Au terme des dernières élections législatives et présidentielles, le mouvement islamiste Ennahdha pourrait rafler tous les pouvoirs. Pendant ce temps, les perdants, qui pataugent, auront beaucoup de peine à former une force d’opposition. Bonjour la tyrannie.
Par Yassine Essid
En mai 2002, Jacques Chirac avait remporté l’élection présidentielle en défaisant Jean-Marie Le Pen du Front national au second tour par (82,1%) de voix contre (17,9%) pour son adversaire. Un taux «à la Saddam», comme on l’avait qualifié à l’époque. L’ancien président français avait alors bénéficié des voix de tous les partis politiques, y compris ceux de la gauche qui avait opté pour un ralliement contre-nature dans la mesure où le candidat de la droite libérale incarnait malgré tout à ses yeux la protection de la démocratie et des valeurs républicaines contre l’extrémisme fascisant du candidat Le Pen.
L’«ange» Saïed contre le «diable» Karoui
Le parallèle avec l’écrasante victoire du candidat indépendant Kaïs Saïed par 72,71 % de voix, contre 27% pour Nabil Karoui, du parti Qalb Tounes, au second tour de la présidentielle tunisienne, dimanche dernier, 13 octobre 2019, ne manque pas de se poser. Entre le profil douteux d’un ex-détenu et celui non moins incertain d’un autiste, la question du choix ne se posait même pas. Mais pour contrer ce diable malfaisant de Karoui, fallait-il que l’ange Saïed soit à même de l’emporter par un résultat irréfutable. Sa victoire fut alors jugée écrasante et qualifiée d’irrésistible déferlante. Cette vague inédite de «dégagisme» par les urnes, qui avait déjà profondément affecté les partis traditionnels aux législatives, s’était communiquée inexorablement à la présidentielle.
Le succès du «professeur» avait donné lieu à une liesse populaire disproportionnée car totalement manipulée par les artisans et les bénéficiaires de cette victoire qu’ils mettront sûrement et rapidement à profit. Le problème demeure que Saïed n’est pas Chirac et un tel engouement en faveur d’un automate sans relief, sans faits d’armes glorieux, sans appartenance idéologique, qui n’a ni vision socio-économique, ni propositions alternatives pour concrétiser les priorités qu’attend un pays à l’avenir plus qu’incertain, mettent en question la question du respect des critères de la démocratie au cours de la campagne présidentielle.
L’arrestation de Karoui comme sa libération, survenue à point nommé, décidée la veille du scrutin pour ne pas entacher celui-ci d’irrégularité, démontre qu’il y aurait là une ambiguïté de plus entre la vie politique et la réaction judiciaire, et révèle surtout l’existence d’un Etat dans l’Etat, ou plutôt un autre Etat que l’Etat.
De plus, la communication extravertie de Karoui n’a pas joué en sa faveur et avait même fini par irriter son propre camp. Le mot de l’énigme est en fait dans la forte mobilisation des islamistes et leurs hackers (les internautes en savent quelque chose), et le large soutien financier d’Ennahdha, majoritaire aux législatives, et qui n’aura pas à s’embarrasser de négocier une coalition gouvernementale avec d’autres partis islamo-compatibles. Le mouvement islamiste raflera ainsi tous les pouvoirs. Pendant ce temps, les perdants, qui pataugent, auront beaucoup de peine à former une force d’opposition. Bonjour la tyrannie.
Qui se nourrit de sornettes risque de mourir de faim
Déclaré officiellement président de la république, la seule chose qu’on a retenu des priorités du nouveau chef de l’Etat est sa déclaration, inutile et nulle, que nous sommes désormais un pays en guerre contre le sionisme et Israël. Comme disait Staline, «combien de divisions»? En attendant la mobilisation générale, les lobbys juifs d’Occident apprécieront. Cette idée farfelue, exprimée dans un pays qui peine à libérer certains de ses quartiers urbains des délinquants et des extrémistes musulmans, est de l’ordre de la démagogie. Le projet de libération de la Palestine repose depuis 60 ans dans le coin de la désillusion de tous les régimes arabes. Qui se nourrit de sornettes risque de mourir de faim. Et pour donner à manger aux Tunisiens, l’automate de Carthage devrait plutôt retourner consulter attentivement ses fiches jaunies d’enseignant à la retraite. Il y trouverait peut-être le moyen de trouver les quatre milliards de dollars nécessaires pour couvrir le déficit du prochain budget.
Depuis l’intrusion du marketing en politique, une campagne pour l’élection présidentielle se construit, au-delà de la personnalité du candidat, de ses engagements et combats politiques passées, autour de l’identité du parti auquel il appartient : de gauche, de droite, ou du centre. Ses objectifs concrets traduisent le dévouement à une cause, véhiculent des valeurs morales ou sociales : démocratie, liberté, justice, dignité, et avenir radieux. Bref, une terminologie largement usitée parce que profondément vagues et qui commence d’ailleurs à souffrir partout d’une certaine réticence.
De plus en plus, un candidat, aujourd’hui en campagne, est appelé à discuter et à argumenter. Il s’appuiera sur les bilans de ses prédécesseurs pour mettre en valeur le sien, exposera des projets d’action pour améliorer davantage la qualité de vie de ses concitoyens ou pour dégager le pays d’une conjoncture défavorable. Dans ce système sémiotique, ce sont les thématiques les plus tangibles, inspirées par le blocage de la croissance dont les conséquences sociales dramatiques (pauvreté, inégalité, précarité et chômage) qui se sont aggravées durant les dernières années qui doivent guider ses premiers pas dans la fonction et alimenter ses discours, sans parler d’une approche claire des relations internationales. Ses proclamations belliqueuses et son intention d’inaugurer son mandat par une visite en Algérie, un régime encore instable car confronté à de massives et régulières protestations des Algériens, en disent long sur l’amateurisme de la diplomatie à la Saïed.
