À un mois d’une échéance présidentielle qui s’annonce risquée, devant décider du successeur du président déchu Abdelaziz Bouteflika, l’Algérie retient son souffle. Que l’armée, drapée dans son rôle de gardienne des institutions, qui lui est reconnu par les constitutions successives du pays, gagne ou perde son pari de doter le pays d’un président élu avant la fin de l’année, la scène politique algérienne est appelée à connaître de profonds bouleversements.
Par Hassen Zenati *
L’Algérie vit une effervescence politique singulière dans sa durée et sa continuité. Depuis neuf mois, tous les vendredi, au moment où les mosquées dégorgent de leurs fidèles après la grande prière hebdomadaire, et tous les mardis à la mi-journée, des milliers de manifestants de toutes catégories sociales se rassemblent sur les places publiques avant de marcher pour réclamer «le départ du système» politique mis en place par paliers depuis près de soixante ans, un «changement radical» de gouvernance et la mise à l’écart des hommes et des femmes qu’il a placés et ceux qui se sont mis à son service.
La fin d’un pouvoir de plus en plus autocratique
Les Algériens appellent ce mouvement «al harak», néologisme arabe emprunté aux voisins marocains, qui ont connu le leur au Rif (Al Hoceima), d’une ampleur cependant plus limitée et d’une durée plus réduite. Le mot peut être traduit par «mouvement», «agitation» ou «dynamique». Sur le fond il s’apparente à une protestation. Celle en cours en Algérie, est au croisement d’une précarité sociale de plus en plus prononcée frappant les classes populaires et la volonté de Abdelaziz Bouteflika, 83 ans, au pouvoir depuis 1999, de briguer un 5e mandat présidentiel, alors que, victime d’une sévère attaque vasculaire cérébrale en 2013, son état de santé n’a cessé de se dégrader.
Depuis des années, ses apparitions publiques de plus en plus rares projetaient l’image d’un homme diminué, au regard hagard, la tête dodelinant à l’avant faute de muscles fermes pour la redresser, à l’opposé des images du jeune et fringant ministre des Affaires étrangères qu’il a été pendant treize ans au service d’une diplomatie qui se voulait mondiale et flamboyante. Cloué dans un fauteuil roulant poussé par un aide de camp, il parlait d’une voix à peine audible, ne maîtrisait pas son élocution. Une cohorte de médecins assignés à demeure dans la résidence présidentielle de Zéralda, sur la côte ouest d’Alger, transformée en hôpital, veillait sur lui. Il était réduit, à la fin de son règne, à ne se montrer furtivement que pour démentir les rumeurs récurrentes sur sa mort.
Autour de lui, se tenait une cour de fidèles dociles. Une «camarilla», persiflent ses adversaires, orchestrée par son frère cadet, l’énigmatique Saïd Bouteflika, promu «conseiller spécial» depuis près de deux décennies. Elle comptait parmi ses membres les chefs des partis de «l’Alliance présidentielle», façade démocratique du pouvoir de plus en plus autocratique qui s’est mis en place. Elle est allé le plus loin qu’elle le pouvait dans la flagornerie, expliquant tantôt, contre toute évidence, que le président avait «toute sa tête» pour continuer à gouverner le pays, le comparant d’autres fois à l’Américain Franklin D. Roosvelt, qui, malgré la paralysie de ses membres inférieurs due à une poliomyélite, avait conduit les Etats-Unis à la victoire contre le nazisme pendant la seconde guerre mondiale.
Les Algériens humiliés par le spectacle de leur président impotent
En 2015, le président François Hollande en rajoutait une couche en proclamant à l’issue d’un «entretien» d’une durée très mesurée : «le président Bouteflika m’a donné l’impression d’une grande maîtrise intellectuelle, et même c’est rare de rencontrer un chef d’Etat qui a cette alacrité». Son successeur à l’Elysée, Emmanuel Macron, qui l’a rencontré à deux reprises, avant que le vent de la révolte ne se lève pour le balayer, s’est gardé de s’aventurer sur ce terrain marécageux. Seul, le Premier ministre socialiste de François Hollande, Manuel Valls, avait indirectement transgressé la règle du «politiquement correct» de mise depuis toujours entre Alger et Paris, en versant sur internet une photo de Abdelaziz Bouteflika qui ne le montrait pas sous son meilleur jour, et en disait long sur son insoutenable souffrance.
Peuple fier à la fibre nationaliste chatouilleuse, les Algériens se sont sentis profondément humiliés par le spectacle déplorable qui leur était infligé par leur président impotent et sa cour empressée, ainsi que par les commentaires sans aménité qui leur parvenaient de l’étranger. Mais, ce n’était pas la seule cause de la chute fracassante de Bouteflika.
