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Kaïs Saïed, un «révolutionnaire» de droite ?

Sans parti, sans expérience et sans programme, le nouveau président de la république, Kaïs Saïed, apôtre du droit, droit dans ses bottes, pourrait-t-il mener le pays à bon port avec seulement des valeurs morales pour lesquelles il a été propulsé à la plus haute marche de l’Etat? Mystère et boule de gomme.

Par Adel Zouaoui

Enfin, on peut souffler. Les élections présidentielles viennent de s’achever après avoir connu moult rebondissements. Kaïs Saïed, maître-assistant en droit constitutionnel à la retraite, est donc le nouveau président de la république tunisienne. Le septième depuis l’indépendance, le cinquième depuis la révolution et le deuxième élu démocratiquement. Outre les péripéties qui ont rythmé le parcours électoral, ces présidentielles ont été atypiques à plus d’un titre.

Un cas d’école en matière d’ascension politique

Et pour cause, Kaïs Saïed n’a pas uniquement gagné les élections, il a surtout écrasé son rival Nabil Karoui, magnat des médias, lequel a été écarté d’une chiquenaude : 72% contre 27% des voix. Une victoire haut-la-main, sans parti politique, sans argent, sans campagne de communication, sans appui médiatique massif, ni expérience ou programme. De quoi bluffer et… intriguer ?

Un cas d’école en la matière qui pourrait être enseigné dans les plus prestigieuses universités de sciences politiques de par le monde.

Quelles sont donc les raisons de cette fulgurante ascension ? Kaïs Saïed a-t-il été élu ou plébiscité ? Est-il l’homme-providence qui tombe du ciel par ces temps de traversée du désert pour sauver un pays qui part peu à peu à la dérive?

On l’a déjà seriné à l’envi dans la presse écrite et audiovisuelle. Kaïs Saïed est un outsider, il incarne l’anti-système. Sa démarche ne participe pas de celle de la classe dirigeante ou de l’opposition. Elle est singulière, à rebours de l’establishment vomi par les masses populaires pour avoir subi ses déboires, ses tâtonnements et ses multiples errements.

Il est vrai que, depuis le fameux 14-Janvier 2011, la Tunisie est tombée de Charybde en Scylla. La crise socio-économique n’a fait que s’amplifier et aucun gouvernement n’a réussi à sortir le pays de son atonie.

Pourra-t-il faire sortir le pays de la nasse ?

Ce sexagénaire, chenu et droit comme un i, impassible et économe de ses émotions, n’a jamais écumé les plateaux de télé pour se faire vendre ou vendre des rêves mirobolants à l’instar de ses compétiteurs. Et même dans les rares occasions où il s’est adressé au peuple, c’est pour critiquer vertement le système de gouvernance en place, à l’origine de toute la débâcle dans laquelle se trouve empêtrée la Tunisie aujourd’hui. Il fustige une classe politique, qu’il accuse d’être plutôt attachée à ses propres privilèges qu’aux intérêts de la nation. Il ne s’arrête pas aux paroles, il met ses profondes convictions en pratique comme si pour indiquer la voie à suivre. En ascète, non seulement il finance sa campagne électorale sur ses propres fonds, du reste très limités – du jamais vu; mais aussi promet de rejeter les ors de la république. Il jure de ne pas s’installer au Palais de Carthage et de se contenter de sa propre pension de retraite. Son sacerdoce : faire sortir le pays de la nasse.

Et c’est justement cette image de l’intellectuel réservé et réfléchi, de surcroît probe et intègre, qui a alléché des milliers de jeunes. Une image lisse qui tranche avec celle d’une classe politique, en pleine déconfiture, réputée pour son goût immodéré du lucre et du pouvoir.

Un côté moins rassurant tout de même

Ce janséniste du droit, fidèle à sa rhétorique «Al chaab yourid» («Le peuple veut») qu’il répète comme une antienne, se veut aussi révolutionnaire. Il envisage de renverser l’ordre établi institutionnel. Fort convaincu de la désuétude du système de gouvernance actuel, il préconise sa mise à bas et son remplacement par des comités locaux émanant directement du peuple. Lesquels auront la charge d’élire les députés ou alors de les déchoir de leurs fonctions au cas où ils trahissent les promesses de leurs votants. C’est la pyramide du pouvoir qu’il s’apprête à inverser, du haut vers le bas pour pouvoir réaliser ce qu’il qualifie de démocratie directe. D’où la grande inquiétude qu’il suscite auprès d’une bonne partie de la population.

