction de l’État national tunisien sur de nouvelles bases, en totale rupture avec celles adoptées par le système au pouvoir qui, ignorant les objectifs de la révolution et les impératifs constitutionnels n’a fait que reconduire les politiques de l’ancien régime privilégiant les intérêts étrangers au détriment du nouveau projet politique, économique et sociétal véhiculé par la constitution.
Et c’est ce qui explique le vote punitif collectif qui a touché l’ensemble de la classe politique, en particulier les partis au pouvoir mais également ceux de l’opposition qui ne se sont jamais compromis avec la classe dirigeante depuis la révolution. D’où la nécessité pour chacun de tirer les leçons qui s’imposent de cette métamorphose fondamentale de la scène politique tunisienne.
Il est à noter que le candidat Kaïs Saïed s’est engagé, s’il le remporte, à exercer ses fonctions dans le cadre du respect de la Constitution étant signalé qu’il s’agit là de l’un des devoirs essentiels dévolus au président par l’article 72 qui stipule que : «Le Président de la République est le chef de l’Etat, et le symbole de son unité. Il garantit son indépendance et sa continuité et il veille au respect de la Constitution».
Dès lors, le président a le pouvoir et l’obligation de veiller à ce que les politiques générales des organes de l’État et du gouvernement soient conformes aux dispositions constitutionnelles non seulement dans les domaines relevant des attributions présidentielles mais aussi dans les secteurs spécifiquement dévolus au chef du gouvernement.
En tout état de cause, et quelle que soit l’issue des élections, le phénomène Kaïs Saïed constituera désormais une composante essentielle du paysage politique tunisien d’autant plus qu’il aura réussi à s’imposer tout en gardant sa liberté d’action et sans être redevable de son succès éventuel à aucun des acteurs politiques dominants sur la scène politique tunisienne.
* Ancien ambassadeur, chercheur en diplomatie et en relations internationales.
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