Généralement les candidats à une élection présidentielle fleurissent à l’ombre des partis. Il arrive cependant qu’un candidat en campagne fasse cavalier seul, se prétend indépendant, dégagé de toute tutelle, indifférent de savoir comment et par quel miracle il a réussi à accéder au second tour sans autres moyens que son visage maussade, sa démarche assurée d’un maréchal des logis et son mutisme absurde : une réaction de défense qui couvre en fait un effondrement de la pensée.
Un automate emporté par la mystique des masses inconscientes
Le nouveau président, qui affirme n’avoir jamais rien demandé à personne, s’est pourtant réjoui du spectacle merveilleux des va-nu-pieds, des électeurs soudoyés, de la renaissance des comités populaires, des comités de la révolution et autres milices de quartiers qui le connaissent à peine mais battent les tambours, crient son nom à tue-tête et scandent le slogan «Le Peuple veut !», point de départ d’un nouveau processus révolutionnaire au long cours.
Devant un tel enthousiasme à l’endroit de sa personne, il a fini par décontracter son visage renfrogné, éprouver une émotion de joie car emporté par la mystique des masses inconscientes et manipulées qui se chargeront de l’encadrement collectif du moment qu’il a pris soin de leur confier le droit d’envisager à leur façon les contours de la société tunisienne future.
«Le peuple veut !» Il appartiendra donc au prochain gouvernement de défendre le point de vue du peuple, d’appliquer sa politique afin de réaliser une pleine démocratie. La souveraineté populaire était ainsi réduite à ces instants de liesses savamment organisées et adroitement orchestrées. Une mise en scène de l’unanimité et de l’accord parfait, exaltant l’adhésion sans limite du peuple envers son bienfaiteur.
En réalité, l’appel à la volonté du peuple n’est qu’une sinistre machination artistement combinée par Ennahdha pour entraîner à sa perte son «oiseau rare» en donnant à sa victoire une forme de plébiscite. A priori, il n’y a rien dans la doctrine islamiste qui ressemble à une identité de vue avec le programme politique de Saïed puisqu’il n’en a pas. L’appui d’Ennahdha ne serait en fait qu’une avance sur salaire. De son côté, Saïed ne fait que ressusciter l’engagement du vassal qui scelle sa parole et sa foi, son lien de subordination personnel vis-à-vis d’un seigneur qu’il ne saurait trahir sans félonie.
Outrepassant tout anachronisme, le peuple, troupeau docile, manipulable et infantilisé est de retour. On le veut soumis au paternalisme bienveillant de son pasteur. Or cette fois la figure du leader politique n’a rien de charismatique. Mais l’histoire des vicissitudes du peuple tunisien est constamment relayée par l’imposture. Cette élection en est une autre et n’a rien d’une communion entre un peuple et son chef, mais celle d’un peuple qui entend cumuler à lui seul le titre de décideur, ranimer toutes sortes de revendications qui s’exprimeront sur le mode tribal, régional ou confessionnel, exacerbant d’anciens cadres de solidarités qui n’avaient plus lieu d’être.
Des groupes bigarrés générateurs de tensions et de dissolution sociale
Chaque groupement représente une tendance, une sensibilité, une mouvance particulière; chaque groupe est mu par des intérêts spécifiques interdisant toute reconstitution homogène du corps politique nécessaire à tout Etat moderne. La nouvelle composition de l’Assemblée révèle déjà la représentativité de cette toile humaine hétéroclite et de ces groupes bigarrés générateurs de tensions faisant apparaître le spectre de la dissolution sociale qui va dans le sens du projet à la fois hégémonique et rassembleur des islamistes.
Mais Saïed ou autre, pour pouvoir redistribuer il faut produire des richesses, et les chants des manifestants en liesse le soir de sa victoire n’étaient pas un hymne au travail. Loin s’en faut.
Par ailleurs, la jeunesse, qui s’estime autonome et souveraine grâce aux réseaux sociaux, a cessé depuis longtemps de se reconnaître en ceux qui nous gouvernent. Elle est réfractaire à leur discours, aussi lénifiant soit-il, car impatiente et uniquement en attente de résultats tangibles.
Le peuple, principalement les pauvres et les membres de la classe moyenne en décrochage continu, si peu fiable, veut et doit être envisagé désormais comme un assemblage d’individus qui échappent de plus en plus aux partis car ils n’y voient aucune utilité pour se dévouer à la cause qu’ils défendent, si tant est qu’elle exista. Ils adhèrent de moins en moins aux institutions dites représentatives : syndicats, unions et corporations ou organisations de sociétés civiles. Les organes de médiation entre le gouvernement et le public sont dévalorisés et déconsidérées. Ceux qui seront appelés à diriger le pays et représenter le peuple se doivent d’être en cohérence avec le changement qui s’est opéré dans la société. Qu’ils soient dotés d’une grande aptitude à percevoir les aspirations profondes notamment d’une jeunesse en complète disjonction avec l’univers mental et le système de croyance des régimes façonnés par l’Etat et les partis, fussent-ils d’obédience islamiste.
Enfin, le temps est désormais à l’efficacité et à l’anticipation afin d’éviter la menace d’un émiettement immaîtrisable qui susciterait l’ambition de réinventer une souveraineté aussi indivisible qu’absolue. Kaïs Saïed ou Rached Ghannouchi ?
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