Depuis plusieurs années, le régime algérien était en effet travaillé par d’incessantes luttes de clans, notamment au sein de l’armée, sa colonne vertébrale. Elles ont fini par éroder le pouvoir et déstabiliser le sommet de l’Etat. Episode crucial de ces sourds affrontements : la brutale «mise à la retraite», en septembre 2015, du général Mohammed Médiène, alias Taoufic, dit aussi Rab Eddzaier (Dieu de l’Algérie). Depuis un quart de siècle, cet officier brillant, formé à l’école du renseignement soviétique, dirigeait d’une main de fer les services secrets et la police politique. Il exerçait un contrôle social très serré sur le pays, faisait la pluie et le beau temps, en s’appuyant sur des milliers de «petites mains» incrustées dans tous les interstices de la société. Il était «faiseur de rois», s’entourant d’une grande opacité, pratiquement invisible. Mais en perdant son «trône», il n’avait pas perdu son pouvoir qu’il continuait à entretenir à travers une multitude de relais politiques et sociaux sachant ce qu’ils lui devaient.
L’heure de la revanche pour les berbéristes et les islamistes
Le «harak» que l’on disait «spontané» aux premiers jours de la révolte, s’est avéré être son «œuvre», le prolongement dans la rue de la guerre souterraine qu’il venait de déclarer à son tombeur, Abdelaziz Bouteflika. Contre ce dernier, il avait réussi à rassembler les deux extrêmes de l’opposition végétant depuis des années à l’orée de l’échiquier politique : les berbéristes et les tenants de la charia islamique. Ils vouent une haine inexpiable au régime qui les a combattus et marginalisés.
Les berbéristes, réprimés à plusieurs reprises depuis le début des années 1980, s’étaient retranchés en Kabylie, leur bastion géographique. Les islamistes, défaits par l’armée après une guerre civile cruelle et implacable, qui a fait 200.000 morts (1990-2000), rongeaient leur frein à l’ombre de leurs mosquées. Les uns et les autres attendaient que sonne l’heure de la revanche. Ils n’en voulaient pas seulement à Bouteflika, mais aussi, pour des raisons diamétralement opposées, à l’ensemble de la classe politique au pouvoir, traitée d’«usurpatrice». `
Les berbéristes lui reprochaient d’avoir cédé, à l’indépendance en 1962, au colonel Houari Boumediene qui avait imposé l’armée des frontières aux chefs du maquis (wilaya), en faisant fi de leur légitimité historique. Les plus durs parmi les islamistes n’avaient pas digéré l’intervention des militaires en 1991 pour annuler les élections législatives remportées haut la main par le Front islamique du Salut (FIS), qui voulait ériger un Etat islamique sur les décombres de l’Etat mis en place à l’indépendance. Ils étaient persuadés que Bouteflika n’avait été adoubé au pouvoir en 1999 par l’armée, à l’issue de près de neuf ans de gestion hasardeuse, chaotique du pouvoir, marquée par l’assassinat en public du président Mohammed Boudiaf, un des chefs historiques de la guerre de libération, sur fond de guerre civile, que pour donner une couverture politique et juridique à la fin des hostilités et sauver l’institution militaire d’une déconfiture qui leur semblait proche face à la guérilla islamiste. L’armistice négocié en sous-main par les services secrets de l’armée avec les chefs du maquis islamiste a été aussitôt maquillé en «réconciliation nationale». Mais malgré l’apaisement relatif apporté par ces trêves, les plaies ne se sont jamais réellement cicatrisées. À la moindre occasion effleuraient rancunes, haines et ressentiments dans un implacable rejet de l’Autre, qui pesait sur l’atmosphère politique délétère du pays.
La résurgence des icônes (et des démons) du passé
En 2019, après une courte passe d’arme, l’annulation de la candidature de Abdelaziz Bouteflika à un 5e mandat présidentiel, obtenue sans difficulté, est ainsi devenue un objectif secondaire des revendications du «harak». Elle a cédé la place à de nouveaux enjeux autrement plus importants, resurgissant des conflits anciens qui couvaient sous la cendre : la place de l’arabité et de l’islam et le statut de l’armée dans les institutions.
L’arabo-islamisme avait été proclamé dès les années 1920 par le Parti populaire algérien (PPA) de Messali Hadj, matrice du mouvement nationaliste. Il fut aussitôt combattu par une fronde berbériste au sein du PPA en 1947. En 1956, en pleine guerre de libération, le congrès controversée de la Soummam du Front de Libération Nationale (FLN), avait posé la supériorité du politique sur le militaire comme objectif dans l’édification de l’Etat national à venir. Le principe fut immédiatement récusé par les chefs de l’Armée de Libération Nationale (ALN), ralliés depuis toujours à l’idée de fusion du civil et du militaire au sein des institutions, reprise des manuels de la «guerre révolutionnaire» en vogue à l’époque. Le promoteur du congrès de la Soummam, Abane Ramdane, fut lui même liquidé par ses compagnons et son assassinat maquillé en «mort au champ d’honneur». Une partie importante du «harak» s’en réclame comme d’une icône.