Car, d’aucuns craignent que ce modèle de gouvernance, quelque part copié-collé sur celui des comités populaires en Libye du temps de Kadhafi, hypothèque les institutions de l’Etat et mène le pays vers plus d’anarchie et de chaos.

Autre crainte et non des moindres, celle du conservatisme socioreligieux et du souverainisme diplomatique étroit que Kaïs Saïed professe.

Ce dernier serait contre le projet de réformes en rapport avec les libertés individuelles préconisé par la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe). Il refuserait d’abolir la peine de mort, de dépénaliser l’homosexualité et en sus, s’opposerait à l’égalité de l’homme et de la femme en matière d’héritage.

Aussi, il serait prêt à reprendre la vieille campagne, celle contre la prétendue spoliation de nos richesses gazières et pétrolière par des forces obscures. Une manière comme une autre de ne pas heurter la doxa populiste.

Enfin, cerise sur le gâteau, il vient de déclarer dans l’une de ses rares sorties médiatiques que la Tunisie est désormais en situation de guerre contre l’Etat sioniste. Des propos qui caressent dans le sens du poil les islamistes en même temps qu’ils flattent l’ego surdimensionné des défenseurs de la onzième heure d’un certain nationalisme arabe.

Nourrit-on les ventres creux de ces milliers de pauvres hères avec des déclarations de guerre ou avec de slogans vides de sens?

En fait, nous ne lui connaissons pas un vrai programme pour redresser l’économie ou pour rééquilibrer notre balance commerciale. Puisque, à la question avez-vous un programme, il répond presque machinalement que c’est au peuple d’en élaborer.

Il y a de tout dans Kaïs Saïed : du Rached Ghannouchi, du Moncef Marzouki, du Béji Caïd Essebsi, du Hamma Hammami, du Ridha Belhaj, de Saïfeddine Makhlouf, etc. Une sorte d’attrape-tout ou viennent s’agglutiner toutes sortes de sensibilités politiques, allant du radicalisme religieux à la gauche radicale en passant par la laïcité libérale et républicaine.

C’est ce qui expliquerait, probablement, pourquoi il a réussi à battre le rappel de tous les contraires à la fois, gouvernants et gouvernés, partisans de la droite et ceux de la gauche, islamistes radicaux et laïques convaincus, jeunes et vieux, ruraux et citadins, etc.

L’élu des jeunes est un candidat vieux jeu

Mais qu’à cela ne tienne. Ce qui interpelle le plus, c’est plutôt le ras-de-marais de ces milliers de jeunes et d’étudiants qui l’ont porté aux nues. Ont-ils trouvé en lui l’incarnation de leurs multiples aspirations?

Pas aussi évident que ça, lors du face-face télévisé avec Nabil Karoui, Kaïs Saïed a révélé qu’il n’avait pas de page Facebook et qu’il n’avait pas mis le nez en dehors de la Tunisie depuis 2014, son passeport étant périmé depuis cette date.

Paradoxalement, l’élu des jeunes ne parle pas la langue des jeunes, ni ne partage leurs préoccupations. Il semble être à des années lumières de ce qui les intéresse. C’est plutôt son adversaire au deuxième tour qui a plutôt parlé de cyber-sécurité, de Netflix et des GAFA, tout ce qui pourrait faire partie de leur univers.

Et si toute cette jeunesse n’avait pas voté pour Kaïs Saïed le politique, pour qui aurait-elle voté? Pour Kaïs Saïed l’intellectuel, un brin révolutionnaire, celui qui affectionne de s’exprimer en arabe académique et qui aime à brandir très haut des idéaux pêle-mêle.

Sans parti, sans expérience et sans programme, cet apôtre du droit pourrait-t-il mener le pays à bon port avec seulement des valeurs morales pour lesquelles il a été propulsé à la plus haute marche de l’Etat? Mystère et boule de gomme.

Le slogan «Le peuple veut» est-il finalement un simple écran de fumée qui servira à dissimuler une fuite en avant face à tant de maux dont souffre la Tunisie aujourd’hui, ou alors une sincère volonté de mettre le pays sur la voie du salut? Ne nous hâtons pas pour le moment d’émettre un jugement de valeur. Attendons quand même de voir la suite.

* Sous-directeur, chargé de l’organisation des manifestations scientifiques à la Cité des Sciences à Tunis.

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