Dans la rue, le mot d’ordre qui émerge le plus souvent les mardis et vendredis de chaque semaine est : «Etat civil et pas militaire», tandis que dans les journaux proches de la mouvance islamique, les principaux meneurs du «harak» se voient reprocher leur rejet de l’islam et de l’arabité, pourtant inscrits dans la Constitution, et leur orientation laïque. Un ministre influent de Houari Boumediene, Belaïd Abdesslam, qualifiait en 1993 les adeptes de ce courant de «laïco-assimilationnistes». Il se référait à la politique coloniale qui avait accordé aux Algériens la possibilité de renoncer à leur statut d’indigènes dépourvus de droits pour devenir citoyens français, contre l’abandon de leur statut de musulmans de culture arabe. Dès 1920, Messali Hadj avait fait de l’opposition énergique à cette offre politique récurrente, un des axes de la lutte du PPA contre la présence française en Algérie.
L’armée opte pour la méthode douce pour ne pas perdre la main
Devant cette menace de fracture sociale, culturelle et religieuse, l’armée a réagi en mettant en avant la nécessité d’une stricte application de la Constitution en vigueur, estimant que c’est sous son égide que devait être élu le successeur de Abdelaziz Bouteflika. Elle s’opposait frontalement aux appels du «harak» en faveur d’une transition politique et l’élection d’une Assemblée constituante pour remettre à plat l’ensemble des textes régissant les institutions. Les militaires voulaient ainsi éviter d’engager à nouveau le pays dans des controverses idéologiques et politiques encore vivaces, au résultat incertain. Il reviendra au nouveau président élu, fort de sa légitimité démocratique, le soin d’engager les réformes qu’il aura proposées aux électeurs pendant sa campagne, ont-ils expliqué. Le prochain président doit être choisi parmi cinq concurrents présélectionnés, sous l’égide d’une Autorité indépendante d’organisation du scrutin. Les cinq candidats en lice ont proposé un paquet de réformes institutionnelles allant toutes dans le sens d’une «dé-présendialisation» du régime, d’un renforcement du rôle du Parlement et de la multiplication des contre-pouvoirs. Ils se sont prononcés aussi pour une stricte séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice.
Secouée par le «tsunami» populaire qui l’a prise en défaut, l’armée s’est vite ressaisie en optant pour la méthode douce dans le traitement des manifestations de rue à répétition. Sa stratégie a été clairement affirmée par le chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah. Il fallait montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir, et surtout éviter de verser une seule goutte de sang. Les policiers dépêchés sur les lieux n’étaient pas armés, ou seulement de matraques et de boucliers pour certains d’entre eux. Ils avaient pour consignes de «contenir» et d’«encadrer» les manifestants, en esquivant toute confrontation directe risquant de tourner à l’émeute difficile à maîtriser dans des milieux urbains très dense. Pas un seul coup de feu n’a été tiré. Le nombre d’interpellations est resté très limité. Quelque 200 personnes ont été déférées devant les tribunaux pour divers délits. Une partie seulement a été condamnée à des peines de prison ferme, et le reste a de la prison avec sursis ou des amendes.
Mise sous forte pression par la rue, l’armée est restée «droit dans ses bottes». Elle a habilement choisi d’«accompagner le harak», en reprenant même à son compte une partie de ses revendications. Elle a en même temps multiplié les contre-feux en traînant devant les tribunaux plusieurs dizaines de hauts responsables, dont deux Premiers ministres, plusieurs ministres et une brochette de généraux dans une opération «mains propres» inédite en Algérie. Accusés pour certains de corruption et pour d’autres d’atteinte à la sûreté de l’Etat, ils ont été placés en détention préventive.
Mais l’armée, qui sent qu’elle a franchi sans encombres le milieu du gué, sait cependant qu’il reste encore un long chemin à parcourir pour rétablir la confiance avec une population qui s’est réveillé brusquement à la politique, a rompu son long silence et brisé le mur de la peur. Il reviendra au chef de l’Etat qui émergera des urnes de rassurer en ouvrant de nouveaux horizons politiques. Sa légitimité sera d’autant plus forte que la participation électorale sera importante. C’est sans doute l’un des enjeux essentiels du prochain scrutin.
* Journaliste.
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